(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 6. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)

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Les petits éclairs de l'anachronie
dans The Barracks de  John McGahern 

François Gallix (Université Paris 4-Sorbonne)

 

Analepses et prolepses

 

1 - p. 8 (=p. 2)
longueur : 5 lignes

2- p. 13-16 triple analepse et 1 prolepse
longueur : 3 p. 1/2

3- p. 21
longueur : 8 lignes

4- p. 28-30 Casey, Mullins
longueur : 2 pages

5- p. 34-36 double analepse encadrant une prolepse
longueur : 2 p. 1/2
fin du ch. 1 : 5 analepses dont 4 par Elizabeth, 1 par Casey et Mullins nbre de pages : 8 p. 1/2 sur 33 p.

6-    p. 40-41 ch. 2
longueur : 12 lignes

 7- p. 47 Reegan
longueur : 6 lignes

8- p. 59-60
longueur 15 lignes

 

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9- p. 65-66 double analepse
longueur : 1 p. 1/2 

10- p.74
longueur : 3 lignes
fin du ch. 2 : 5 analepses dont une double ; 3 par Elizabeth, 1par Reegan ; nbre de pages : 2 p. 1/2 sur 33

11- ch. 3 p. 76
longueur : 1/2 p. 

12- p. 79
longueur : 1 page

13- p. 84
longueur : 1/2 page

14- p. 85-94
longueur : 9 pages 

15-  p. 102-103
longueur : 1 page 

16- p. 104
longueur : 6 lignes
fin du ch. 3 : 6 analepses dont une quadruple ; 5 par Elizabeth, 1 par les enfants, nbre de pages : 12 p. sur 32

17-  ch. 4 p. 113-15
longueur : 2 pages
fin du ch. 4 : 1 analepse par Elizabeth, nbre de pages : 2 p. sur 32
 

18-  ch. 5 p. 145-46
longueur : 1 page 

19- p. 147-48
longueur : 5 lignes 

20- p. 153-54
longueur : 4 lignes

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21- p. 162-64 double analepse
longueur : 1- les 2 vers de Byron ;
                2-1 page et 7 lignes

 22- p. 171
longueur : 3 lignes
fin du ch. 5 : 5 analepses dont une double ; toutes par Elizabeth ; nbre de pages : 2 p. 1/2 sur 33
 

23-  ch. 6 p. 177
longueur : 14 lignes 

24- p. 186
longueur : 1 page 

25-  p. 191-92 prolepse
longueur : 1 page 

26- p. 194
longueur : 3 lignes
fin du ch. 6 : 3 analepses et 1 prolepse, toutes par Elizabeth ; nbre de pages : 2 p. 112 sur 21
 

27-  ch. 7 p. 209-212 double
longueur : 2 p. 1/2 

28-  p. 216-18 triple analepse
longueur : 2p.1/2 

29-  p. 220 prolepse par le narrateur
longueur :     3 lignes, début d'une phrase fin du ch. 7 : 1 analepse double, 1 analepse triple par Elizabeth, 1 prolepse (focalisation 0) ; nbre de pages : 5p. sur 28* 

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* Vingt-neuf analepses et prolepses ont été retenues ici, pour être analysées dans l'article qui suit. La liste ci-dessus donne le numéro de la ou des page(s) où elles sont situées, ainsi que leur longueur et parfois des détails supplémentaires pour faciliter leur localisation précise. (Ndlr)

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"Une infirmière irlandaise travaillant dans un hôpital de Londres tombe amoureuse d'un médecin cynique et alcoolique qui se tue dans un accident automobile après lui avoir dit qu'il ne l'aimait pas. De retour en Irlande, elle épouse un officier de police veuf avec trois enfants et vit à la caserne avant de mourir, encore jeune, d'un cancer."

Telle pourrait être, résumée en quelques lignes, l'histoire à l'eau de rose de The Barracks si l'auteur avait choisi de construire un récit limité aux faits, en suivant un ordre chronologique linéaire strict sans la distanciation filtrée de la narration et en éliminant les réseaux d'images symboliques. Les nombreuses échappées vers le passé, "ces petits foyers lumineux" dont parle Georges Poulet à propos de Proust (p. 417), associées à l'emploi d'un narrateur à la troisième personne et du discours intérieur libre donnent au contraire au texte une dimension universelle ainsi qu'un relief tout à fait exceptionnel permettant d'éviter tout recours au sentimentalisme, ce qui constitue un véritable tour de force digne du plus grand respect.

La terminologie de Gérard Genette, extraite de Figures III, sera utilisée pour la définition des anachronies narratives : "différentes formes de discordances entre l'ordre de l'histoire et celui du récit" (p. 79), pour les analepses, au lieu de flashbacks ou retours en arrière : "toute évocation après coup d'un événement antérieur au point de l'histoire où l'on se trouve," et pour les prolepses, plutôt qu'anticipations : "toute manoeuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d'avance un événement ultérieur (p. 82). La référence aux analepses et aux prolepses sera faite en fonction des vinet-neuf retenues.

 Temps 

Le récit en boucle commence et se termine par une fin : celle de la fin d'un jour comme tous les autres, dans un temps comme pétrifié, au moment où les enfants se disputent pour savoir qui a été le premier à fermer l'un des stores de la caserne, l'unique apparente différence étant l'absence d'Elizabeth.

Le premier est un jour de février à six heures dix et la mort d'Elizabeth, qui a lieu page 221, à l'avant-dernier chapitre, se produit l'année suivante, un jour de mai après la sonnerie de l'angélus. La mise en bière est faite dans la soirée du lendemain et l'enterrement a lieu le jour suivant après la grand messe (p. 222), soit une durée diégétique totale de 15 à 16 mois. Il aura donc fallu 214 pages à McGahern pour tuer son personnage. Elizabeth ayant fait connaissance de Reegan à son retour de Londres après le Blitz, il est possible de situer le présent du récit premier aux environs de 1948 : "It was more than four years now since she'd first met him" (p. 13).

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1. Les passages soulignés l'ont été par l'auteur de l'article.

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Dans les trois premiers chapitres, les indicateurs temporels sont très nombreux et d'une précision hyper-réaliste et stéréotypée dans leur minutie excessive (voir Sylvie Mikowski, p. 39-40 et la thèse de Bernard Cardin). C'est ainsi, par exemple que le lecteur apprend, p. 21, que le réveil-matin de la caserne va sonner à huit heures et qu'il est 21 h. p. 24 lorsque Casey le règle pour le lendemain. Il est 22h. 55 page 31 et, bien entendu, le réveil sonne le lendemain, à 8 heures, au début du deuxième chapitre, p. 40. Il est 8h. 05 à la page 43, quand Reegan est réveillé par Sheila et enfin 9 heures précises p. 47, lorsqu'il est prêt pour aller au tribunal. Cette saturation de précisions chronologiques donne une illusion de réalisme outrancier qui souligne parfaitement l'aspect répétitif, futile et creux d'une existence totalement figée et réglée à jamais par un mécanisme d'horloge aux rouages parfaitement huilés.

Pourtant, dans les cinq chapitres suivants, le temps s'affole, se brouille, s'opacifie. A partir de ce moment, le compte à rebours inexorable commence pour Elizabeth et, jusqu'à la fin du roman, les ellipses multiplient les vides temporels qui obligent le lecteur à rechercher des repères de moins en moins précis. D'ailleurs, très symboliquement, si l'heure de la mort d'Elizabeth un jour de mai est bien ponctuée, à la fin de l'avant-dernier chapitre, par les cloches de l'angélus, ce n'est pas à midi juste, mais peu avant midi vingt, car les cloches, depuis longtemps, ne sonnent plus à l'heure précise (p. 221).

Les seize mois du temps diététique sont répartis de façon très inégale entre les différents chapitres, le premier constituant la fin d'une journée comme toutes les autres, le second étant un jeudi comme tous les jeudis, jour où Reegan doit se rendre au tribunal. Le troisième chapitre, en revanche, revêt une importance exceptionnelle pour Elizabeth puisque c'est le jour où elle va consulter son médecin. L'ambulance vient la chercher le lendemain, au début du chapitre IV pour la mener à l'hôpital local afin de faire procéder à des examens.

Le découpage est ensuite le suivant : Chapitre IV : de mai à fin juin ; chapitre V : de fin juin à décembre ; chapitre VI : depuis avant Noël jusqu'au Vendredi Saint, "January, February gold of the first daffodils, Match that lent itself to dreadful puns, Easter. . . " (p. 186) ; "The year moved forward ... Ash Wednesday ... the Stations of the Cross on Friday" (p. 194). Le chapitre VII va d'avril à mai : "Reegan spent most of these May days on the bog" (p. 220). Enfin le bref chapitre VIII comporte une ellipse allant de mai au début de l'hiver : "the autumn wore to winter and the end of another year of his life" (p. 226).

Selon Paul Ricoeur commentant Thomas Mann, "raconter, c'est mettre de côté, c'est-à-dire à la fois élire et exclure" (p. 145). Les exclusions grâce aux ellipses et le recours à une durée de plus en plus vague sur un rythme accéléré éloignent le récit d'un réalisme pur qui pourrait conduire à un sentimentalisme excessif. Le narrateur peut alors remplir ce temps ainsi gagné par un autre : celui des réminiscences d'Elizabeth, au moment où les épisodes de

 

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son passé envahissent le récit premier pour le brouiller et le parasiter. Ces ruptures avec la linéarité prennent différentes formes.

 Discordances

 Chapitres

 Le découpage traditionnel en chapitres, d'ailleurs éliminé par McGahern dans The Dark, Amongst Women et The Leavetaking (seulement divisé en deux parties), est ici utilisé, sans l'emploi du mot "chapitre," pour effectuer des ruptures temporelles franches et indispensables pour suivre jusqu'au bout les seize mois du calvaire d'Elizabeth.

Le premier chapitre se termine au moment où Elizabeth souffle la lampe et monte à l'étage rejoindre son mari. La coupure correspond à l'ellipse de la nuit et le second chapitre s'ouvre sur la sonnerie du réveil. Ce même chapitre se termine pendant la récitation du rosaire sur une très brève analepse (10) dont le rôle reste inexpliqué, provoquée par la sensation des grains de bois du chapelet qui lui avait été offert par un prêtre qu'elle avait soigné à Londres.

La même ellipse nocturne précède le chapitre trois qui s'ouvre par le réveil de la famille et se termine vers minuit après les préparatifs d'Elizabeth et l'insistance des épouses des policiers pour lui tenir compagnie. L'ellipse qui précède le chapitre IV est plus longue car celui-ci ne commence que le lendemain à 16 heures, au moment du départ de l'ambulance. Ce chapitre se termine lorsque Elizabeth rentre chez elle après l'opération et l'ellipse du début du chapitre V est très vague : "It was weeks before she was able to take her full place in the house" (p. 140). Le chapitre V se termine en décembre et le sixième commence à l'approche de Noël pour se terminer le Vendredi Saint. Une longue ellipse annoncée par Reegan ouvre le septième chapitre : "you're four weeks down now." Il se termine après l'enterrement d'Elizabeth en mai. Le dernier chapitre, enfin, fait l'économie de plusieurs mois (de mai à la fin de l'hiver) : "as the autumn wore to winter" (p. 226).

Ce découpage très inégal accentue encore les différents rythmes que le temps peut revêtir, en fonction d'une vie dont le déroulement accéléré se heurte à une fin proche annoncée. Cette course contre la montre amène Elizabeth à tenter de créer un autre temps contrôlable et non mesurable : celui, inversé, de la remémoration.

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Analepses et Prolepses

Sur un total de 29 anachronies retenues, il n'y a que 2 prolepses (1 par Elizabeth, 1 par le narrateur sans focalisation). A trois exceptions près (Casey et Mullins 1, les enfants 1, Reegan 1) le focalisateur est toujours Elizabeth. Une seule (rappel historique par Casey et Mullins) n'a pas de rapport direct avec elle.

La répartition des anachronies focalisées par Elizabeth, dans des chapitres qui, à l'exception du dernier, très bref (6 pages), sont très homogènes (une trentaine de page en moyenne), est la suivante : I : 4 ; II : 3 ; III : 5 ; IV : 1 ; V : 5 ; VI : 4 ; VII : 2 ; VIII : 0.

La proportion en nombre de pages consacrées aux anachronies par rapport aux nombre de pages par chapitre est : 1 : 6 p. 1/2 sur 33 ; II : 2 p. 1/2 sur 33 ; III : 1 1 p. sur 32 ; IV : 2 p. sur 32 ; V : 2 p. 1/2 sur 32 ; VI : 2 p. 1/2 sur 21 ; 5 p. sur 28.

Les deux cas extrêmes sont révélateurs : les cinq analepses du chapitre trois, dont une double, au cours desquelles le temps s'inverse pendant onze pages sur trente-deux, suivent la visite d'Elizabeth chez le médecin. Le texte commence au même moment à être envahi par le mot "cancer" et par les nombreuses réminiscences d'Elizabeth.

L'unique analepse (17) de 2 pages sur 32 du chapitre IV intervient (p. 113-115) lorsque Elizabeth est certaine d'avoir un cancer : "She had cancer" (p. 112), et alors qu'elle se rend en taxi avec Reegan à l'hôpital pour de faire opérer. C'est une évocation heureuse de Noël qui reste épiphanique même si elle est annoncée par le verbe "plague" et s'il est clair qu'Elizabeth a dès lors décidé de se construire un passé pas tout à fait conforme à la réalité.

 Il serait possible d'analyser les analepses et les prolepses selon les étapes suivantes : -1 circonstances ; -2 déclencheur ; -3 longueur (nombre de lignes ou de pages) ; -4 décalage temporel ; -5 retour au récit premier, -6 contenu et rôle. Les deuxième et sixième phases (déclencheur, contenu et rôle), seront plus particulièrement développées ici.

 Déclencheurs

L'équivalent anglais "release mechanism" donne encore plus concrètement l'idée d'un mécanisme permettant le déclic – point de départ irréversible d'une photographie. Dans une analepse ou une prolepse, le déclencheur fait partie du récit premier et permet au texte de basculer d'une période dans une autre et parfois, de passer dans un lieu différent. Frontière par excellence, le déclencheur révèle car c'est lui qui fait pivoter le récit, le(s) personnage(s) et le lecteur, d'un déroulement chronologique linéaire à une rupture due au souvenir, au travail de la mémoire, ou à l'anticipation et à l'imagination.

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Le passage du récit premier au plan de l'analepse ou de la prolepse peut être immédiat (16), mais il y a parfois une petite transition entre le déclencheur et le décollage du récit vers un autre. C'est le cas de l'analepse (13), par exemple, où après les mots du médecin qui vont déclencher le retour en arrière, le narrateur précise : "She smiled and nodded flattering approval" (p. 84). Il en va de même pour l'analepse 25 (p. 191).

Deux déclencheurs seulement sont provoqués par des actes : lorsque Elizabeth crache dans le feu (3) et quand, après avoir mis les cadeaux dans la chambre des enfants (23), elle compare sa déception enfantine de ne plus croire au Père Noël à celle de ne plus croire en Dieu. Dans l'analepse (18), c'est un son : le bruit de la porte de la cellule, qui est le point de départ d'un retour en arrière (voir la nouvelle "The Creamery Manager") et c'est le toucher – le contact des grains de bois du chapelet d'Elizabeth – qui déclenche les analepses 5 et 10.

Plusieurs retours en arrière sont provoqués par une sensation visuelle. En regardant Reegan enlever son pull-over quand il se chance à son retour de tournée, Elizabeth se remémore avec grande acuité, leur première rencontre à son retour de Londres après le Blitz (2). Dans la double analepse (9), Elizabeth observe Reegan qui lui parle de sa journée ad tribunal. Ses méditations la portent tout d'abord à réfléchir sur leur union, puis à évoquer Halliday. De la même façon, lorsque, dans la brève analepse (20), Reegan est occupé à bricoler dans la cuisine, elle prend plaisir à le regarder et pense à la vie difficile qu'elle aurait eue avec Halliday. Dans la seule analepse focalisée par Reegan (7), le visage défait d'Elizabeth entraîne un raisonnement simpliste selon lequel il serait impossible que ses deux épouses successives puissent mourir, ce qui renvoie le récit à l'époque où sa première femme était morte en couches. Les analepses 8, 11, 12, 17 et 21 sont également déclenchées par la vue.

 mots

 Mais la constatation essentielle est bien le grand nombre de déclencheurs prenant pour source un ou plusieurs mot(s), entendu(s) par le personnage focalisé. C'est ainsi le prénom "Elizabeth," prononcé par les enfants, et non pas "Mrs Reegan," premiers mots de l'incipit, comme "Mrs Dalloway" (et non pas Clarissa, dans Mrs Dallowav), qui provoque la première analepse. Le manque de sens des paroles toujours répétées pendant le rosaire est l'un des déclencheurs du cinquième retour en arrière et c'est le discours du médecin disant à Elizabeth que le fait d'avoir été infirmière lui sera d'un grand secours : "But I say that knowledge helps you to face up to the situation" (p. 84), qui est le point de départ de l'analepse 13.

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De façon très révélatrice, dans l'analepse 14, le mot "life," résonnant dans la voix intérieure d'Elizabeth transmise par le narrateur, est le point de départ d'une chaîne sémantique faisant basculer le récit dans le passé pendant neuf pages : "It involved her life in its death and the wave of terror came again. What was her life?" (p. 85). De même, lorsqu'elle fouille dans sa malle (16), c'est le mot "money" qui la transporte dans le temps, en faisant se succéder les deux plans avec un collage apparent, comme dans les films d'Eisenstein, avec deux voix différentes : celle du flux intérieur d'Elizabeth relayée par le narrateur et celle du discours de Halliday : "With this money she could always be in London in the morning / "You can only give one thing really to anybody – that's money" (p. 104).

Dans la brève analepse 19, l'évocation par la question de Mullins : "Isn't the smell of fresh loaves a powerful smell . . . ?" (p. 147), et non pas, n'en déplaise à Proust, l'odeur du pain elle-même, rappelle à Elizabeth la nostalgie qu'elle ressentait à Londres en passant devant les boulangeries.

 C'est tout naturellement que le mot "September," mois fixé par Reegan pour commencer, avec sa famille, une nouvelle vie, est répété trois fois par Elizabeth au début d'une prolepse émouvante (25), car elle comprend qu'elle ne verra jamais le terme de cette étape autrement qu'en imagination : "September, September, September, it droned in her mind ; in September they'd leave this barracks . . ." (p. 191 ). Sachant que cette échéance est trop éloignée, Elizabeth n'envisage plus, p. 192, que le mois de septembre de Reegan, "his September".

Deux analepses non focalisées par Elizabeth, sont également déclenchées par des mots : l'analepse 4 prend comme point de départ la plaisanterie habituelle de Mullins et de Casey au sujet de la taille minimum nécessaire pour pouvoir entrer dans la police, faisant partie du "langage automatique," un mot ou un sujet en entraînant inévitablement un autre. Dans la quinzième analepse, enfin, c'est le mot "hospital," prononcé par Elizabeth, qui provoque les larmes des enfants et qui les renvoie au jour des obsèques de leur mère.

Discours

Les mots ne constituent pas seulement le principal déclencheur des allers et retours temporels, ils jouent aussi un rôle essentiel dans le contenu de ce qui est remémoré. Dès la deuxième analepse, Elizabeth, par l'entremise du narrateur, rapporte le discours direct de Reegan reproduisant la simplicité, la banalité des formules mécaniques qui sont identiques à celles qu'il prononce tous les jours dans le récit premier. Il en est de même pour les analepses 5 et 20.

 

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Mais essentiellement, ce que révèle une analyse du contenu des analepses, c'est la force et la persistance exceptionnelles du discours de celui qui, à l'inverse de Reegan, peut être nommé doublement, par son nom et par son prénom : Michael Halliday. Ses paroles semblent envahir le texte et y proliférer après avoir pénétré la conscience d'Elizabeth. À l'inverse de Reegan qui se méfie des livres, considérés comme dangereux – "readin' at night'd drive a person crackers" (p. 39) – et dont le seul texte écrit est le rapport quotidien de la caserne qu'il rédige à grand peine, Halliday apparaît aux yeux d'Elizabeth (il vient d'un milieu social très différent : son père était médecin, alors qu'Elizabeth n'est allée à l'école que jusqu'à quatorze ans), comme un homme du verbe et de l'écrit. Elizabeth a conservé ses lettres dans sa malle, avec les premiers "vrais livres" qu'il lui avait fait lire (p. 87).

Dans l'analepse 9, le narrateur reproduit le dialogue entre Elizabeth et Michael Halliday le lendemain de l'esclandre fait par ce dernier au cours d'une scène d'ivresse. Les mots durs, percutants, facilement grossiers, s'opposent admirablement aux paroles de la chanson mièvre et pleine d'artifices du vieux père de famille qui avaient été à l'origine de la réaction de Halliday, par souci de vérité. Elizabeth en était restée muette d'admiration : "There was nothing she could say. Mostly she was dominated by Halliday and content to listen" (p. 66).

La longue analepse (14) qui constitue une véritable petite nouvelle incluse dans le roman reprenant les principaux événements de la liaison avec Halliday est parfaitement révélatrice de cette puissance des mots. Après les questions existentielles que se pose Elizabeth : "What was it all about? Where was she going? What was she doing? What was it all about?" (p. 85), c'est une voix authentique – celle de Halliday, qui prend possession de la mémoire d'Elizabeth, devenue auditrice : "And then a single voice of memory broke across her agitation and she grew calm to listen. "What the hell is all this living and dying about anyway, Elizabeth? That's what I'd like to be told.' " (p. 85).

Cette même interrogation qui contient si parfaitement tout le sens et toute la portée de ce roman est reprise huit pages plus loin, au sein de la même analepse, dans le dernier retour au récit premier. Les paroles de Halliday ne se contentent plus alors de résonner dans la conscience d'Elizabeth avant que la serveuse du café vienne retirer sa tasse, elles imprègnent, accaparent son esprit. Les mots remémorés sont pratiquement phagocytés par la conscience d'Elizabeth, possédée par la voix de Halliday : "What's all this living and dying about anyway? came almost as flesh of her own thought at last in this small café . . ." (p. 95). Cette chair, évoquant une véritable incarnation, recouvrant les pensées de celle qui est toujours occupée à coudre, à tricoter, à repriser, c'est à dire à rabouter, rappelle la greffe (dans ses deux sens : horticole et médical) opérée par les livres offerts par Halliday (qui devait devenir chirurgien), conservés secrètement dans la malle et qu'il n'était même plus

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besoin de lire puisqu'il lui suffisait de les toucher pour en revivre presque manquement le contenu : "books that'd grown in her life as if they'd been grafted there, that she'd sometimes only to handle again to expérience blindingly" (p. 39). Ce sont bien, en effet, à des paroles, avec leur double sens : celui du passé et du présent, que se raccroche Elizabeth, plutôt qu'à Michael Halliday lui-même : "She had hung up upon his words but they had a different meaning then, she had seen them as the end of love, she was seeing them now with her own life" (p. 85-86).

Dans l'analepse 16, alors qu'elle recherche son argent – bouée de sauvetage ultime qu'elle s'était conservée, c'est encore le discours de Halliday qui est reproduit directement, sans aucune intervention préalable du narrateur, p. 104 : "She had not given herself fully, she had always been essentially free. 'You can only give one thing to anybody – that's money . . ." (c'est Halliday qui parle). De même, dans l'analepse 21, alors qu'Elizabeth sourit en regardant les couleurs bleues et blanches du presbytère, les deux vers de Don Juan sont cités sans aucun commentaire préalable du narrateur. Ce n'est qu'ensuite que le narrateur précise : "it was Halliday who'd first showed her the lines and given her the Byron" (p. 162). Il en va de même dans l'analepse 27 au cours de laquelle Elizabeth fait un bilan de sa vie et oppose Reegan à Halliday. Le déclencheur constitué par les paroles ridicules du médecin au sujet des avantages de la révolution lui permettant d'entrer dans le Shelbourne Hotel est immédiatement suivi des mots utilisés par Halliday, sans la moindre précision, comme si les paroles de Halliday, s'appliquant parfaitement à la situation du récit premier étaient dites par Elizabeth : "How do their minds work, Elizabeth? How in the name of Christ do they keep afloat on those lunacies?" (p. 209). Ici encore, c'est bien le discours de Halliday qui semble hanter Elizabeth : "Halliday's words troubled her mind again" (p. 211).

Dans la prolepse 25, déclenchée par le dialogue avec Reegan qui fait des plans pour le prochain mois de septembre, Elizabeth semble bien avoir totalement assimilé le discours de Halliday et ce sont ses propres paroles qui semblent sortir de sa voix intérieure, alors que c'est bien Elizabeth qui est censée parier : "it made rubbish out of the passage of time, it pissed at futility" (p. 192).

Parmi les multiples répétitions qui donnent également un aspect tout à fait comparable aux analepses en créant une sensation constante de "déjà vu," et de retour en arrière de la lecture, le même "no, no, no" shakespearien d'Elizabeth, dans trois flux de conscience du récit premier, p. 72, 104 et 156, se retrouve également dans une analepse, p. 93, dans la bouche de Halliday, si bien qu'il est possible de se demander qui l'a transmis à l'autre. Mais le plus révélateur est très certainement son appropriation par Reegan, à deux reprises, p. 226, dans le dernier chapitre après la mort d'Elizabeth. Cet emprunt peut même apparaître comme une victoire posthume de Halliday et d'Elizabeth puisque la décision confirmée de

 

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Reegan de ne pas attendre l'âge de la retraite dans la police et de changer de vie, est suivie d'un raisonnement répété deux fois dans la même page et qu'ils n'auraient probablement pas renié :

 'No, no, no,' the whisper grew more savage as the autumn wore to winter and the end of another year of his life. 'No, no, no!' There's nothing to ]ose! Nothing to lose! You just go out like a light. And what you did or didn't do then doesn't matter a curse, so do what you want, what you want to do, while you've still the time.

 Ce passage semble d'ailleurs constituer également un écho de la réflexion très larkinienne d'Elizabeth dans l'analepse 27 : "She was iust passing through. She had come to life out of mystery and would return . . ." (p. 211).

La force des mots et l'impact de la nomination ne sont pas limités à Halliday et lorsque Elizabeth évoque Londres dans l'analepse 14, il suffit au narrateur de donner une longue liste de noms de pubs : "Names came, The London Hospital Tavern, The Star and Garter, The Blind Beggar in Whitechapel road" (p. 86). Il en est de même pour les noms de rues de Londres simplement cités (p. 186).

Les paroles des prières du rosaire, malgré leur apparente absence de sens, lui donnent également de la joie : "The rosary had grown into her life : she'd come to love its words, its rhythms, its repetitions, its confident chanting, its eternal mysteries ; what it meant didn't matter . . ." (p. 220).

La force du verbe est telle, que lorsqu'elle se sent très près de la mort, le dernier recours d'Elizabeth est de se nommer pour affirmer son existence : "I am Elizabeth Reegan and another day of my life is beginning" (p. 204). Dans le chapitre VIII, enfin, Elizabeth morte n'est d'ailleurs plus désignée autrement que par un pronom personnel.

Plus révélateur encore de la puissance des mots est l'annonce proleptique des deux morts du texte. Celle de Michael Halliday est donnée une première fois au détour d'une phrase, sans le moindre commentaire : "in the month before the car crash on the Leytonstone road that ended his life" (p. 85). Il en va de même pour Elizabeth dont la mort est signalée par le narrateur, comme en passant, dans une prolepse de deux lignes qui associe la tourbe à la mort : "It was the best possible weather for saving turf, and Reegan was on the bog with Sheila and Willie the day she died . . ." (p. 220). Ce n'est que plus loin que l'agonie d'Elizabeth, près d'Una, est décrite, jusqu'à son geste ultime avant sa mort réduite à un point-virgule : "her fingers groped at the sheets, the perishing senses trying to find root in something physical ; and the child ran calling to Mrs Casey in the kitchen" (p. 221). Le dernier impact du mot sera enfin donné par Reegan, lorsqu'il est lancé en

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direction de Quirke avec une puissance considérable : "You leave my trouble out of this, she's the dead!" (p. 228).

Au sujet du retour au récit premier, qu'il suffise de dire que McGahern est un excellent chirurgien, ou tailleur, ou monteur de plans filmiques : les points de suture, les coutures ou les raccords ne sont visibles que s'il l'a ainsi décidé. Certaines analepses contiennent plusieurs brefs retours au présent de la fiction, souvent pour rappeler aux lecteurs que les personnages sont momentanément immergés dans un flashback, comme le font certains films, et pour mettre en parallèle deux lieux et deux époques.

Ainsi, dans la longue analepse 14, un premier retour offre une image d'Elizabeth pendant sa remémoration : "she felt she had to try and grip the table or something, for it was absolutely inconceivable that she could die" (p. 85). Un second rappel offre une description de la petite ville irlandaise où elle vient de consulter son médecin : "Her awareness of the café, the river coming white and broken between dark rocks in the arches beyond the side-windows . . ." (p. 86), et permet un raccord de plans avec un effet de fondu enchaîné : "the shopping street shifting backwards and forwards outside the class door were greyed away. She was in London with Halliday . . . La troisième incursion dans le récit premier mélange habilement les deux plans lorsque Elizabeth tressaille dans le café en se souvenant de ses larmes versées après une longue discussion avec Halliday : "And she winced years later in the café in this small town at the memory of the flood of pain and desperation and total defeat that had come down about her" (p. 89). Le dernier retour (définitif) au présent de la fiction permet un beau raccord lorsque la tasse de café commandée par Elizabeth, page 85, est enlevée page 94 : "The waitress came and took the cup and plate away."

L'interpénétration des deux récits produit parfois des effets qui donnent un impact supplémentaire à la remémoration. Quand, dans la dernière triple analepse 28 où Elizabeth entend les chants de son enfance au moment où elle reçoit l'extrême-onction, le même coton hydrophile imbibé d'huile sainte qu'elle préparait pour les malades lorsqu'elle était infirmière à Londres la fait tressaillir quand il est posé sur son propre corps : "she used to burn the cotton-wool that had soaked the holy oil . . . She flinched as she was touched with the wet wool" (p. 216). L'angélus sonne à midi dans la seconde analepse, p. 14, quand Elizabeth rencontre Reegan pour la première fois, à son retour de Londres après le Blitz. Il sonne également dans le récit premier, mais à près de midi vingt au moment de sa mort, p. 221. Entre temps, il a sonné p. 56, et à la page précédente, une amusante petite vignette présentant la femme du sacristain se rendant péniblement à l'église à bicyclette pour sonner l'angélus, donne ainsi une possible explication ironique à ce manque d'exactitude!

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Effets

Pour Elizabeth, il n'y a aucune issue vers l'avenir. C'est, ou bien la mort provoquée par son cancer, ou bien une existence monotone, répétitive et sans amour avec Reegan. Ce n'est qu' en reconstruisant sa vie passée grâce aux réminiscences des analepses qu'elle peut s'évader en se créant, pour briser son isolement, des bouffées d'oxygène comparables aux fenêtres ouvertes par Halliday et pour transcender la durée. Ces retours en arrière constituent un refuse indispensable dans le monde confiné où elle se sent piégée, comme un animal et où elle a besoin de se bâtir une vie bien à elle, " a life of her own" (p. 85, p. 87). Le souvenir qui, selon Georges Poulet, est "l'acte le plus personnel puisque constitutif de la personne" (p. 408), confere également à Elizabeth une force dont elle prend conscience, précisément au moment où elle revendique le droit d'idéaliser son passé en le réinventant : "What did it matter that it had all slowly broken up and separation had come before even the first death? . . . She had a rich life and she could remember" (p. 115).

Elizabeth a besoin d'agir sur le temps des horloges. Lorsqu'elle souffre, après son opération, elle essaie d'ailleurs, de façon dérisoire, d'en réduire la durée en faisant mentalement des multiplications par treize (p. 122), mais surtout, elle cherche à en gagner, à en créer, afin, un peu comme Mrs Ramsay dans To the Lighthouse, de pouvoir donner une forme à ce qu'a été sa vie. Ces réminiscences constituent en quelque sorte sa propre création, comparable au livre de Marcel dans À La Recherche dit Temps Perdu, selon la définition de Michel Butor : "ce grand oeuvre qui est une façon non seulement de mourir mais de survivre au milieu de tous ces vivants d'apparence" (p. 171). Les remémorations d'Elizabeth sont une sorte d'auto-analyse, mais aussi un journal intime mental, son texte pensé, car elle n'écrit pas (même pas la lettre à son amie infirmière, qu'elle laisse inachevée). Dans une impitoyable course contre la montre et la mort, elle cherche à gagner plus de temps, "the hunger for more time" (p. 79), presque à l'arrêter, à le "tuer," comme dans le poème de Dylan Thomas "Long-Legged Bait". Casey l'incite d'ailleurs à faire comme lui, s'il ne lui restait plus que cinq minutes à vivre : à prier Dieu de lui accorder encore un peu de temps : "Give me five minutes more . . ." (p. 172).

Elizabeth préserve ses souvenirs, pour elle-même. Elle ne les partage pas, sauf avec les lecteurs qui deviennent alors des témoins privilégiés mieux informés que les autres personnages. Il aura ainsi fallu 38 pages pour qu'Elizabeth parle de ses soucis de santé à son mari alors que le lecteur s'en doute dès la deuxième page et en est sûr p. 34 (= treizième page). Contrairement à Gabriel Conroy qui, à la fin de la nouvelle de Joyce, "The Dead" (Dubliners, 1914), apprend l'existence de Michael Furey, Reegan ne semble rien connaître de la liaison qui a eu lieu entre Elizabeth et Michael Halliday.

 


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Les analepses provoquent également un contrepoint, donnent une autre référence, et permettent une présentation en dyptique. À propos de Proust, Jean-Yves Tadié parle du "plaisir poétique, analogue à celui que procure la métaphore, de rapprocher deux instants, et du raisonnement, de la démonstration qui ont besoin, pour s'appuyer, de plusieurs faits éloignés dans le temps" (p. 65). Dans ses réminiscences, Elizabeth effectue ainsi constamment un aller et retour entre Halliday et Reegan. Cette comparaison peut être explicite, comme dans l'analepse 20 où le rapprochement contrasté permet de nuancer l'attitude d'Elizabeth et d'influencer celle du lecteur au sujet des protagonistes : "sometimes she'd think how lucky she was to have found Reegan, to be married to him and not to Halliday, where she and he would drive each other crazy with the weight and desperation of their consciousness" (p. 154-55). Cette évocation en miroir peut également être implicite et nécessiter alors la collaboration du lecteur. Les cheveux noirs et brillants de Halliday, dont se souvient Elizabeth dans la longue analepse 14, ainsi que ses mains fines – "that had never to toughen themselves to toil" (p.86) –, sont à rapprocher des cheveux grisonnants de Reegan, déclencheurs de l'analepse 9, p. 65, et de la description de ses mains : "the veins swollen on the back of his hands" (p. 115).

Dans une analepse très révélatrice (27), peu avant la fin du roman (p. 209-210), Elizabeth fait le point sur ce qu'a pu signifier pour elle ce long combat entre l'obscurité et la lumière, qui constitue certainement une des lectures les plus enrichissantes du livre en l'éloignant totalement du roman à l'eau de rose, elle fait apparaître Michael Halliday comme un véritable porteur de lumière, lui ayant donné "consciousness, awareness, even vision" (p. 209), sans pourtant, ajoute-t-elle, avoir rien résolu. Grâce à la succession de ces petits éclairs de l'anachronie diffusés dans tout le texte, l'interrogation d'Elizabeth, dans cette même analepse : "how could terror in the dark be worse than this lonely terror of the broad daylight?" (p. 210) peut ne pas recevoir une unique réponse définitive dans une fin qui restera ouverte pour le lecteur.

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Ouvrages cités

 

 

BUTOR M., Répertoire I. Paris : Éditions de Minuit, 1960.

CARDIN B., "Les Nouvelles de John McGahern : Une oeuvre autour de la thématique du vide", Thèse, Université de Caen, 1993.

GENETTE G., Figures III, Paris : Seuil, 1972.

MIKOWSKI S., "L'expérience fictive du temps dans The Barracks", Etudes Irlandaises, études sur The Barracks de John McGahern, Sainghin-en-Mélantois : oct. 1994.

POULET G., Études sur le temps humain, t. 1, Paris : Plon, 1952.

RICOEUR P., Temps et récit, t.2, Paris : Seuil, 1984.

TADIÉ J.-Y., Proust, Paris : Belfond, 1983.

 

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 6. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)