(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)


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Penser, sentir, écrire. Quelques réflexions sur la notion de feeling dans l'histoire de l'esthétique britannique

 

Frédéric Regard (Université Jean Monnet, Saint-Étienne)

  

Dans l'excellent ouvrage qu'il consacre aux Fondements dit savoir romantique, Georges Gusdorf note l'idiosyncrasie de la théorie esthétique britannique, mais, curieusement, se trouve en peine de définir avec rigueur la spécificité du cas anglais et préfère parler d'une "instance déphasée" (1). Sans doute dépité de voir la perfide Albion résister avec tant d'obstination à tous les tableaux et à toutes les catégorisations chères à notre tradition post-kantienne, Gusdorf conclut de manière fort imprudente que si l'Angleterre donne l'impression de rompre l'harmonie du système, c'est qu'en fait il n'y a jamais eu de mouvement romantique en Angleterre (2). Une maxime vient justifier en dernier recours cette carence: "la conscience britannique a horreur des axiomatisations métaphysiques" (3). Je passerai sous silence les raisons objectives, non seulement géographiques, mais économiques et politiques, qui contribuèrent à définir cette "conscience britannique" (4), pour constater ici leurs seuls effets et abonder dans un premier temps dans le sens de Gusdorf : oui, en effet, la spécificité de la théorie esthétique anglaise est de s'opposer aux axiomatisations métaphysiques qui caractérisent l'idéalisme transcendantal allemand ; non, en effet, l'écriture anglaise ne se conçoit jamais comme

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1. GUSDORF, G., Fondements du savoir romantique, Paris: Payot, 1982, p. 109.
2. Ibid., p. 111.
3. Ibid., p. 117.
4. On trouvera une excellente analyse de ces conditions dans l'ouvrage de EAGLETON, T., The Ideology of the Aesthetic, Oxford: Basil Blackwell, 1990, p. 31 et seq.

 


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organon de l'infini (5) ; oui, en effet, les Anglais se sont toujours beaucoup plus préoccupés de mettre en scène "les limites du langage et de l'écriture plutôt que ses aspirations à l'infini" (6). Reste que si le romantisme anglais n'est pas gouverné par cette véritable loi du Désir qui fait de l'esthétique idéaliste une "Odyssée de l'esprit qui, se cherchant lui-même, lui-même se fuit, en proie à de prodigieuses illusions" (7), il n'est pas non plus déterminé par cet ensemble inquiétant postulé par Gusdorf et selon lequel la théorie esthétique britannique serait le prolongement de traits de caractère inhérents à une race ("la conscience britannique"), elle-même gouvernée par une loi aussi floue qu'intangible : celle d'un sentiment inné de répugnance ("a horreur") vis-à-vis de la métaphysique.

C'est tout l'enjeu de ce qui est proposé dans le présent travail: démontrer qu'il existe une loi qui gouverne la théorie anglaise de l'écriture ; une loi, c'est-à-dire un système ou un discours, un ensemble cohérent et transformable d'outils théoriques et conceptuels, qui détermine cette esthétique, conférant une cohérence bien réelle à un romantisme anglais également bien réel, et d'autant plus réel qu'il fournit selon nous une des clés essentielles à une compréhension de l'ensemble de l'esthétique britannique moderne. Nous voulons proposer que ce discours est celui du feeling, terme dont les traductions sont inutiles tant son indétermination sémantique est ample, mais dont on peut dire néanmoins qu'il renvoie à la sensation, à l'émotion, au sentiment, à la sensibilité, à l'intuition, bref à tout ce qui court-circuite les abstractions de l'intellect et rabat la pensée sur le vécu, le corps, l'expérience, le savoir empirique.

Voilà peut-être d'ailleurs le fameux paradoxe anglais, ce nœud de contradictions qui disqualifie Albion aux yeux de ceux qui ne croient qu'aux systèmes a priori (8) : l'indétermination sémantique du mot est symptomatique de ce que le feeling vient se constituer en un discours où se conjuguent le corps et la pensée, l'expérience et la vérité, l'empirique et les formes symboliques.

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5. Voir à ce sujet SIMPSON, D., "Romanticism, Criticism and Theory," in CURRA, S., éd.., British Romanticism, Cambridge: Cambridge University Press, 1993, p. 3-11.
6. On pourra comparer ce que Hume dit de l'imagination poétique dans son Treatise of Human Nature (1738) (Livre I, Partie iii, Section 10) et les Leçons sur l'art et la littérature de SCHLEGEL (1801), in LACOUE-LABARTHE, Ph. et NANCY, J.-L., éd.., L'Absolu littéraire: théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris: Seuil, 1978, p. 341-42.
7. SCHLEGEL, op. cit., p. 342.
8. Voir à ce sujet TEDESCHI, P., Le Paradoxe de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, ou l'ambiguïté du sens commun, Paris: Nizet, notamment p. 195 et seq.

 


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Il semble que l'œuvre dans laquelle cette loi s'est le plus clairement articulée pour la première fois soit celle de Shaftesbury (1671-1713), lui-même fortement influencé par les Platoniciens de Cambridge (1633-1688), mais véritable père fondateur de ce que l'on nomme dans l'histoire des idées britanniques la common sense philosophy. Les idées de Shaftesbury, ignorées en règle générale par les francisants mais également fort méconnues par les anglicistes eux-mêmes au profit de celles de Locke (1637-1704), devaient pourtant avoir un impact considérable sur l'esthétique anglaise et européenne de la deuxième moitié du XVIIIe siècle (9), car elles formulaient notamment les interrogations suivantes : plutôt que de confier le destin du savoir à la Raison, ne serait-il possible de le confier au corps, à la sensation, aux sens ? Ne serait-il possible de trouver dans ce retour au corps une relation bien plus profonde à une dessein rationnel qui serait universel ? Le corps ne serait-il le siège d'une rationalité précédant toutes les particularités (10) ?

Cette esthétique est également une éthique, voire une politique. Car si le corps est bien le siège de cette expérience de l'universel, alors c'est la sensation qui assure la cohésion sociale. Au contraire de ce que pense Locke (1690), qui postule la nécessaire médiation du réseau signifiant (ce sont les mots, conventions arbitraires imposées au signifié [perfectly arbitrary impositions], qui constituent le seul lien social, le seul common tye of sociery) (11), Shaftesbury (que Montesquieu admire tant) explique dans son premier ouvrage consacré à la question, An lnquiry Concerning Virtue (1699), qu'il existe "une beauté naturelle" (natural beauty) inhérente au Bien, que l'homme ressent naturellement, et qui par conséquent assure la cohésion sociale (12). Ce lecteur attentif de Hobbes (1588-1679), de Descartes et de Locke (dont Shaftesbury a été l'élève) opère ainsi une révolution qui définit non seulement le savoir, mais la nature du lien social, en termes d'intuition esthétique, cette intuition, dit-il, qui fait "travailler ensemble la Raison et les feelings" (13). Ainsi que le remarque un philosophe contemporain, Terry Eagleton, l'esthétique est pensée chez Shaftesbury comme le véritable inconscient du politique (14).

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9. Gusdorf ne s'y trompe pas, qui accorde au philosophe un intérêt tout particulier dans Naissance de la conscience romantique au Siècle des Lumières, Paris: Payot, 1976. On pourra également se reporter à HUME, D., Enquête sur l'entendement humain (1748), trad. A. Leroy, Paris: Aubier/Montaigne, 1947, p. 53 : "La pensée la plus vive est encore inférieure à la sensation la plus terne."
10. Voir EAGLETON, op. cit., p. 30 et seq
11. Voir "Of Words," le Livre III de An Essay Concerning Human Understanding (1690), éd. Yolton J. W., Londres: Dent and Sons, 1962, 11, 9-14.
12. Voir WILLEY, B., The English Moralists, Londres: Methuen, 1964, p. 223-24. C'est précisément ce lien naturel (natural connexion) entre le sign et son idea que Locke a entrepris de défaire (op. cit., p. 11-12).
13. Voir WILLEY, ibid., p. 226.
14. Op. cit., p. 37.

 


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C'est ce même inconscient qui motive de l'intérieur le domaine des signes et leur confère leur "caractéristique," c'est-à-dire cette empreinte particulière qui permet de distinguer les choses les unes des autres, ce signe distinctif d'une essence (15). Shaftesbury élabore en effet peu après, dans ses Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times 1711), mais également dans d'autres textes publiés en 1914 seulement (les Second Characters, or the Language of Forms), une théorie générale du langage des formes conçu comme un prolongement, ou une imitation, de cette "beauté naturelle" esthétique et morale. Le virtuoso est cet homme qui prolonge dans les manners ce savoir fondé sur la sensation d'une harmonie cosmique. Il ne se conforme pas au code abstrait de la vie sociale, mais ses gestes et ses manières traduisent dans les formes, et en fait dans le langage des signes, ce feeling, cette intuition d'un ordre et d'une beauté essentiels au monde. La science des virtuoses se confond avec celle des maîtres de vertu : "the science of virtuosi and that of virtue itself become, in a manner, one and the same." (16)

C'est ainsi que la représentation picturale se trouve conçue, non comme la simple reproduction du visible, mais comme la transmission d'un savoir obtenu par imprégnation du réel. La peinture, mais en fait tout système d'écriture (et de manière plus générale encore toute gestuelle), est une représentation du fondement de la sensation. une sorte d'icône du réel, ou de signe visible de l'invisible. Il n'y a de beauté qu'informée de la structure ssentielle du monde, d'esthétique qu'obtenue au travers du feeling, de savoir qu'articulé sur ce vécu où le corps se pense soudain comme branché sur la vérité du monde (17). Entre hyperboles et ellipses, les signes ne sont plus simplement des outils fabriqués par l'homme, mais des artefacts qui participent de la structure même de l'univers (18).

C'est bien une telle conception de la forme que l'on retrouve un siècle plus tard chez les Romantiques anglais, notamment chez les deux plus illustres d'entre eux, Coleridge (1772-1834) et Wordsworth (1770-1850), dont le recueil collectif des Lyrical Ballads paraît

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15. À ce sujet voir PAKNADEL, F., Critique et peinture en Angleterre de 1660 à 1770, Aix-en-Provence: Université de Provence, 1978, p. 92.
16. SHAFTESBURY, Characteristics of Men, Manners, Opinion, Times, Indianapolis et New York: Bobbs­Merrill, 1964, p. 217. Tous les textes anglais cités ici et ci-après sont traduits par mes soins. Qu'il me soit permis d'exprimer ma gratitude à Félix Paknadel qui a bien voulu me communiquer les ouvrages de Shaftesbury, devenus difficiles d'accès.
17. Voir PAKNADEL, loc. cit.
18. En ce qui concerne cette tension entre hyperbole et ellipse, voir SHAFTESBURY, "Plastics ; An Epistolary Excursion in the Original Progress and Power of Designatory Art." in Second Characters. éd. Rand, B., New York: Greenwood Press, 1969, p. 154-59.

  


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en 1798. Dans sa Biographia Literaria, l'autobiographie intellectuelle que Coleridge rédige entre 1808 et 1815, il est clair en effet qu'une théorie du langage comme ,feeling du réel a présidé à l'élaboration d'une théorie esthétique romantique à l'anglaise. Dans une lettre restée fameuse, envoyée à son mécène et ami Thomas Poole en date du 16 mars 1801, Coleridge appelle de ses vœux une nouvelle philosophie qui, supplantant celles de Descartes, de Hobbes et de Locke, saurait conjoindre de manière nécessaire la pensée et le sentiment, la tête et le coeur, l'intellect et le corps (19). Une semaine plus tard, dans une lettre datée du 23 mars, Coleridge réalise cette fusion du feeling et de la pensée en énonçant que seul, en fin de compte, l'homme de feeling a accès à la plus haute pensée (20).

La version moderne de cet homme de génie est aux yeux de Coleridge Wordsworth lui-même, qu'il a entendu déclamer un poème ("The Female Vagrant") en 1797. Wordsworth est capable au plus haut point de conjuguer le feeling à l'articulation de la pensée, et, dit-il, de substituer ce feeling à toutes les images dont on s'est jusqu'alors contenté (21). La naissance d'un mouvement romantique anglais date de ce moment où la théorie de la représentation du réel implique nécessairement ce que l'on pourrait nommer ce réalisme iconoclaste et cette recherche d'une forme entièrement déterminée de l'intérieur (organic form) par ce feeling qui non seulement met l'homme en relation avec ce qui précède les systèmes symboliques constitués, mais encore détermine en retour une forme dont le dehors n'est que l'expression d'un dedans, "la physionomie, dit Coleridge, de l'existence intérieure" (22).

C'est la brouille entre les deux hommes qui permet de souligner encore plus l'importance centrale de cette notion. S'il est vrai que Coleridge et Wordsworth partent en Allemagne à la fin de 1798 pour y parfaire leur formation philosophique, l'effet de cette confrontation avec l'idéalisme est entièrement différent sur les deux hommes. En fait, Wordsworth poursuit sa propre réflexion (il entame son oeuvre maîtresse, le Prelude, qui ne sera publié qu'en 1850), tandis que Coleridge, sous la double emprise de l'opium et du kantisme, se transforme peu à peu en un théoricien moralisateur et aigri (contrairement à Shaftesbury il ne croit pas à la bonté naturelle de l'homme). Dans une lettre en date du 30

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19. Cité par WILLEY, op. cit., p. 301.
20. Ibid., p. 302.
21. Ibid., p. 303.
22. Pour une analyse de l'équation coleridgienne âme/feeling, voir BONNECASE, D., S. T. Coleridge: poèmes de l'expérience vive, Grenoble: ELLUG, 1992, p. 120. Gabriel Marcel a étudié les rapports de cette théorie de l'organic form avec celle de l'idéalisme allemand, au travers notamment des oeuvres de Schlegel et de Schelling, in Coleridge et  Schelling (1909), rééd. Aubier/Montaigne, 1971, p. 85-86.

 


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mai 1815, alors que la brouille est consommée, Coleridge tance Wordsworth et lui rappelle qu'il ne saurait y avoir de réalisme hors d'un idéalisme absolu (23). C'est tout ce qui oppose désormais les deux hommes.

Dans le Prelude, dont la durée de maturation est aussi un gage de continuité dans la réflexion, Wordsworth condamne ce qu'il nomme la triste incompétence de la parole humaine – "the sad incompetence of human speech" – qui peut dégénérer en images figées ("wooden images"), symptômes d'une vie conçue comme effet de surface, "the surfaces of artificial life" (24). Mais le lecteur comprend vite que chez Wordsworth, au contraire de ce qui se passe notamment chez Schelling, il n'y a de réalisme pré-symbolique que dans l'homme. De la Préface à la deuxième édition des Lyrical Ballads, publiées au retour d'Allemagne (1800), en passant par les "Intimations of Immortality" (1807), et jusqu'au Prelude publié après sa mort, Wordsworth ne cesse de revenir à une primal sympathy, posant toujours le feeling comme ce qui institue le poète en tant que sujet écrivant à partir de ce qui demeure irréductiblement en deçà des formes symboliques, définissant la poésie essentiellement comme une émotion dont la forme doit se faire le souvenir apaisé, "emotion recollected in tranquillity" (25). Dans une note ajoutée à "The Thorn," Wordsworth écrit de la poésie qu'elle est "l'histoire ou la science du feeling" ("it is the history or science of feeling") (26).

Il ne s'agit plus pour le geste d'écriture, comme c'était le cas chez Shaftesbury, de mettre à jour la structure essentielle de l'univers, mais, et c'est précisément ce qui fait de Wordsworth l'un des pères les plus importants de la modernité britannique, de dégager une réalité essentielle qui est dans l'homme, la poésie se définissant non comme Savoir des modes du discours, mais bien au contraire comme modalité essentielle de ce savoir (27) : c'est

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23. Voir ibid., p. 99. Cf. BONNECASE, loc. cit., et DESCHAMPS, P., La Formation de la pensée de Coleridge (1772-1804), Paris: Didier, 1964, p. 343 et seq.
24. The Prelude, or Growth of a Poet's Mind (1805), éd. de SELINCOURT, E., Oxford: Oxford University Press, 1970, III, 590-606.
25. Voir la Préface de 1800 des Lyrical Ballads, in The Prose Works of William Wordsworth, éd. OWEN et SMYSER, Oxford: The Clarendon Press, 1974, 1, 125 et 148 : "all good poetry is the spontaneous overflow of powerful feelings" ; "[poetry] takes ifs origin from emotion recollected in tranquility."
26. Pour les détails, ajouts et corrections de ce poème, voir JORDAN, J. E., Why the Lyrical Ballads?, Los Angeles: University of California Press, 1976.
27. Voir à ce sujet READ, H., The True Voice of Feeling ; Studies in English Romantic Poetry, Londres: Faber and Faber, 1968, p. 9-10. Cet ouvrage est le seul à ma connaissance qui se soit vraiment intéressé à la notion de feeling, et ce afin d'établir un lien entre le romantisme et le modernisme britanniques (Read était un familier des modernistes).

 


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l'art qui fait prendre conscience d'une réalité dont l'homme est le dépositaire souvent inconscient et incompétent ; c'est à l'homme de réinventer un langage, de découvrir des formes de représentation, ou des "images," qui ne trahissent pas l'authenticité du feeling (28).

Il ne serait pas difficile, mais tout simplement trop long, d'établir ici une filiation naturelle avec la grande poésie victorienne, avec notamment les œuvres de Robert Browning (1812-1889) et de Gerard Manley Hopkins (1844-1889), dont les théories du "monologue dramatique," d'une part, de l'inscape et de l'instress, d'autre part, semblent jeter un pont immense entre la common sense philosophy de Shaftesbury et les préludes du modernisme. Je propose d'en venir directement à une articulation plus surprenante et, selon moi, plus féconde. Quelques années plus tard, Henry James (1843-1916) s'en prend à Walter Besant (1836-1901), utilisant des termes directement inspirés de la problématique romantique. Dans la polémique qui oppose les deux romanciers, James publie en septembre 1884 un article intitulé "L'Art de la fiction," dans lequel il rappelle ce principe en effet hérité de la tradition du feeling : le roman moderne ne peut être rien d'autre qu'"une impression directe, personnelle, de la vie," sa valeur intrinsèque dépendant de "l'intensité de cette émotion" (29). À plusieurs reprises James insiste sur ce "sens vivace de la réalité" dont le respect doit selon lui garantir la "totalité organique" de l'œuvre (30) : il importe que l'esprit soit conçu comme "une immense plaque sensible" retenant "chaque particule flottant dans l'air" (31).

C'est peut-être ce dernier point qui marque un tournant définitif. Pour James l'esprit n'est plus le détenteur insoupçonné d'un savoir perdu. La "sympathie primordiale" de Wordsworth comme la rationalité universelle de Shaftesbury semble s'effacer soudain au profit de ces "particules," éléments matériels infinitésimaux dont l'organisation, la logique, la signification ultime restent en suspens. L'esprit est certes toujours le lieu d'un feeling, mais c'est avant tout une plaque sensible. Plus que sur le savoir lui-même, ou que sur un fond de légitimité onto-théologique, l'accent est donc mis sur l'effet, sur la surface, sur le réseau, sur cette "sorte de gigantesque toile d'araignée" qu'est devenue la conscience (32).

Les Préfaces que James rédige ensuite pour ses romans ne cessent de revenir sur cette idée d'un feeling dont la portée est dorénavant limitée au captage d'effets de surface. Le

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28. Voir KERMODE, F., Romantic Image, Londres: Routledge and Kegan Paul, 1957. p. 8.
29. Traduit par LE BRIS, M., Une amitié littéraire. Henry James et Robert Louis Stevenson (1987), rééd. Payot, 1994, p. 82.
30. Ibid., p. 94, 95.
31. Ibid., p. 85.
32. Ibid.

 


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meilleur exemple est sans doute la série de remarques qui introduisent à The Princess Casamassima (1888). James établit une différence fondamentale entre ce qu'il nomme des degrees of feeling, entre le feeling du commun des mortels, dépourvu d'intelligence (barely intelligent), et le feeling supérieur, intense, riche et, dit-il, complet (complete) que l'on devine être celui de l'artiste (33). Il apparaît très vite qu'un tel dispositif de captage doit renoncer à ses prétentions, proprement archaïques, d'ancrage transcendantal, pour se contenter du statut d'"agent réflecteur et colorateur" ("a reflecting and colouring medium") (34). Recueillant une grandeur aléatoire composée d'éléments d'une réalité qui ne fait plus sens, la faculté créatrice délivre dans le même mouvement une grandeur fonction de la première: l'écriture.

Ce dont James dit alors se préoccuper, ce à quoi il veut donner forme, est cette "valeur," ou cet "effet," comme il les nomme, d'où les concepts de vérité, de sujet et de savoir semblent avoir été évacués au profit d'une seule certitude : celle d'un "non-savoir," "our not knowing, ... society's not knowing" (35). D'écriture il ne peut plus y avoir que relatant ce procès du sujet du feeling, ce procès d'un sujet forcé de s'élider au profit des seules impressions organisées en réseau. Le feeling demeure l'articulation centrale de l'esthétique pré-moderniste britannique, mais il semble désormais soumis à un double processus de dérationalisation et de déshumanisation (36).

L'expression "pré-modernisme," comme le mot lui-même de "modernisme," sont assurément trompeurs, dans la mesure où ils peuvent laisser penser à l'existence d'un mouvement homogène et cohérent, dont la datation pourrait se faire avec précision (par exemple de 1914, date de parution du premier manifeste vorticiste, à 1922. date de parution du Waste Land de T. S. Eliot et véritable apogée du mouvement) (37). Or. la notion de feeling, en même temps qu'elle facilite la définition de mouvements généraux, permet d'établir des relations qui traversent les découpages temporels arbitraires, quelquefois même d'affiner, voire de nuancer, certains critères d'appartenance. Il devient ainsi possible de clarifier la situation particulière de certains auteurs, notamment celle de Virginia Woolf (1882-1941), dont la véritable carrière littéraire, il faut tout de même le noter, commence alors que le modernisme en tant que mouvement a théoriquement fini de vivre.

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33. Voir The Art of the Novel, New York: Charles Scribner's Sons, 1962, p. 62.
34. Ibid., p. 67.
35. Ibid., p. 68-69.
36. Processus déjà en germe dans la théorie esthétique de Wordsworth, ainsi que le remarque WILLEY, B., "'Nature' in Wordsworth," in The Eighteenth-Century Background; Studies on the Idea of Nature in the Thought of the Period (1940), Harmonsdworth: Peregrine Books, 1962, p. 272.
37. Voir LEVENSON, M., A Genealogy of Modernism: A Study of English Literary Doctrine (1908-1922), Cambridge: Cambridge University Press, 1984.


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Dans un essai consacré à "la façon de lire un livre," paru dans la deuxième série du Common Reader (1932), Woolf constate à son tour qu'il ne saurait y avoir de savoir sans feeling ("we learn through feeling"). Or, c'est l'écriture qui véhicule un tel savoir: les livres servent à défendre et à promouvoir le savoir dérivé du feeling (38). Toute la question est donc de définir les caractéristiques de ce savoir. Dans un essai antérieur (en fait le premier essai qui fait d'elle une théoricienne renommée), intitulé "Mr Bennett and Mrs Brown" (1924), Virginia Woolf s'est déjà livrée à une sévère critique du réalisme des écrivains dits "édouardiens" (du nom du roi Edouard VII, fils de la reine Victoria, qui règne sur l'Angleterre de 1901 à 1910), et du plus célèbre d'entre eux, Arnold Bennett (1861-1931). Ce dernier est accusé d'une manière volontairement paradoxale de ne s'être jamais occupé de la réalité, c'est-à-dire, pour reprendre la définition woolfienne, de "la vie et de la nature humaine," mais au contraire de s'être toujours attaché à dépeindre les simples décors extérieurs de cette réalité (39).

La vie elle-même, life itself, c'est-à-dire encore selon Virginia Woolf, ces "échecs" (failures) et ces "fragments" (fragments) dont se compose l'existence intérieure du personnage imaginaire de Mrs Brown, voilà bien ce qui doit déterminer l'écriture, conçue non plus comme un instrument de savoir d'une réalité extérieure parfaitement ordonnée, mais comme le reflet d'une réalité intérieure défiant tous les désirs d'ordonnancement" (40). Si l'on voit clairement ici ce qui oppose Woolf à Bennett, on devine également ce qui la distingue de James. Alors que ce dernier insiste sur le dehors et sur ces jeux de surfaces qui, en quelque sorte, spatialisent l'expérience du feeling et dissolvent du même coup la personne humaine dans un réseau de reflets kaléidoscopiques, l'égérie du Bloomsbury Group insiste sur un feeling de la durée intérieure, sur le secret, irréductible et essentiellement réfractaire à tout cadastrage, de la personne humaine. Le sujet est certes soumis à la fragmentation dans l'un et l'autre cas, mais dans le cas de James il s'agit d'une fragmentation proprement déshumanisante, tandis que chez Woolf la fragmentation dit la vérité de l'homme (41).

Sans doute devient-il plus facile de comprendre pour quelles raisons E. M. Forster (1879-1970), qui a noué une solide amitié à Cambridge avec ceux qui constituent le noyau dur de Bloomsbury (Lytton Strachey, Leonard Woolf), se livre à cette époque à une

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38. Voir les Collected Essays, Londres: The Hogarth Press, 1966, 11, 9.
39. Ibid., I, 330.
40. Ibid., p. 335, 337.
41. Levenson a étudié ces conceptions modernistes du sujet dans Modernism and the Fate of Individuality, Cambridge et New York: Cambridge University Press, 1991.

 


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vigoureuse critique de l'œuvre de James. Dans le célèbre Aspects of the Novel (1927), les personnages de James sont traités de "créatures handicapées" (maimed creatures), prises dans un réseau (pattern) qui étouffe ce que Forster lui aussi nomme "la vie" (42). Condamnant sans appel les sensations issues du réseau jamesien (sensation from a pattern), Forster en appelle au rythme que confère à l'écriture tout vrai feeling (43). C'est de cette tension présente au cœur même du modernisme que sont nées deux attitudes extrêmes, tout à la fois irréconciliables et complémentaires. qui n'ont cessé de déchirer l'esthétique britannique contemporaine.

Lorsqu'en 1912 T. E. Hulme (1883-1917), philosophe de l'anti-Romantisme, maître-penseur du modernisme anglais et traducteur de Bergson, s'installe à Berlin pour neuf mois, il y fait la lecture du fameux Abstraktion und Einfühlung de Worringer (1908). Hulme ne peut manquer de noter le lien étroit qui lie la théorie du feeling anglais à celle de l'Einfühlung allemand. En même temps, il trouve sans doute chez Worringer, qui réalise une véritable fusion de l'Einfühlung romantique et de la Sichtbarkeit des formalistes, de quoi tirer la théorie esthétique héritée des Romantiques anglais hors de l'ornière de l'expressionisme, vers la non-figuration. Worringer explique notamment que l'Einfühlung qu'il définit comme une "communication intuitive avec le monde," ne doit pas rester dans le champ de l'organique, mais "s'emparer lui-même de la forme abstraite, à laquelle sa valeur abstraite était alors naturellement ôtée" (44).

Ce mariage inattendu de l'abstraction et de forces vivantes, qui trouve un écho dans cette "Nécessité Intérieure" dont les vorticistes font ensuite grand cas (45), contribue vraisemblablement à une redéfinition du feeling en des termes qui se veulent dès lors violemment anti-intellectualistes et anti-humanistes, ainsi que l'atteste la célèbre conférence de Hulme sur "Modern Art and Its Philosophy" (1914) (46). L'avant-garde anglaise ne remet pas en cause la place centrale du feeling ; elle se préoccupe surtout de le débarrasser de la transcendance du sujet, portant ainsi la lutte sur le terrain de l'ennemi

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42. Aspects of the Novel, Harmonsdworth: Penguin, "Pelican Books", p. 143-45.
43. Voir ibid., p. 146-49.
44. WORRINGER, Abstraction et Einfiihlung: contribution à la psychologie du style, trad. E. Martineau, Paris: Klincksieck, 1979, p. 79.
45. Le peintre vorticiste Wadsworth traduit des passages de Über das Geistige in der Kunst de Kandinsky (1911) pour le premier numéro de la revue avant-gardiste, Blast (Londres: John Lane, juin 1914, p. 119-25).
46. À ce sujet, voir ELLMANN, M., The Poetics of Impersonality, Brighton: The Harvester Press, 1987. Cf. KERMODE, Romantic Image, op. cit., p. 125-28.

 


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romantique, reconnaissant implicitement dans le feeling l'ultime verrou à faire sauter. Il s'ait de définir cet impensable qu'eût été un feeling objectif.

Lorsque Wyndham Lewis (1884-1957), qui gravite d'abord autour du Bloomsbury Group, fait sécession et fonde le Rebel Art Centre, puis avec l'aide d'Ezra Pound la revue avant-gardiste Blast (1914), les termes qu'il choisit pour rédiger le manifeste vorticiste sont significatifs. "NOUS VOULONS SEULEMENT QUE LE MONDE RETROUVE VIE, et nous voulons sentir [feel] son énergie brupte nous traverser" ("WE ONLY WANT THE WORLD TO LIVE, and to feel it's [sic] crude energy flowing through us") (47). Le retour à la vie dont parlera Virginia Woolf est d'avance déplacé, non plus vers une intériorité garante de la nature humaine, mais vers un flux énergétique traversant le sujet du feeling de part en part et l'oblitérant dans le jeu des formes. Dans le deuxième et dernier numéro de Blast, en juillet 1915, Lewis et Pound publient une lettre écrite des tranchées par le sculpteur d'origine française Gaudier-Brzeska (tué au front le 5 juin), dans laquelle celui-ci déclare qu'il ne saurait plus y avoir d'"émotions" que coïncidant avec un "ARRANGEMENT OF SURFACES" (48). Gaudier parle alors d'une sculpture qu'il vient d'achever, réalisée à partir de la crosse d'un fusil capturé à l'ennemi, et sculptée de manière à exprimer ce qu'il nomme "a gentle order of feeling," dont l'effet, s'empresse-t-il de préciser, est entièrement imputable à "UNE TRES SIMPLE COMPOSITION DE LIGNES ET DE PLANS" ("A VERY SIMPLE COMPOSITION OF LINES AND PLANES " (49).

Quelques années plus tard, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, le devant de la scène littéraire anglaise n'est plus tenu par l'avant-garde, qui cède la place à ce quia pu sembler un retour au "Réalisme Classique." Or, il apparaît que le chef de file de cette réaction, George Orwell (1903-1950), justifie son choix d'écriture, c'est-à-dire d'une écriture de temps de crise (50), en des termes qui cette fois encore assurent au feeling un place prépondérante.

Dans un essai intitulé "Inside the Whale," c'est-à-dire "Dans le ventre de la baleine" (1940), Orwell condamne explicitement Joyce, Eliot, Pound, Lawrence et Lewis (mais pas Virginia Woolf), coupables selon lui d'avoir transformé l'écriture en une simple

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47. "Long Live the Vortex," in Blast, N° 1, op. cit., p. 7. Majuscules dans le texte.
48. Blast, N° 2, Londres: John Lane, juillet 1915, p. 34. Majuscules dans le texte.
49. Ibid. Majuscules dans le texte.
50. L'analyse que fait Orwell de la "situation" de l'écrivain est très proche de celle de Sartre. Comparer The Collected Essays, Journalism  and Letters, Harmondsworth: Penguin, 1970, I, 27 et SARTRE, Qu'est-ce que la littérature, Paris, Gallimard, 1948, "Idées," p. 203 et seq.

 


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"manipulation de mots" (51). L'accusation n'est pas mince si l'on veut bien se souvenir du contexte historique, marqué, comme le remarque Walter Benjamin, par un processus d'"esthétisation de la politique" caractéristique des fascisme (52). Orwell, qui revient de Catalogne où il a combattu les troupes franquistes avant d'être grièvement blessé à la gorge, se souvient de celui qu'il a rencontré à Paris sur le chemin de l'Espagne et voit en Henry Miller, auteur de trois livres interdits tant en Angleterre qu'aux États-Unis (Tropic of Cancer [1934], Black Spring [19361 et Tropic of Capricorn [19391), le seul espoir d'un renouveau de l'écriture. Celui qui a subjugué Orwell à ce point n'est pourtant pas un adversaire des modernistes ; il se soucie encore moins d'engagement politique. Mais pour Orwell Miller a réintroduit dans l'écriture ce dont les modernistes l'avaient privée: "sincérité émotionnelle" et "vérité subjective" (53).

Dans une émission radiophonique de la BBC, en juin 1941, Orwell remarque que si le totalitarisme est bien un système qui consiste à enfermer le sujet dans "un univers artificiel" issu de la manipulation des mots, le combat ne peut donc être mené que sur le terrain de l'écriture. Seule l'écriture, en effet, est ce qui soustrait l'individu à cette aliénation qui signe son arrêt de mort. Car, ajoute Orwell, l'écriture est principalement une question de feeling ("largely a matter of feeling") (54). Le feeling ne garantit donc pas seulement la qualité esthétique de l'écriture ; il est également le gage de l'existence d'un savoir inaliénable qui remet à l'honneur son détenteur en tant que sujet. Contrairement à l'esthétisation du politique qui repose sur une manipulation artificielle des formes, le feeling est précisément ce qui détermine l'esthétique de l'intérieur du sujet, ce qui "ne peut être contrôlé de l'extérieur" ("cannot be controlled from outside") (55). Est ainsi clairement remise à l'ordre du jour l'exigence romantique d'une "forme organique," voire d'une écriture déterminée par une "nécessité intérieure," mais une nécessité intérieure ne pouvant s'accommoder d'un jeu de surfaces abstraites où la présence du sujet sentant et pensant serait abolie. Il n'y a finalement de savoir que de l'inaliénabilité du sujet pensant et sentant.

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51. Collected Essays..., op. cit., I, 557.
52. Voir "L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique," in Essais (1935-1940). trad. M. de Gandillac, Paris: Denoël, 1983, p. 126.
53. Op. cit., p. 573, 575.
54. Ibid., II, 162-63.
55. Ibid., p. 163.

 


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Tel est bien l'enjeu du roman le plus célèbre d'Orwell, 1984 (1949), dont le héros ne peut préserver savoir et subjectivité qu'au travers de la pratique interdite de l'écriture personnelle (56). Le feeling se redéfinit cette fois non plus comme intuition d'une rationalité universelle (Shaftesbury), ou comme savoir précédant les discours (Wordsworth), encore moins comme émotion "objective" (l'avant-garde), mais comme simple indice d'humanité. Il sert, à lui seul, de gage de savoir et de vérité. Il ne s'ait pas pour Orwell d'une simple question théorique, mais d'une question de vie et de mort dont seule l'esthétique possède la réponse, car – et c'est le discours qui sous-tend toute la réflexion orwellienne – il s'est trouvé un moment dans l'histoire de l'esthétique anglaise où l'écriture et la politique se sont rejointes dans une tentative de négation du sujet du feeling.

On peut expliquer l'esthétique d'Orwell en termes politiques (les modernistes étaient majoritairement conservateurs, voire d'extrême-droite), ou en termes de connaissances (certes succinctes et approximatives), voire de capacités personnelles (souvent limitées), mais on ne saurait sous-estimer cette permanence de la question du feeling, dont l'avant-garde anglaise semble non seulement avoir repéré la puissance idéologique. mais avoir réalisé l'absolue subversion esthétique. Il ne s'agit de rien de moins pour Orwell que de réactiver une conception du feeling qui garantisse la survie du sujet transcendantal, de ce sujet que le modernisme britannique s'est précisément attaché à gommer dans un processus d'objectivation. C'est là le romantisme d'Orwell ; c'est là également son post-modernisme. Mais c'est de cette oscillation entre deux conceptions extrêmes du feeling, oscillation rendue possible dès le départ par l'indétermination sémantique du mot, que s'est nourrie l'histoire de la littérature anglaise à l'époque moderne.

 

 

 

 

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56. Voir REGARD, F., 1984 de George Orwell, Paris: Gallimard, "Foliothèque," 1994.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)