(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)


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Passages, seuil et transgression dans The Innocent de lan McEwan

  

Anne-Laure Fortin (Université de Poitiers)

 

L'intrigue de The Innocent d'Ian McEwan se situe à Berlin, dans la période de l'immédiat après-guerre, où les conflits d'intérêt soviétiques et alliés conduisaient les protagonistes à s'espionner mutuellement. L'histoire s'inspire d'un épisode réel de cette guerre souterraine : l'opération Gold. Les Américains et les Britanniques avaient construit un tunnel sous Berlin, afin de créer un passage conduisant aux sources de l'information soviétique. Le thème du passage souterrain clandestin est donc central au roman. Le tunnel dont le roman retrace la construction est transgressif : il outrepasse un seuil, puisqu'il fait incursion dans les lignes sous contrôle soviétique, tout en se constituant luimême comme réseau de seuils et de paliers. Il donne tout son sens au mot "boyau" : passage étroit, il se rapproche de l'intestin par son odeur, sa localisation (il passe malencontreusement sous des latrines), sa température et sa couleur. En cela, il s'apparente au corps tel qu'Ian McEwan le conçoit, comme lieu d'échanges et de passage de fluides plus ou moins visqueux. Incapable de retenir la matière, le corps laisse passer le sang, le sperme et l'intestinal. Il est donc toujours seuil transgressé. L'écriture l'évide pour nous en montrer l'intérieur. Elle s'apparente au tunnel dans son fonctionnement. Comme lui, elle fouille les profondeurs sombres de l'interdit. Il s'agira donc de montrer comment le tunnel référentiel, qui est passage transgressif, s'apparente au corps-seuil toujours transgressé, et fait figure de métaphore de l'écriture en creux.

 The Innocent s'articule autour de l'image centrale du tunnel que les Alliés sont en train de construire afin de pirater les lignes d'information soviétiques. Sa construction nécessite la mise en oeuvre de techniques qui ont pour but de creuser le passage et de le consolider : il est traversé de divers câbles, rails et ascenseurs qui, du hose au wire, servent à


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faire passer les ouvriers, les matériaux et les informations par autant de trajectoires rectilignes parallèles aux murs du tunnel. L'espace du tunnel se constitue donc en réseaux de vecteurs linéaires du passage.

Dans ce "continuous tubing" (88) (1), il est bien naturel de trouver une obsession de la ligne ininterrompue. Celle-ci introduit même des jeux de mots (du jeu dans les mots), quand le linoleum qui tapisse le tunnel devient line-oleum. Elle contamine le langage parlé par les techniciens qui travaillent dans le tunnel : "he murmured some directions" (114).

Au sein du tunnel, le regard circule grâce à la multiplication des prépositions de lieu qui tissent la trame du décor, corroborées par une syntaxe qui s'étire (phénomène assez rare dans l'écriture dépouillée de McEwan pour être remarqué) pour mimer la continuité et l'homogénéité du passage.

Obsédé par la ligne à suivre, le tunnel l'est aussi par l'échange et le flux. Le but des Alliés en creusant le tunnel est de se connecter aux câbles soviétiques, porteurs d'informations confidentielles. Le tunnel vise donc à faire passer ces informations dans les circuits français, pour qu'elles soient décodées. Or, l'information qui circule dans les câbles est acheminée sous forme de flux, c'est-à-dire qu'elle n'arrive jamais seule mais toujours en masse : "hundreds of phone calls and encoded messages flashing to and from Moscow" (115). Le but des techniciens est d'établir des connections pour faciliter le passage de l'information. C'est ainsi que l'espace de la ligne s'étoffe et se ramifie en strands, en clusters. Elle tisse une véritable trame qui ne réussit malheureusement pas à retenir les flux qui la parcourent puisque ce malheureux tunnel, qui se veut top secret, étanche, laisse filtrer l'information de son existence même. Les Soviétiques y font irruption et se l'approprient :  "they're all over the tunnel, it's all theirs" (263). Après le flux qui se faisait des Soviétiques vers les Alliés s'effectue donc un reflux, des Alliés vers les Soviétiques, lorsque ceux-ci prennent connaissance de l'existence du tunnel. L'information a été détournée de son espace réservé, le tunnel, pour passer dans un autre espace. Dès son origine, le tunnel se constitue donc en espace poreux. Il perd alors sa raison d'être, est désigné comme absurde, inutile : "a wasted effort" (298).

Il remplit pourtant bien sa fonction de seuil, malgré cette porosité. En effet, il trace une frontière qui délimite un temps et un espace différents. Entrer dans le tunnel, c'est pénétrer dans une autre dimension, dans un monde des profondeurs.

L'espace y est "déterritorialisé" par rapport au monde de la surface. Il y fait sombre et humide. La lumière n'y est pas naturelle mais fluorescente. La pression y est différente, puisque certaines pièces doivent être pressurisées pour des raisons de sécurité. Le tunnel

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1. Toute la pagination, entre parenthèses, est donnée dans l'édition Bantam Books, New York, 1989.


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désigne un milieu distinct : "it was as though they had stepped inside a drum being beaten by a wild man" (91). Par opposition à l'espace en ruine de Berlin bombardée qui tend vers la destruction et le vide, le tunnel foisonne d'éléments et semble par là-même se dilater à l'infini, jusqu'au vertige : "there were scores of them [orderly piles of steel sections], hundreds perhaps, piled to the ceiling" (21-22).

À un espace différent correspond une temporalité différente. Le temps du tunnel s'étire en longueur pour devenir enfin purement subjectif puisque le jour et la nuit n'y sont plus discernables. On y travaille sans relâche, au rythme des "trois huit". Les machines y tournent sans trêve : "one hundred and fifty tape recorders stopped and started day and night, triggered by the amplified Russian signals" (128). Le temps et l'espace du tunnel tendent donc vers l'infini. Libérés des repères habituels, ils constituent des refuges pour les protagonistes. Dans les moments de crise, passer dans le tunnel c'est s'immerger dans un espace de l'oubli, du pardon et du soulagement. Une accoutumance est alors induite : le tunnel agit comme une drogue bienfaisante dont l'absence entraîne une sensation de manque insupportable. "Leonard missed the tunnel as much as he missed Anna, he had come to love its earth-water-and-steel smell, and the deep, smothering silence" (154). Il provoque une sorte de transe chez ses habitants, en les faisant vivre en état de rêve éveillé, car il fonctionne sur le mode de la répétition hypnotique : "mesmerizing" (57). Il délimite ainsi un seuil au delà duquel on passe dans un espace du sacré, organisé par un travail rituel, presque liturgique. Pénétrer dans cet espace oblige l'homme à se transformer lui aussi. Ainsi Leonard, le personnage principal, est-il prévenu par son patron américain : "I want you to get into a whole new state of mind" (54).

Espace-seuil, le tunnel est lui-même parcouru de paliers, de seuils. Les échelles dont il regorge sont autant de figures du passage d'un degré inférieur à un degré supérieur, d'un palier à un autre. Leurs barreaux se conjuguent aux divers ascenseurs et monte-charge pour illustrer les différents seuils de la montée et de la descente des hommes et des machines. Cependant, le franchissement des différents paliers ne va pas de soi, puisqu'il nécessite la possession d'un laisser-passer qu'il faut montrer lorsque l'on change de section. On voit dès lors que l'espace du tunnel, espace lisse du passage continu, du flux, est aussi un espace de la compartimentation, de l'obstacle au passage. C'est un espace fractal au sens où il est parcouru de lignes de fractures qui déterminent autant de seuils. Il est par exemple strié de 23 boîtes qui s'empilent, menaçant d'empêcher la libre circulation. Ses murs sont évidés pour que des casiers – pigeonholes – y soient installés, en autant de petits compartiments. Il est entrecoupé de portes, parfois à double battant et donc doublement hermétiques, qui ont pour but de constituer des sas. Ce fractionnement de l'espace vise à empêcher l'information de filtrer au dehors (et nous avons vu combien la tentative était vaine!). Il faut bien garder


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présent à l'esprit le fait que le tunnel représente une tentative d'espionnage, et que sa découverte pourrait avoir les conséquences les plus fâcheuses pour les Alliés. C'est pourquoi l'accès à sa connaissance est compartimenté en niveaux. La personne se situant au niveau 1 de connaissance ne sait même pas que le tunnel existe, mais croit que les Alliés sont en train de construire une station de radio. À un niveau supérieur de connaissance, ou niveau 2, la personne saura que l'antenne de radio n'est reliée à rien, et qu'elle sert de couverture à la construction d'un entrepôt. Au niveau 3, la personne aura connaissance de l'existence du tunnel, tout en ignorant son enjeu exact. Quant au niveau 4, il désigne la possession d'informations ultra secrètes au sujet du tunnel. La fragmentation de l'espace trouve donc son corollaire dans la fragmentation de l'information, qui est compartimentée pour des raisons de sécurité : si l'un des techniciens travaillant au tunnel est capturé par les Soviétiques, il ne pourra livrer que le fragment d'information qu'il connaît. Les risques d'ébruiter l'existence du tunnel se trouvent réduits par la quantité limitée de gens en ayant connaissance. Le tunnel est donc environné de mystère. Une atmosphère de conspiration y règne, due au fait que les bruits y sont assourdis. Travailler dans le tunnel, c'est faire partie d'une coterie dont le but est d'espionner, et donc de transgresser la loi : "he was part of a team, sharer in a secret, member of a clandestine élite" (31). Le vocabulaire propre au roman d'espionnage est exploité pour mieux transcrire cette qualité transgressive : "to log," "to tap" sont autant de noms de code qui situent le texte dans un genre littéraire particulier. Le langage se fait même ob-scène, c'est à dire décentré, souterrain, quand il emprunte à l'argot (2), jouant lui aussi avec la notion de transgression, puisque l'argot est par essence le langage de la subversion, qui devait permettre à l'origine aux membres de la pègre de communiquer secrètement entre eux.

Le tunnel représente donc à la fois un seuil (un lieu fixe) et une transgression (son but est d'agir dans le secret pour mieux espionner).

Si le tunnel est seuil et transgression, le corps est toujours seuil transgressé chez McEwan. Le corps humain est un seuil au sens où il délimite un espace tabou. Le corps, ou plus précisément le "corpse," délimite un espace du sacré pour ceux qui l'entourent. Il interdit le passage parce qu'il est consistant, strié de fibres musculaires : "Léonard could see each separate fibre of the weave, the infinite replication of its simple pattern" (219).

La chair forme un tissu, une trame ("a weave") à l'instar du tunnel. Passer sur le corps ou par le corps, c'est briser l'unité, transgresser le seuil formé par la peau. Cette notion de corps-seuil est particulièrement perceptible dans la scène centrale du roman où Leonard et

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2. "Nothing, nothing to do with this work ever goes home with you. Is that understood? Not diagrams, notes, not even a fucking screwdriver .... Just don't screw up on security," déclare Glass, le patron américain à Leonard, son employé.

 

 
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Maria s'apprêtent à découper le cadavre d'Otto qu'ils viennent de tuer, afin de le faire disparaître plus facilement. Au moment de couper dans ce corps, pourtant déchu puisqu'il appartient à un ivrogne, Leonard fait l'expérience saisissante du caractère sacré de son unité. Pour lui, le passage de la scie par le corps est la transgression d'un seuil. D'où son refus et son effroi, "I can't do this," "I have to stop" (220). La transgression au sens de "passage par" se double d'une transgression d'ordre religieux : "Arms and legs, and even the head were extremities that could be lopped off. But cutting into the rest was not right" (225) . Elle se charge d'un contenu moral. Dès lors, on ne survit à l'effraction du seuil que si l'on passe par un rituel purificateur, d'où l'importance, après le démembrement d'Otto, des rites de purification, des ablutions perçues comme nécessaires. Celles-ci représentent un moment privilégié, hors du temps. Elles permettent l'évasion dans un autre monde, le passage rituel vers une autre réalité : "the contact with clean water was a reminder of another life" (228). En se lavant, Leonard sort purifié de son expérience : l'eau devient véhicule du rachat après la faute.

Bien que frontière sacrée et tabou, le corps est continuellement transgressé. C'est un espace mal clos d'où s'échappent des fluides de toutes sortes, qu'il s'agisse du sang, du sperme ou du bol alimentaire. Il est donc lieu de passage d'un flux qui va de l'intérieur vers l'extérieur, de l'organe à l'air libre. En effet il ne cesse de suinter, introduisant tout un réseau sémantique de l'écoulement, de la simple sécrétion au verbe "to disgorge," du sang, presque gélatineux à force d'être épais, au contenu étonnamment liquide des intestins de l'ivrogne. Dans ce passage par la frontière poreuse de la peau, le corps est à la fois actif et passif. Passif : il est le lieu par où s'écoulent les fluides, à son corps défendant comme dans la scène où les tripes d'Otto sont sorties de force par la scie de Leonard. Actif, il possède une volonté entêtée à restituer ce que contiennent son estomac et ses intestins sous forme de vomissements irrépressibles et de diarrhées violentes. On retrouve cette dualité entre passivité et activité, fixité et mouvement dans la description même du corps démembré d'Otto : "the stump was oozing," où le corps est actif, et "blood was seeping through" (221), où le corps n'est qu'un lieu fixe du passage.

Dans cet écoulement de l'intérieur du corps vers l'extérieur, le corps mort contamine le corps vivant. Les caractéristiques du cadavre d'Otto se transmettent au corps de Leonard comme par conduction : "his thoughts were oozing thickly. They were the secretion of an organ that was not under his control" (238). On voit comment le même réseau sémantique du suintement est employé pour le protagoniste mort et pour le vivant.

Le flux qui part du corps pour se diriger vers l'extérieur s'accompagne d'un mouvement de reflux quand le corps est pénétré, violé, excavé. Les romans de McEwan représentent fréquemment des scènes de viol. Dans The Innocent, il y en a deux : la première


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est évoquée par l'héroïne sous forme de flash back (3). La préposition "into" traduit l'effraction du corps qui ne remplit plus ses fonctions de seuil inviolable. Le corps féminin est alors lieu d'un passage violent et transgressif. De façon très semblable, l'héroïne elle-même est en passe de se faire violer par son petit ami, dans une scène où celui-ci est agité de fantasmes sadiques qu'il veut réaliser. Bien qu'il n'y ait pas viol effectif à ce moment, le texte nous montre plus loin que le corps de Maria est soumis à des pénétrations diverses sous forme de creusements et d'excavations. En effet les jeux amoureux de Leonard et de Maria s'expriment en terme de creusement vers l'intérieur, vers ce qu'il y a de plus profond dans l'autre. "Maria indulged these Erkundungen, these excavations" (98). Leonard creuse des tunnels dans le lit de Maria : "Leonard had to learn stealth as he burrowed down" (97), où le verbe "to burrow" fait écho au titre du texte de Kafka placé en exergue (The Burrow). La relation au corps de l'autre s'exprime donc en termes de creusement – "he groped for her head" (99) –, de recherche de la racine : "he saw the roofs" (98). De même, le corps d'Otto est excavé (creusement qui s'exprime par le jeu des prépositions) : "the idea was to get into the joint" (220). Le démembrement du cadavre est assimilé à des pénétrations de plus en plus profondes, par couches successives (4).

Au mouvement d'écoulement de l'intérieur vers l'extérieur correspond donc un mouvement de creusement de l'extérieur vers l'intérieur, dont la forme ultime est le viol et le démembrement. Le corps est le siège d'un passage à double sens. Lui-même effectue un mouvement de va-et-vient lorsqu'il passe de la vie à la mort et vice versa.

Le corps délimite un espace de la fluctuation où les réalités s'inversent : il passe avec une singulière facilité de la vie à la mort, qui n'est plus un phénomène irréversible. En effet, dans l'univers romanesque de McEwan, le cadavre a la capacité de ressusciter. C'est pourquoi le corps est un espace de la fluctuation extrêmement inquiétant : il est monstrueux au sens où le définit R. Girard dans La Violence et le sacré. Il est à la fois l'un et l'autre, le mort et le vivant dans cette alliance abjecte qu'est le mort-vivant.

Espace de la fluctuation, le corps appartient donc à un univers de type baroque, réversible (5), entre rêve et réalité. Selon Genette, le baroque aime à pervertir les rapports entre

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3. "On a mattress on the floor was a woman of about fifty who had been shot in both legs. Her eyes were closed and she was moaning … it attracted the attention of one of the soldiers. He knelt by the woman and took out a short-handled knife. Her eyes were still closed. The soldier lifted her skirt and cut away her underclothes .... Then he was lying on top of the wounded woman, pushing into her with jerking,trembling movements" (p. 110-111).
4. "He was through the bone in seconds, through the cord, ... and through and through with no need for the linoleum knife" (p. 223).
5. GENETTE, G., Figures I, Paris : Seuil, 1966, p. 242.


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réel et fiction. Dans l'univers baroque, la vie est un songe, d'où l'importance du thème de l'hallucination, qui présente le rêve comme une réalité. Dans l'hallucination, les objets s'inversent en leur contraire. C'est exactement ce qui se passe dans la scène du roman où la reconstitution du corps d'Otto dans son intégrité conduit à inverser point par point la situation : Otto ressuscite et Leonard devient inerte. C'est Otto qui prend la place du bourreau alors que Leonard devient sa victime. La situation réelle que Leonard croit vivre se révèle être un rêve, mais ce rêve lui-même perdure alors que Leonard est réveillé : il s'apparente donc à une hallucination.

Dans cet univers réversible, les référents flottent. Les réalités échangent leurs caractéristiques. De façon plus générale, l'univers tout entier de ce roman est un espace réversible, quand le tunnel lui-même apparaît comme un corps.

Le texte explicite ce rapprochement quand il parle de "the thin skin of concrete" (115) qui sépare l'intérieur du tunnel de la surface du sol. Le tunnel s'apparente au corps humain, car il en possède les caractéristiques. Il y fait chaud comme à l'intérieur d'une matrice, d'où la transpiration abondante des hommes qui y travaillent. Le tunnel lui-même transpire ("perspires") sous l'effet de la condensation : "condensation glistened" (88) ; lui aussi suinte ("oozes") le long de ce conduit ("continuous tube"), fort semblable à une veine. Il est doté d'un coeur car il vit au rythme des pulsations régulières de la pompe à air : "there was a constant hum of a groundwater pump" (88). Ses veines et ses artères sont les câbles qui le parcourent en autant de nervures. Son but est d'ailleurs de faire une saignée dans les câbles soviétiques ("to tap") pour recueillir l'information, c'est-à-dire le sang neuf, pour filer la métaphore. Tout comme un corps humain le tunnel subit une opération chirurgicale dont on retrouve tous les éléments, p. 114-115 : les linges pour éponger le malade ("a bath towel was passed up for the man to dry the cable with"), le bistouri et les pinces ("in his hand was an electrician's knife and a pair of wire-strippers") ; la pression artérielle est contrôlée ("the pressures good"), l'opération a lieu ("the lïrst cut was made"), accompagnée d'une saignée ("it was time for the tap"). Le tunnel est donc assimilé à un corps humain, soit par comparaison ("they put their hands on the cables. Each one was as thick as an arm"), soit par métaphorisation dans "the thin skin of concrete." Tunnel-corps, il prend tout son sens de boyau.

En effet le tunnel possède les caractéristiques du viscère. Tout d'abord. il est en contact direct et constant avec l'excrément, puisque par erreur les techniciens l'ont fait passer par les fosses septiques du QG allié : "digging through your own shit, that just about sums this business up" (81). Cette remarque prend tout son sens quand on apprend que les Soviétiques, connaissant l'existence du tunnel dès son origine, n'ont laissé passer aucune information importante. Autrement dit, ce tunnel, c'est de la m...! La terre dans laquelle il passe dégage en 


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tous cas une odeur caractéristique qui est la première chose que Leonard perçoit. Comme un viscère, le tunnel sent l'excrément. Il passe à travers des fosses septiques (il les transgresse suivant l'étymologie du mot) et expose ainsi ce qui doit rester caché dans nos sociétés occidentales, c'est-à-dire l'organique en décomposition. Il est donc également transgressif, au sens où il va à l'encontre d'un tabou. Cette transgression se traduit au niveau du langage par une utilisation de la négation appuyée par l'hyperbole : "You wouldn't believe what we were burrowing through, and it was all our own. A putrefying corpse would have been light relief" (27). De façon plus générale et moins malodorante, le tunnel est assimilé au système digestif et au métabolisme de la digestion. La nourriture y est importante et abondante, distribuée au sein même de l'espace du tunnel, qui comprend une cantine. Elle se constitue en réseaux sémantiques utilisés pour décrire le tunnel et sa fonction. Ainsi, le travail d'écoute effectué par les Britanniques et les Américains est-il lié à la prise de nourriture qui finit par ne faire qu'un avec le processus : comme ils entrecoupent l'espionnage des informations par des grignotages incessants, ceux-ci finissent par se confondre avec l'activité elle-même. Prendre de la nourriture ou des informations, c'est la même chose. La nourriture est d'ailleurs explicitement liée à l'entreprise du tunnel : "the generous portions of food which seemed at one with the whole enterprise" (155). Même le stylo offert à Leonard par son patron est contaminé par ce sémantisme, puisque c'est un fruit de la guerre ("fruit of war").

On voit donc comment le tunnel, simple référentiel, passe au métaphorique. Boyau-passage, il devient boyau-viscère par le jeu d'une écriture proprement trans-gressive qui effectue le passage d'une réalité à une autre. Le tunnel se fait corps, et cela par le biais d'une écriture qui elle-même se fait tunnel.

En effet, tunnel et corps sont en définitive véritablement creusés par l'écriture. L'écriture de McEwan est une écriture du creusement (tunnelling) : elle creuse ses signifiants, elle évide les réalités qu'elle décrit parce que c'est une écriture du manque, de la marque en creux plutôt que de l'excès. Elle se caractérise par une large utilisation de la négation. L'approche d'une réalité se fait souvent par négation de son contraire : "it was hard not to feel proud of the tunnel" (94) ou bien par approximations tour à tour rejetées : "Leonard was thinking of his grandmother – not of her exactly, but of the privy that stood at the bottom of her garden .... This was the smell that rose up through the hole – not altogether unpleasant .... It was earth, and a lurid dampness, and shit not quite neutralized by chemicals" (22). À une approche négative de la réalité vient s'ajouter l'abondance de préfixes et de suffixes privatifs et d'adverbes restrictifs. Comme dans le tunnel, dans l'écriture de McEwan, "the general rule is no noise" (88). Les descriptions sont cliniques, le style simple et sans fioritures : on trouve peu de polysyllabiques et de mots grandiloquents à racine latine. Tout se passe en creux. 

 
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De plus, l'écriture creuse le signifiant pour l'évider. Le texte devient alors lacunaire, peuplé d'indéfinis, quand "it" et "something" viennent remplacer les dénominations exactes. "It was moving about in there ; something collapsed and rolled onto something else" (p. 126, où Leonard scie Otto par le milieu). L'écriture, comme le tunnel, est clandestine puisqu'elle drape ce dont elle parle dans le voile de l'indéfini.

Dans The Innocent, le tunnel est donc figure d'un passage du référentiel au métaphorique. Véritable boyau, il se constitue en corps strié de nervures. Tout comme le corps, il entretient avec l'organique en décomposition des rapports privilégiés. Lieu-seuil, il est à la fois ce qui transgresse et ce qui est transgressé. Il est espace de l'entre-deux, de l'indistinction. Il dessine dans l'espace du texte la figure du travail d'une écriture qui n'a de cesse de creuser ses signifiants pour mieux transgresser le seuil du dire.


  (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)