(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 6. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)

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Les mystères du rosaire et la roseraie secrète de John McGahern

Nicole Ollier (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3)

 

But seek alone to hear the strange things said,
By God to the bright hearts of those long dead,
And learn to chaunt a tongue men do not know.
Come near; I would, before my time to go,
Sing of old Eire and the ancient ways:
Red Rose, proud Rose, sad Rose of al] my days.
"To the Rose Upon the Rood of Time," William Butler Yeats
 

Far-off, most secret, and inviolate Rose,
Enfold me in my hour of hours; where those
Who sought thee in the Holy Sepulchre,
Or in the wine-vat, dwell beyond the stir
And tumult of defeated dreams; and deep
Among pale eyelids, heavy with the sleep
Men have named beauty.

"To the Secret Rose," William Butler Yeats

 Le mot mystère, d'origine grecque (1), signifie d'abord un rite, culte ou savoir réservé à des initiés, et ce, depuis l'Antiquité; dans la religion chrétienne, c'est un dogme révélé, inaccessible à la raison; le sens théologique comprend les sacrements. Par extension, ce sens

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1. Le latin mysterium signifie : mystères, cérémonies secrètes en l'honneur d'une divinité accessibles seulement aux initiés.

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a englobé une chose cachée, secrète, inconnue. Nous laissons de côté le genre théâtral du Moyen Age qui mettait en scène des sujets religieux.

Or il semble que l'oeuvre McGahernienne (2) puise dans tous ces sens, et organise autour de la prière, et notamment des Mystères du Rosaire, une stratégie initiatique, où la sacralité de la religion doit inclure celle de la famille, et sceller son union par des liens indéfectibles. La parenté entre le nom du Rosaire et la galerie de femmes prénommées Rose, ou qui, sous un autre prénom, comme celui d'Elizabeth, pourraient représenter des avatars du même personnage, souligne l'extension du mystère sacramentel ou théologique au mystère de la femme, présent dans les rites tribaux, nommé dans les versets de l'Apocalypse (3), et certainement mis en évidence dans la Fiction McGahernienne. De plus, le mystère du Rosaire nous renvoie à la tradition celtique revendiquée dans The Secret Rose de William B. Yeats, poète fondateur de toute la tradition irlandaise moderne selon McGahern: "Yeats invented the whole Irish revival. I don't think anybody outside Ireland knows how important Yeats was. In a way it is difficult to imagine Joyce and Beckett without Yeats. Almost single-handedly he established the whole tradition. And he made it very difficult for the second-rate afterwards." (4) Ce mystère devient le rite et le mystère de l'écriture, et rapproche l'écriture poétique des Écritures Saintes, du numineux, de la vision McGahernienne, fondatrice de son écriture personnelle.

1. La liturgie

a) Les Saints Mystères

Les Saints Mystères dans la religion catholique désignent tantôt l'Eucharistie, tantôt les sacrements, tantôt plus largement tous les rites de la liturgie (5). Lors d'un entretien, John

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2. Principaux ouvrages cités: John McGahern, The Barracks, London: Faber and Faber, 1° publ. 1965, 1983, The Dark, London: Faber and Faber, 1° publ. 1965, 1983, The Leavetaking, London: Faber and Faber, 1974, version révisée, 1984, Amongst Women, London: Faber and Faber, 1° publ. 1990, 1991, The Collected Stories, London: Faber and Faber, 1° publ. 1992, 1993. Ces divers titres seront abrégés respectivement en B, D, L, AW, CS, suivis du numéro de la page.
3. "Le messager me dit : "Pourquoi t'étonnes-tu ? / Je te dirai le mystère de la femme et de la bête qui la porte, / celle qui a les sept têtes et les sept cornes," "Le jugement de la putain," Apocalypse, 17. 7, Bible traduite et présentée par André Chouraqui, Desclée de Brouwer, 1985. La putain est alors Babel.
4. Salon du Livre de Bordeaux, 9 octobre 1994.
5.    Le mystère signifie le grand secret divin, tenu caché depuis l'origine du monde, et révélé en Jésus Christ; les mystères font référence aux rites sacrés qui permettent aux fidèles de prendre part à cette rédemption, dont ils ne peuvent pénétrer la richesse infinie sans la révélation de Dieu et sans la foi. Missel quotidien des fidèles par le R.P. J. Feder, Tours: Maison Mame, 1957, xvii.

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McGahern nous rappelait, étonné de cette nécessité dans un pays catholique, le roulement des Mystères du Rosaire dans la semaine – "Three days were the Glorious Mysteries, which was Monday, Saturday and Sunday. The Joyful Mysteries were Monday and Thursday, the Sorrowful Mysteries were Tuesdays and Fridays, because Friday would be the Crucifixion" (6), à savoir les Mystères Joyeux (Annonciation, Visitation, Nativité, Purification, Jésus est retrouvé au Temple), les Mystères Douloureux (Agonie au Jardin des Oliviers, Flagellation, Le couronnement d'épines, Le portement de croix, La mort du Christ sur la croix) et les Mystères Glorieux (Résurrection, Ascension, Pentecôte, Assomption, Couronnement de la Vierge) (7).

Or la condition d'Elizabeth dans The Barracks semble pouvoir se lire à travers le prisme des Mystères. Elle ne connaît guère les Mystères Joyeux, sinon en négatif.- le prénom d'Elizabeth nous renvoie au Mystère de la Visitation de la Vierge Marie à Elisabeth, enceinte de Saint-Jean Baptiste malgré son âge avancé, et qui l'accueille avec ces paroles : "Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni." Marie répond par des louanges au Seigneur: "Mon âme chante la grandeur du Seigneur. Mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur." Mais les visites que reçoit ou rend Elizabeth Reegan sont rares et si peu gratifiantes qu'elle souhaite souvent le départ de ses visiteurs. Loin d'être comblée des joie d'une maternité tardive, elle en déplore l'absence, n'ayant conçu qu'un cancer, unique fruit de son sein. Le Mystère de l'Annonciation correspond ironiquement aux verdicts médicaux, et à l'annonce du diagnostic redouté. La visite chez le médecin est comparée explicitement au sacrement de la confession : "She might have been kneeling in front of the queue in front of the confessional and her turn to enter into the darkness behind the purple curtain coming closer and closer” (B 79) (8). Après avoir recouvré 1'usace d'un bras après l'opération, Elizabeth éprouve un fugace instant de bonheur qui s'apparente au Mystère de

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6. Entretien de l'auteur avec John McGahern, Bordeaux, 8 octobre 1994, La Licorne, Université de Poitiers, parution en décembre 1994.
7. Ils datent de 1729, comportent 150 psaumes en l'honneur de Dieu, et 150 Ave Maria, manière de psautier de la Vierge. La dévotion joint à la prière vocale la méditation des principaux mystères auxquels participait la Mère de Jésus. Notons que la chrétienté s'était unie au Pape dominicain saint Pie V pour obtenir de Marie, par le Rosaire, la victoire sur les Turcs. La fête du Saint Rosaire fut instituée en souvenir de la protection de la Vierge, lors de la bataille de Lépante, le 7 octobre 1571. La récitation du chapelet remonte au moins au XIIe siècle. Pour les Mystères du Rosaire, Missel quotidien des fidèles, op. cit., 1729-32.

8. Confession auriculaire elle-même calquée sur la confession publique au Grand Architecte pratiquée aux mystères grecs. J. M. Ragon, La Messe et Ses Mystères Comparés aux Mystères Anciens, fac-similé, 1883, 58.

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la Purification (9) : "By the tenth day she could touch the back of her head with her hand and she had hours of happiness such as she never remembered" (B 125). Ce bonheur repose désormais sur un mystère, la promesse d'une révélation spontanée à sa quête, qui la blanchit de toute culpabilité, la purifie en quelque sorte :

 There'd be no searching for meaning, she must surely grow into meaning, as she grew to love, there was that or nothing and she couldn't lose.... The apparent futility of her life in this barracks came at last to test on this sense of mystery. It gave the hours idled away in boredom or remorse as much validity as a blaze of passion, all was under its eternal sway. She felt for a moment pure, without guilt. (211) (10)

Les Mystères Douloureux sont les plus réminiscents de son cheminement sur les pas du Christ, son véritable chemin de Croix. Elle se rappelle la solitude christique de l'Agonie au Jardin des Oliviers, quand la vigilance de ses disciples avait cédé au sommeil, "his aggony not their drama" et les mots de reproche de Jésus : "Can you not watch an hour with me?" (B 164-5) Car elle-même est désertée par une famille trop occupée par la tourbe et distraite par l’agitation des bien-portants :

Christ on the road to Calvary, she on the same road; both in sorrow and in ecstasy; He to save her in Him, she to save herself in Him .... She saw ... the unendurable pettiness and degradation of her own failings raised to dignity and meaning in Christ's passion. (B 194)
And if the Resurrection and still more the Ascension seemed shadowy and unreal compared to the way to the Calvary, it might be because she could not know them with her own life, on the cross of her life she had to achieve her goal, and what came after was shut away from her eyes. She could only smile and Crucifixion and Resurrection ended in this smiling. (B 195)

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9. Il s'agissait à l'origine de la Purification de la Vierge, après l'enfantement. Cette commémoration est devenue dans la liturgie celle de la présentation de Jésus au temple par sa mère, selon la loi juive de l'offrande du premier-né quarante jours après la naissance : en le voyant, le viellard Symeon reconnut en lui la lumière pour éclairer la nation (Luc 2: 22-39), d'où le nom de Chandeleur donné à cette fête.
10. Ses retours à la maison, "I am coming home and I am alive" (B 97), "the shock of homecoming" (B 140), pourraient, quoique de très loin, ressembler au Mystère de "Jésus retrouvé au temple," dont l'Évangile est lu pour la fête de la Sainte Famille le premier dimanche après l'Épiphanie : c'est sans doute cette vie en famille avec ses travaux, ses dévouements et ses sacrifices qui rapprocheraient la condition d'Elizabeth de l'incarnation du fils de Dieu dans le cadre naturel d'une famille.

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La douleur atroce au réveil de l'opération, associée à l'humiliation de montrer son corps nu, rappelle la Flagellation; le couronnement d'épines étant relayé par les accoutrements dont on l'affuble comme pour "quelque vieux rite" (B 120) avant d'entrer dans le "théâtre" chirurgical. Le poids des draps sur son corps moite et souffrant, aggravé du poids des poutres du plafond sur ses yeux, ressemble fort au portement de croix, achevé avec sa mort : "The weight of the bedclothes, the weight of the boards of the ceiling, on her eyes, the weights hanging from her body removed any hope she might have that she'd recover in a few minutes and be able to rise" (B 195-6).

Elizabeth anticipe les Mystères Glorieux, lorsque, avançant dans la douleur, mais dans la recherche d'une révélation, elle se convainc de l'appel à l'élévation, "to rise in passion" (202). Cette résurrection espérée prend pour modèle celle du Christ, inscrite dans la prière du Rosaire : "I must travel the road of penance and prayer towards my Resurrection in Jesus Christ. It is my one joy and sweetness and hope, and if 1 will not believe in this Eternal Resurrection 1 must necessarily live within the gates of my own hell for ever (B 73). Ce sont les policiers qui soulignent l'Ascension au ciel après son enterrement, en désignant dans le cimetière le doigt de pierre levé dans la direction présumée du paradis : "I think Ascension is the important thing," conclut le bouffon Mullins doctement (B 225). L’Assomption, enlèvement miraculeux de la Vierge au ciel par les anges, commémoré le 15 août, avec la récitation de l'Ave Maria, rappelle la mort d'Elizabeth en mai, mois de Marie, avant le mois de septembre si espéré.

b) Les Prières

La famille dans The Barracks récite ses prières de manière régulière, il semble même que celles-ci régulent son horaire ; Casey aussi a besoin de la dizaine du rosaire avant d'aller au lit, cette prière étant devenue non pas sa seconde mais sa première nature : "repetitions that had become more than his nature" (B 24). À tel point que la voix des policiers à l'unisson peut s'apparenter, de loin, au "chant rauque d'une prière" (B 25). Reegan dispose un journal sur le ciment avant de s'agenouiller, après avoir sorti son chapelet de la poche de sa veste (B 33). Il entonne les versets, comme le ferait un prêtre, et attend les répons de sa famille, tels ceux des fidèles. Les prières sont nommées avec un luxe de précisions, "the Apostle's Creed, Our Father, Hail Mary, Glory be to the Father” (B 36), "the Dedication of the Christian family, . . . Prayer for the canonization of Oliver Plunkett" (B 36), parfois transcrites en entier. Elles sont proférées dans un bourdonnement monocorde, comme une routine mortelle, "repeated over and over with relentless monotony . . . the voices simply murmuring in a habit or death" (B 33), tandis que l'esprit s'absente ou que la tête se vide de toute pensée, "their minds not on what they said, but blank or wandering or dreaming their

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own lives" (B 33). Quand la fatigue d'Elizabeth lui fait perdre le compte et ajouter un "Je Vous Salue Marie" à la dizaine, nul ne le remarque, mais les mots répétés prennent un inquiétant goût de poussière dans sa bouche, "as intrusive as dust in her mouth" (B 33). Puis sa faiblesse la condamne à garder la chambre, et c'est autour de son lit que la famille s'agenouille pour prier, préfiguration du rosaire de la veillée mortuaire (B 197), rappel des gravures de la dormition de la Vierge.

 Le jour où elle se retranche dans sa chambre, heurtée à tort par des paroles maladroites de Willie, elle entend de loin le Rosaire, récité sans elle, "droning to its end . . . Reegan sing-songing, . . . the voice completely toneless that repeated Her praises" (B 36), et perçoit même une prière pour une mort heureuse. Cet épisode prend pleinement son sens lorsqu'il est mis en parallèle avec une scène semblable dans Amongst Women où Rose répond par le retrait, l'absence et le silence aux reproches injustes de Moran. Un dialogue de sourds, parfaitement codifié et ritualisé, s'instaure en langue cryptée.

En effet Rose a été admise dans la famille par un rite de passage : le père de famille ayant consulté ses filles sur l'opportunité de remplacer leur mère, les invite à se recueillir et prier afin d'éclairer leur choix. Quand il introduit Rose pour la première fois en ses murs, la petite congrégation s'agenouille pour le Rosaire, et après le Premier Mystère, Moran pose son regard sur Rose, qui comprend et enchaîne avec le Second Mystère, "as if she had been saying it with them all the nights of their lives" (AW 48). Cet accord tacite, immédiatement harmonieux, qui la place à la droite du père, scelle son initiation, et lui permet une entrée solennelle dans le sanctuaire de la sainte famille.

Cette scène initiatique se charge d'une sainte épouvante lorsque Rose rompt cet accord sacré à deux reprises. Elle se fait d'abord sauvagement réprimander pour avoir osé s'immiscer dans l'histoire-tabou de Luke – elle n'est précisément pas initiée au secret de famille. Blessée à vif, elle se retire, sans essayer de se justifier (AW 54) ; puis Moran décide de dire le Rosaire et d'ouvrir les portes afin qu'elle participe à la prière : "At the Second Glorious Mystery Moran paused. Sometimes if there was an illness in the house the sick person would join in the prayers through the open doors but when the silence was not broken she nodded to Mona and she took up Rose's Decade" (AW 55). Le Premier Mystère Glorieux, celui de la Résurrection, revient à Moran, et Rose cède sa préséance sur les enfants pour le Second, celui de l'Ascension; elle les laisse retrouver la distribution des rôles antérieure à son intronisation, exprimant sa rébellion par son mutisme absolu.

La scène est d'autant plus signifiante qu'elle est répétée, déclenchée par la même assertion que celle de Willie à Elizabeth, mais cette fois imprégnée du venin de la jalousie clannesque, Rose a le tort de rendre visite aux siens, négligeant son Seigneur Moran et lui

 

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dérobant probablement ses biens au profit de l'autre maison : "We managed well enough before you ever came round the place" (69), amplification directe d'une réflexion à ses filles : "We could get on topping without her"  (68). Le rythme ternaire de la répétition ajoute à l'horreur du sacrilège, lorsque Moran fait ouvrir une nouvelle fois les portes pour qu'elle participe à distance, mais que le silence absolu répond à l'invitation à la prière : "The doors stayed open but no murmur came from the other room. Moran paused after the First Decade. Rose always recited the Second Decade but when no sound whatever came from the room he nodded severely to Mona to begin. On the completion of the circle, Moran again had to recite the Last Decade" (AW 70). Le compte est faussé, et contraint donc Moran à la circularité du commencement et de la fin, le schéma de l'ouroboros.

Ce faisant, Rose a remis en question la sacralité de la structure familiale ainsi ébranlée, bousculée. La stratégie est d'une efficacité parfaite puisque Moran retire ses plaintes, et se voit obligé de les renverser en louanges. Il demeure que l'absence d'un membre à la récitation du Rosaire dramatise sa scission par rapport à la famille, c'est le cas pour la vacance créée par le départ de Luke, invoqué par son père dans les intentions de la prière :

 'In the name of the Father and of the Son and of the Holy Ghost we offer up this most holy Rosary for the one member of the family who is absent from the house tonight,' and the dramatizing of the exception drew uncomfortable attention to the disturbing bonds of their togetherness. (AW 96)

 Lorsque son jeune frère Michael a été initié aux mystères de la femme par une fille libérée, et plus âgée que lui, Irlandaise émigrée en Amérique, il supporte difficilement cette position d'humilité qui succède à son expérience de jeune coq avide de pavoiser. Aussi récite-t-il la Troisième Dizaine avec stridence, foudroyé du regard par Moran, qui attend la fin de la prière sacrée pour lui reprocher le ton employé (AW 109). La violence latente est toute entière contenue dans ces paroles apprises, où seul le ton exprime l'affirmation de soi réprimée du fils, et où le regard sévère du père traduit ce que la solennité de l'instant renvoie au mutisme provisoire.

Ce rite institué avec une telle autorité par Moran lui permet d'établir sa suprématie dans le clan, de s'investir d'un pouvoir sacré, qui dépasse sa condition de père, à la manière des attributs surnaturels du prêtre dans la religion catholique. C'est ainsi que Moran, après avoir passé à la question son futur gendre, le soumet au fameux rite de passage, lui ordonnant de compter sur ses doigts s'il n'a pas de chapelet, et faisant tonner ses accents dominateurs, tandis que la fiancée de Mark est au supplice :

 

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He stumbled over the first lines, with Maggie suffering tortures in case he would be seen to be so unused to prayer as to have forgotten the words; but by the time he got to the Hail Marys he was able to fall back on the repetitive rhythms and Maggie was able to breathe easily again. (AW 136)

 Certains jours, le Rosaire constitue la totalité de l'échange verbal de la famille, et il n'est pas une épreuve, une décision, une étape, où Moran n'invoque une puissance supérieure pour le secourir (AW 118) ou ne sorte son chapelet pour entamer le Rosaire (AW 50, 124), promettant réconfort ou illumination. Lorsqu'il est troublé, il trébuche, erreur qu'il reprocherait vivement à ses proches. Sa devise, "A family that prays together stays together" (AW 137), dont John McGahern nous informe qu'il l'a empruntée à un prédicateur américain prosélyte inquiétant, Father Paton (11), l'ancre dans son rôle de vicaire laïc et de tyran prédicateur. Ce rituel en effet est moins l'expression d'une foi religieuse qu'un moyen de fortifier la cohésion symbolique de la famille, désirée par Moran.

En vieillissant, seul avec Rose, il lui propose de dire la prière dans la voiture, pour gagner du temps au retour d'une excursion, comme si cette contrainte imposée aux siens l'encombrait désormais. Reegan semble accablé de la même fatigue lorsqu'il invite Elizabeth à avancer l'heure de la prière pour éviter la lassitude du soir, étouffant dans son ronron l'amorce de discussions épineuses. La scène de l'agonie de Moran est à cet égard révélatrice, encore qu'énigmatique. Il interrompt sans ménagement la récitation du Rosaire qu'il vient d'exiger des femmes de sa famille, par une rude intimation au silence. Curieusement, elles choisissent d'ignorer cet ordre ultime en le couvrant des paroles rituelles (AW 181) : il n'a littéralement plus voix au chapitre. Le Rosaire clôt la vie de nombreux personnages et, après s'être révélé impuissant à garder la mère du narrateur en vie dans The Leavetaking, il s'en remet à la volonté du Seigneur, puis implore le salut de son âme (L 69, 74, 82) ; il accompagne ainsi le passage dans l'autre monde.

La prégnance de la prière est d'autant plus grande qu'elle rythme non seulement le calendrier ou l'horaire familial, mais l'espace de l'écriture. Ainsi les versets "Thou, o Lord, will open my lips, And my tongue shall announce Thy praise" (B 33) récités au premier chapitre de The Barracks se poursuivent et se complètent à la fin du chapitre deux (B 73). C'est alors seulement que la prière prend toute sa résonance personnelle pour l'héroïne, car elle contient sa destinée, "the road of penance and prayer towards the resurrection in Jesus Christ" (B 73). Elizabeth ne ressent jamais autant les bienfaits de ces dévotions ou la bienveillance de son époux que lorsqu'il prie pour elle ; elle savoure sans oser y croire, la

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11. Entretien du 8 octobre 1994.

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douceur de cette affection, traduite par l'intention de la prière, mais absente des propos ordinaires. Les quatre premiers versets de la prière qui suit les dizaines du Rosaire "Mystical Rose / Tower of David / Tower of Ivory / House of Gold" (B 36) observent le même rythme par accrétion ; ils correspondent d'abord à une accalmie dans les souffrances d'Elizabeth puis sont complétés après l'Extrême-Onction par les versets suivants et la litanie des répons : "Ark of the Covenant, / pray for us. / Gate of Heaven, / pray for us. / Morning Star" (B 219). La tour d'ivoire de la maison dorée familiale est devenue seuil du paradis et étoile au firmament. Les fonctions curative, roborative, d'exutoire du Rosaire tiennent à sa nature de mystère, il n'est pas tenu de proposer un sens accessible:

 The rosary had grown into her life: she'd come to love its words, its rhythm, its repetitions, its confident chanting, its eternal mysteries; what it meant didn't matter, whether it meant anything at all or not it gave the last need of her heart release, the need to praise and celebrate, in which everything rejoiced. (B 220)

 Si le Rosaire accompagne l'agonie des mourants, puis la veillée des morts, c'est que son rôle initiatique se prolonge dans la Mort, nommée par Mircea Eliade "la Grande Initiation" (12). Pour lui, c'est parce que la mort est vidée de son sens religieux pour l'homme moderne et incroyant, qu'elle est assimilée au Néant, "et devant le Néant l'homme moderne est paralysé" (MR 66); mais "pour le croyant, la mort . . . est un rite de passage" ; pour l'homme archaïque ou primitif, elle est salvatrice car elle fait partie de l'initiation rituelle, au même titre que l'agonie et la résurrection (MR 67).

 c) L'Angélus

La mort d'Elizabeth n'est pas seulement préparée puis ponctuée par les Mystères du Rosaire, mais elle coïncide de surcroît avec l'Angélus de Midi. L'Angélus, sonné le matin, à midi, puis le soir, nous rappelle le mystère de l'Incarnation et la mission de Notre-Dame dans le dessein de Dieu : "L'Ange du Seigneur apporta l'annonce à Marie, et elle conçut du Saint Esprit." Les dames âgées dans la clinique où est soignée la tante du narrateur dans The Pornographer, lui semblent accoucher de leur mort dans une maternité mortuaire, telles des roses bleues, "It was like being in a maternity ward in the night, and all those women were waiting to give birth, to their own death" (P 175) "They were like what, like roses, . . . like girls, like blue roses" (P 176). Ainsi Elizabeth va-t-elle accoucher de sa mort, mais sans avoir reçu la révélation espérée.

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12. ELIADE M., Mythes, rêves et mvstères, Paris: Gallimard, Folio Essais, 1957, 1990, 66. Les prochaines références useront de l'abréviation MR.

 

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Chez les païens, l'Angélus était le surnom du dieu Mercure. Il est censé annoncer "l'arrivée du jour, la venue de Gabriel, messager du matin, de l'exaltation du Soleil, roi des cieux, à midi ; et l'arrivée de la Nuit, mère du jour, de la vierge Isis-Marie, courrière des obscurités, la Lune." (13) Or l'exaltation du Soleil devient pour Elizabeth l'arrivée de la Nuit : tout se passe comme si avait sévi le "démon de midi" ou plutôt la "dévastation qui sévit à l'heure de midi" du Psaume (14) : Roger Caillois rappelle que dans le folklore grec, "midi était, par excellence, l'heure de l'apparition des démons" (15). La notice de Mabillon dans le dictionnaire Du Cange définit l'attaque du démon de midi comme "l'incursion subite d'une violente maladie qui prive le patient de 1'usage de ses sens ou de sa raison, et qui survient au milieu du jour," ou bien encore, comme toute impulsion diabolique. Connu des magiciens et des exorcistes, le démon de midi annonce la mort dans certaines légendes (Meridiana), une prière grecque aux anges mentionne "le démon de midi, démon d'apparition, qui est vu dans les carrefours" (DM 91). (16)

Dans la Grèce Antique, midi – le midi immobile de Platon, fatal pour les marins d'Homère exposés au chant des sirènes – est l'heure sacrée où les rideaux sont tirés (parapetasmata) dans les temples pour les libations aux morts, parce qu'il est dangereux de pénétrer dans un lieu sacré à l'heure des morts. Dans le folklore, midi est l'heure a laquelle les âmes tourmentées peuvent trouver leur délivrance et qui permet aux vivants l'accès dans l'autre monde – "Quelquefois ces âmes en peine apparaissent exclusivement à midi, sont délivrables à minuit, cas particulier de l'antagonisme du pôle des ténèbres et du pôle de la lumière" (DM 33). La croyance de Midi comme heure des morts est indo-européenne, et certainement celtique. La lumière de midi faciliterait à l'âme son ascension vers le ciel. Pendant la nuit, le soleil visite l'empire des morts et peut de cette façon envoyer un fantôme à l'heure de midi. Midi est l'heure de l'épiphanie méridienne des morts (à valeur apocalyptique dans le cas de Perséphone et Pluton) mais aussi de la mort, "non pas tant

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 13. RAGON J.M., La Messe et ses Mystères Comparés aux Mystères Anciens, 1883, fac-similé, 149.
14.  "Tu ne frémiras pas du tremblement de la nuit / de la flèche qui vole le jour / de la peste qui va dans l'obscurité, du saccage qui razzie à midi." Psaume 91, v. 5-6, Bible de Chouraqui.
15. CAILLOIS R., Les démons de midi, Fata Morgana, 1991, 84. Le Talmud fait mention d'un démon d'avant et d'après-midi "muni d'un cor, [qui] ne possède qu'un oeil et tourne continuellement en cercle" (op. cit., 84) Les prochaines citations dans le corps du texte useront de l'abréviation DM.
16. Les moines diagnostiquent l'acedia, "hypotension psychologique," accès d'aboulie du moine en proie à un dégoût de la vie qu'il mène, et qui risque de succomber aux tentations de la paresse ou de l'eros, comme les marins d'Ulysse au charme des Sirènes au moment de ce "midi immobile" de Platon, op. cit., 92-3. Nos remarques suivantes sont directement inspirées des chapitres : "Midi, Heure de Passage," "Midi et l'Ombre," "Midi, Heure des Morts," 21-42, "Le Démon de Midi," 82-95, et "Le Tremblement de Terre à Midi," 109-11.

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d'ailleurs à cause du silence et de l'immobilité de la nature à ce moment, que pour l'instant où la force du soleil n'apparaît plus bienfaisante, mais desséchante et accablante, non plus fécondante, mais dévastatrice" (DM 40). Le Soleil de zénith est une heure de passage, critique et redoutable (midi séparait le jour en deux parties respectivement consacrées aux divinités ouraniennes et chthoniennes).

Comme avec le rosaire, la prégnance de l'Angélus est augmentée par sa répétition ternaire et cyclique : c'est l'heure de la première rencontre d'Elizabeth et Reegan, coïncidant avec le passage d'une charrette chargée d'une moisson de foin coupé, et roulant comme l'aurige de Delphes, "as if they had eternity for their journey" (B 14-5). Le lien avec sa seconde apparition est renforcé par le vélo d'Elizabeth dans la première scène, prêté ensuite à la femme du sacristain dans la seconde (B 55) : la femme traverse un pont, poussant sa bicyclette, et Elizabeth observe combien l'esprit est ardent mais la chair n'en peut plus, "The spirit was willing and marvellous . . . but the poor flesh had simply more than it could take," renvoi intertextuel aux Evangiles – "the spirit indeed is willing, but the flesh is weak" (Matthew 26: 41) (17) : la cycliste ne répond pas à son signe de la main, comme si la vision était imaginaire, et qu'Elizabeth voyait là un reflet de sa propre image, qui la ramène d'ailleurs aussitôt à sa propre chair vieillissante et souffrante.

Les roues de la charrette, des bicyclettes, font rouler la vision jusqu'à l'Angélus de sa mort, transformant le son des cloches en glas, et transmuant les scènes précédentes en annonces de ce retour à l'origine (B 168), rappelé aux fidèles par la liturgie du mercredi des cendres (B 194). Sa préfiguration se profile dès le retour d'Elizabeth du cabinet médical, où elle pousse son engin sur les montagnes russes des collines, inlassable Sisyphe ne pouvant répondre à la question de la vie que par une réponse circulaire : "I am pushing the bike because I am pushing because I am pushing because I am pushing. I am going home because I am going home because I am going home" (B 96). Somme toute, un jeu intellectuel ou langagier comparable à la ronde florale de Gertrude Stein, "A rose is a rose is a rose," ou encore à la circularité du moulin à prières – un moulin prompt à se transformer en "the lonely treadmill of (her) thinking" (212), voire en "the frightful mill of love" (65). Dans la pensée hellénistique, Plutarque rappelle en terme de moulin la rétribution divine, d'autant plus redoutable qu'elle se fait attendre : "Though the mills of God grind slowly, yet they grind exceedingly small."

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17.  La chair au sens biblique désigne non seulement la matière corporelle, mais l'homme dans sa petitesse, soulignant la faiblesse périssable dans la condition humaine ; elle s'oppose à l'Esprit. Paul insiste sur la chair, siège des passions et du péché. Les chrétiens dominent la chair par leur union au Christ dans la foi, et par la souffrance, offerte dans la joie. Notes au Nouveau Testament, Paris: Editions du Cerf, 1958, 529.

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d) Le Voile du Temple

Il convient d'ajouter à cette lecture mythologique et folklorique, une lecture biblique évidente dans cette superposition de midi et de la nuit, et de rappeler un épisode du Nouveau Testament fort présent à la conscience de John McGahern, le déchirement du voile du Temple à la mort du Christ : "C'était environ la sixième heure quand, le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur le pays tout entier, jusqu'à la neuvième heure. Le rideau du Temple se déchira par le milieu, et Jésus dit en un grand cri : 'Père, je remets mon esprit entre tes mains.' Et, ce disant, il expira" (Luc, 269). La version de Matthieu attribue au Christ les paroles de déréliction, et fait accompagner ce moment de prodiges naturels et surnaturels :

'Eli, Eli, lema sabachtani ?' c'est-à-dire 'Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?' . . . Et voilà que le rideau du Temple se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent. (Matthieu 45-7, 51-2)

 C'est en surimpression, et comme en négatif, que les deux événements, biblique et romanesque, se répondent. L'éclipse de soleil que subit la vision d'Elizabeth correspondant au déchirement du voile du temple et au tremblement de terre – va de pair avec son esseulement dans son agonie. Le pathos profond est exacerbé par la jubilation ambiante, car pour la fillette à ses côtés, ce mai estival – le temps de la moisson est celui de la grande activité des spectres de midi (18) – est couleurs, fécondité, joie, lumière, et exubérance des forces ouraniennes :

The wide window where she stood was open on the summer, changing corrugations of the breeze on the bright lake and river, glittering points; butterflies, white and rainbow tossed in the light over the meadows, wild flowers shining out of the green, the sickly rich heaviness of meadowsweet reaching as far as the house. (B 221)

 L'image est saturée d'une surabondance de couleurs, de parfums suaves, d'éclats de lumières, de mouvements, de reflets, qui s'adressent à tous les sens auxquels précisément Elizabeth tente vainement de se raccrocher, "the perishing senses trying to find root in something physical" (B 221). Dans le même temps, Reegan et le reste de la fratrie sont englués dans le royaume des forces chthoniennes, de la glaise, de la glèbe représentée par la

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18. CAILLOIS, op. cit., 37.

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Tourbe : "Reegan was on the bog with Sheila and Willie the day she died" (B 220)". La cruauté de la solitude réside en ce que le séisme dévastateur pour l'un n'est que routine journalière pour les autres, voire extase du zénith resplendissant.

La dialectique de l'ombre et de la lumière dans ce contexte doit se lire en surimpression de l'exégèse biblique. Les ténèbres pour le Chrétien sont le monde sans Dieu, mais Jésus, lumière de la vie, a vaincu le Prince des ténèbres et de la mort, Satan : les cierges allumés devant le corps d'Elizabeth sont le symbole de la foi, qui est participation à la lumière divine. Rien de glorieux dans ou après la mort d'Elizabeth, elle n'est plus que l'objet d'agitations rituelles carnavalesques de noces (20), dans une relativité joyeuse qui fait de Reegan un pantin ; la famille parait désagrégée, rendue au chaos de l'absence de mère, la structure policière est parallèlement bafouée, sa figure paternelle, renversée.

 II. Le mystère de la femme

Si la famille est sacrée, et si les Mystères qui scellent sa cohésion sacro-sainte s'achèvent avec les plus douloureux dans le cas de The Barracks, la femme aussi est objet de mystère, et son initiation à la maturité féminine s'apparente aux "Mystères de la femme" tribaux : Mircea Eliade souligne l'expérience religieuse profonde qui sous-tend ces derniers, leur point de mire étant "l'accès à la sacralité telle qu'elle se révèle en assumant la condition de femme" (MR 257). Elizabeth par exemple s'efforçant de réhabiliter son corps malade et de vaincre la honte de l'exposer nu à l'hôpital, se souvient du premier sang menstruel, qu'elle associe au passage de la naissance : "was she shamed when this body was excreted by her mother or when it had strutted in the rouge of its youth?" (B 119)

Dans les rites initiatiques, l'événement qu'elle évoque avec les mots "the rouge of its youth" est le point de départ de la ségrégation de la jeune fille et de l'initiation aux secrets sexuels, ainsi qu'au filage et au tissage dans les peuplades observées. Cette activité de l'aiguille est précisément celle qui occupe Elizabeth dans la première phrase de The Barracks, d'une manière ostensiblement traditionnelle, domestique, conjugale, puisqu'elle est désignée par son nom de femme mariée : "Mrs Reegan darned an old woollen sock as

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19.     Notons combien Moran se couvre de chaux dans ses travaux, et se laisse même pénétrer par elle, jusqu'à en manger (AW 73).
"Mona," nom de celle des enfants qui assiste à la mort d'Elizabeth, en gaëlique signifie "tourbe," me suggère Cornelius Crowley, ce qui l'ancre à son tour dans les forces chthoniennes.
20.  La relativité joyeuse : "la relativité de toute structures sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation (hiérarchique). Bakhtine M., La Poétique de Dostoievski, Paris: Seuil, 1970, 172. Bakhtine parle aussi des débats carnavalesques populaires entre la vie et la mort, l'ombre et la lumière, l'hiver et l'été, op. cit., 180.

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The February night came on, her head bent, catching the threads on the needle by the light of  the fire, the daylight gone without her noticing" (B 7). Sa potentialité créatrice est réduite à une activité ancillaire, une attitude penchée, voire voûtée, la fileuse du destin se contente de rattraper les fils usés pour ravauder une vieille chaussette, et ce, dans une atmosphère ténébreuse, le jour s'étant dès l'ouverture du roman changé en nuit comme à son insu.

Elizabeth déplore que son époux lui demeure inconnu après plusieurs années de mariage (B 64), car il repousse l'intimité avec quiconque. Mais la réciproque est vraie, et Reegan fait remarquer à son fils la différence des sexes, et lui demande de mesurer ses mots, car les femmes réagissent autrement : "Will you never understand that women look on things different to men?" (B 36) Halliday aussi estime que leur vision de la vie est différente : "Women have to believe in life, but some men are different" (B 89). Dans Amongst Women, c'est Rose elle-même qui devient une énigme pour Moran au fil des saisons, et notamment après que son habile retrait des Mystères du Rosaire et l'annonce de son départ ont eu raison de son courroux dominateur : "Instead of recognition, all that the quarrel had incurred was a deepening blindness. He now knew less about her than the day they had first met in the post office" (AW 71-2), "no one could read Rose's face" (AW 72).

Elizabeth est seule à voir l'injustice de l'esclavage infligé par leur père, les aide pour leurs devoirs, se réjouit de leur préparer des surprises gustatives, se sent avec eux, malgré son sentiment d'impuissance à les défendre. Rose va plus loin, elle émancipe Maggie (AW 61), lui permet de s'épanouir dans sa profession et son mariage. Sitôt arrivée parmi ces autres femmes en boutons, elle se trouve dans leur camp : "they were already conspirators. They were mastered by and yet they were controlling together what they were mastered by" (AW 46). C'est en quelque sorte décrire un maniement du pouvoir inverse de celui de Moran que ses champs travaillent, voire usent, davantage qu'ils ne sont travaillés par lui : "Instead of using the fields, he sometimes felt as if the fields had used him" (AW 130). C'est au crépuscule de sa vie que Moran se rend compte, à sa grande frayeur, du pouvoir de ses femmes, elles semblent prendre pour lui le rôle de Parques, décidées à le priver de sa mort et le condamner à une régénérescence éternelle : "Such was the strength of the instinct that they felt they could force their beloved to remain in life if only they could, together, turn his will around. Since they had the power of birth there was no reason why they couldn't will this life free of death" (AW 178). Ces femmes-fleurs auraient-elles ajouté à leur mystère, celui de la vie et de la mort ? Comme le souligne Denis Sampson, Rose établit ses propres rituels domestiques en contrepoint de ceux de Moran, la cérémonie du thé répondant au rite du Rosaire (21), les deux ayant en commun la répétitivité cyclique donnant un sens de permanence, et de stabilité.

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21. SAMPSON D., Outstaring Nature's Eye, The Fiction of John McGahern, Washington D.C.: The Catholic University of America Press, 1993, 233.

 

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Femmes-fleurs

Même si Rose n'est pas procréatrice, elle participe d'une métaphore organique de l'épanouissement, de l'éclosion, de la floraison, inscrite dans son nom, et lorsqu'elle fait la connaissance des filles Moran, elle leur raconte aussitôt son expérience écossaise au service des Rosenbloom et comment le maître de maison apaisait la jalousie de sa femme, et se faisait pardonner d'avoir détourné à son profit les services de leur employée en lui offrant des brassées de roses (AW 46-7). Cette métaphore de la florescence réapparaît autour de son homonyme dans la nouvelle "Sierra Leone" : "She had lived rooted in this one place and life, with this one man, like the black sally in the one hedge, as pliant as it is knobbed and gnarled, keeping close to the ground as it invades the darker comers of the Meadow" (CS 329). Lorsqu'elle meurt, son jardin de fleurs est piétiné par ceux qui assistent à son enterrement (CS 330). Le sacrilège est volontaire chez le vétéran McQuaid qui exerce une tyrannie mesquine sur sort épouse en encourageant ses vaches à brouter ses fleurs (22). Dans Amongst  Women, c'est Rose qui, avec l'aide des filles de Moran, encourage le talent féminin de Michael pour 1'horticulture : sa réussite agace son père, qui réserve ses félicitations pour la virilité du travail de bûcheron, "This man and me are after slaughtering a few trees out there" (AW 47).

Pour Elizabeth, le vase de jonquilles joue le rôle de leitmotiv dans ses méditations : en lisant, son regard l'englobe avec la machine à coudre (B 49), elle le retrouve dans la salle d'attente du médecin sur une grande table "elliptique" où deux enfants sont installés près d'une pile de revues (B 78), ou le touche sur le rebord de la fenêtre dans la cuisine de la caserne en laissant porter son regard loin dehors sur le lac et les sapins, là où le soleil déclinant fait exploser les couleurs presque douloureusement, jusqu'à l'éblouir (B 62). Ou bien c'est un vase de roses qu'elle soulève et porte à ses narines, constatant qu'il faut l'éloigner si leur parfum doit rester intact, frais comme après la pluie (B 152). Elle en tire une leçon sur le danger de l'amour total, excessif, qui pourrait casser le vase et la laisser impuissante et désemparée, brisée elle aussi : c'est sa façon de se raccrocher à l'amour fragile des enfants qui ont besoin, se persuade-t-elle, de son affection. Mais dans Amongst

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22. Pour complimenter son camarade de guerre Moran sur ses filles, McQuaid emprunte la métaphore arboricole : "These girls are blooming. You better have our orchards well fenced or you'Il be out of apples by October" (AW 1 1). Ou bien encore il rappelle à Moran combien du temps de sa mâle jeunesse, les filles lui tombaient dans les bras comme des fruits mûrs, "fell in your hands like ripe plums" (AW 19).
Non seulement la mort de Rose laisse son jardin de fleurs sans soins – comme la tante du narrateur dans The Pornographer – dans la nouvelle "Sierra Leone" mais elle la fauche, me suggère J.L. Chevalier, juste avant que ne soit voté l'Acte avantageant la veuve dans la succession de son époux, et que son mari n'ait eu le temps de la déshériter (CS 324-5).

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Women, Rose et les filles de Moran ne cessent à petits pas et avec leurs faibles moyens, de créer leur place et de prendre le pouvoir, tout en jouant de leur mystère grandissant, et finalement lui survivent. Rose appelle d'ailleurs une homonymie propre à l'anglais entre le prénom et le prétérit de "rise," côtoyant souvent l'épisode dramatisé du Rosaire (23).

James Joyce établit l'autre confluence entre Rosaire et Roseraie : prière et essences florales sont étroitement mêlées pour Stephen Dedalus qui, à force de réciter le chapelet à Marie, voit le rosaire se transformer en couronnes de fleurs insubstantielles :

The rosaries too which lie said constantly . . . transformed themselves in coronals of flowers of such vague unearthly texture that they seemed to him as hueless and odourless as they were nameless . . . this thrice triple prayer lie offered to the Three Persons through Mary in the name of her joyful and sorrowful and glorious mysteries. (AP 160) (24)

 III. Le secret de Rose

Rose, l'énigmatique stratège, la femme au double visage, le sphinx de retenue au sourire archaïquement secret, semble nous adresser également au symbole de la Rose chez Yeats. Dans les récits yeatsiens, concernés par le passage, la transmutation, la divinité Rose transcende les contradictions de l'univers : "C'est une image de la femme, de la beauté, et par sa couleur rouge, elle évoque les batailles de l'Irlande héroïque" (25). Pour les Rose-Croix, la Rose s'épanouit sur la croix du sacrifice, comme pour Yeats, où il s'agit de la rose celte, emblème de beauté. Dans The Secret Rose, le baladin christique est du côté des dieux celtes, revendique la mythologie et la poésie celtiques et appartient au monde de Lucifer, porteur de lumière et non de ténèbres. La Rose est une fleur lumineuse et immortelle, résumé de perfections, métaphore de la pierre philosophale, assimilée par les alchimistes au Christ

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23. "He deliberated a long time in front of the pad, and then suddenly rose and put it away without writing anything" (AW 70).
24. "Stephen says three chaplets to strengthen his hold on the three theological virtues – Faith, Hope and Charity – each identified with one of the three Persons in God and each assigned to the three sets of mysteries." Note de Seamus Deane pour James Joyce, op. cit., note IV. 10, 303.
25.    DUFOUR M., "Le Symbole de la Rose dans La Rose Secrète de W. B. Yeats, Gaeliana n°3,1981, 25. La Rose yeatsienne est le Graal arthuigien, souligné par l'étymologie crux, creuset ou croix (28). La Rose, comme dans les rosaces, est en rapport avec le cercle, évoquant le zodiaque circulaire (30). Dans Rosa Alchemica de Yeats, "La rose païenne contraste avec le rosaire, attribut du dévot qui maudit les adeptes de l'Ordre de la Rose Alchimique" (38). Nous nous inspirons étroitement ici de l'article, pages 31-32, 36, 38, 40-42.

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ressuscité – le calvaire et le grand oeuvre étant alors assimilés ; elle symbolise la perfection esthétique qu'est le poème réussi, comme la poésie est quintessence du langage, produit d'une opération comparable à l'alchimie" (26).

Le sacrifice du porc dans The Barracks, dont le bouffon Mullins se gausse en observant qu'il a obtenu plus de publicité qu'un Chrétien (B 171), appartient aux tendances obscures et basses et à l'ignorance, opposées aux tendances nobles symbolisées par la Rose dans le combat du chevalier yeatsien attiré vers le haut dans sa poursuite des porcs dans The Secret Rose (27). Le chant de la grive dans "The Heart of the Spring," indiquant le commencement du voyage de l'âme du vieillard (SR 176), nous adresse au vol des papillons aperçu par la fenêtre quand Elizabeth expire - le grec "psyché" signifie en effet souffle, âme, être, et aussi papillon. Le Temple de la Rose Alchimique est celui où s'effectue la transformation du non-initié en initié. La rose yeatsienne "ajoute de la magie, du mystère, car elle sert à nommer l'innommable," commente Michel Dufour (28).

L'on ne saurait mer que Rose dans Amongst Women ne soit au centre, au coeur du foyer de Moran – heart et hearth –, son nom fuse comme une incantation, "Rose, Rose, Rose" (AW 96) – comme d'ailleurs pour Elizabeth Reegan : "Elizabeth, Elizabeth, Elizabeth, Elizabeth, it seemed without end" (B 142) –, et Michael la déclare indispensable à leur père : "OnIy for Rose I don't know how he'd manage" (AW 147). Après les

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26. "La rose appartient au manteau de l'Irlande mythologique, elle est mise en rapport avec les dieux et les héros celtes et représente la quintessence qu'est la poésie." Ibid., 28.
27. YEATS W.B., "Out of the Rose," The Secret Rose, in Mythologies, op. cit., 161-2. Nos prochaines allusions à The Secret Rose emprunteront les abréviations SR. Voir Michel Dufour, op. cit., 3 1 . Michel Dufour rappelle que la rose implique la régénération par la rosée, car les deux symboles se rejoignent par l'étymologie du latin rosa avec ros, la pluie : elle était blanche dans la mythologie, avant qu'Aphrodite ne se pique à une épine et que le sang ne colore les roses qui lui étaient consacrées à la mort d'Adonis (36). La rose païenne contraste avec le rosaire, attribut du dévot qui maudit les adeptes de l'Ordre de la Rose Alchimique (38). La "rose apparaît comme conciliatrice d'antinomies, comme centre d'équilibre entre des forces qui tirent dans des directions opposées" (40). La forme de la rose est statique mais elle est "au centre de forces dynamiques" (41). Elle est liée "aux traditions mystiques et hermétiques," et "le récit de Yeats est organisé autour du symbolisme du centre et du cercle" (30). Ce faisant elle "illustre les théories néo-platoniciennes selon lesquelles l'artiste a accès à un monde de dieux qu'il peut exprimer dans son art" (42).
La symbolique du porc rejoint naturellement aussi bien la Bible que la mythologie – songeons à l'exorcisme des démons par Jésus qui les envoya dans un troupeau de porcs, lesquels se précipitèrent dans la mer et périrent dans les flots (Matthieu 8: 29-33) ; puis à la magicienne Circé qui transformait ses convives, les compagnons d'Ulysse, en animaux, dont des porcs, et les poussait vers ses étables.

28. lbid., 41.

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funérailles, le pouvoir étant transféré aux femmes, elle a un rire légèrement moqueur en contemplant lors des condoléances la procession des hommes (AW 182) auxquels Sheila semble reprocher leur manque de virilité : "Will you look at the men. They're more a crowd of women . . . remarking on the frivolity of their pace" (AW 184).

La circularité de la Rosace yeatsienne peut être comparée non seulement à la circularité de la structure narrative McGahernienne, mais à celle que sécrète la religion : le dogme y offre en effet un "cercle magique" (D 123) avec des observances qui, suivies à la lettre, garantissent le paradis dans The Barracks (102) et dans The Dark, où les prières libèrent des âmes du Purgatoire selon des comptes d'apothicaire : "Six Our Fathers and Hail Marys . . ., and for every visit they made a soul escaped out of purgatory" (D 168). Cette description ne va pas sans une ironie acide, que l'on peut rapprocher de la fiction yeatsienne, et qui oppose créateur du verbe et célébrant des mystères. C'est d'ailleurs chez Joyce une mise en balance dans laquelle le jeune Stephen Dedalus a tranché, décidant qu'il deviendrait : "a priest of etemal imagination, transmuting the daily bread of experience into the radiant body of everliving life" (29).

Le baladin yeatsien Cumhal préfère l'attitude du poète à celle du chrétien qui rejette une partie de l'homme, et condamne avec virulence la race tyrannique des moines (30). John McGahern au contraire répète à l'envi sa dette immense envers l'Eglise catholique, et il est loin de clamer comme Mr. Dedalus de Joyce : "We are an unfortunate priest-ridden race and always were and always will be till the end of the chapter," "a priest-ridden forsaken race," "We have had too much God in Ireland! Away with God!" (31). Il n'empêche, Elizabeth dans The Barracks s'élève de sa condition inférieure dans un univers patriarcal en s'affranchissant de l'intimidation oppressante du clergé, et en livrant une guerre sans merci au prêtre prosélyte. Elle refuse de croire en le pouvoir sacré de l'homme de Dieu (B 157), conteste jusqu'à la valeur du Sacrement de la confession et la formulation négative du Sacrement de l'Extrême Onction : elle s'en évade, comme des dizaines du Rosaire, en laissant ses souvenirs la ramener à sa jeunesse.

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29. JOYCE J., A Portrait of the Artist as A Young Man, Harmondsworth: Penguin Books, 1° publ. 1914, 1992, 240.
30.    Cumhal s'adresse au frère en ces termes : "O cowardly and tyrannous race of monks, persecutors of the bard and the gleeman, haters of life and joy! 0 race that does not draw the sword and tell the truth! 0 race that melts the bones of the people with cowardice and with deceit!" William Butler Yeats, Mythologies, London & Basingstoke: Macmillan, 1971, "The Crucifixion of the Outcast," 149.
31.  JOYCE J., op. cit., 37, 39.

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Rien d'étonnant si une femme combat le pouvoir oppressant du clergé catholique, si l'on considère le renversement du statut féminin opéré par le christianisme, qui a institué la femme en objet de péché, et gravement touché le statut de la femme celte. Rien d'étonnant si Rose semble un sphinx insondable aussi bénéfique que potentiellement redoutable par son aptitude à manipuler, si l'on songe à la femme Janus de la légende celte remaniée par l'ère chrétienne. Déesse ou sorcière, parfois bénéfique et maléfique en même temps, elle pratique l'initiation sexuelle sur ses fils, comme les jeunes femmes McGaherniennes initient parfois des hommes plus jeunes : ainsi Nell initie Michael dans Amongst Women, Josephine fait mine de se faire initier par le narrateur de The Pornographer, mais c'est elle qui le pièce dans les rets de la procréation, comme Michael se fera plus ou moins piéger dans le mariage par une Anglaise catholique plus âgée. Ces femmes ensorceleuses ne sont jamais aussi énigmatiquement fortes et éternelles que Rose dans son amour entier pour un homme apparemment si préoccupé de la dominer ou de la fuir. C'est sans doute que, comme Deidre, Rose est née en partie de la tradition mythologique des femmes celtes : "Les mythes celtiques enseignent l'amour sublime, total, qui va plus loin que le bout de sa destinée, car il est éternel. Il a un caractère magique lié à la vénération de la femme qui est à la fois fée, créatrice et aussi ensorceleuse, magicienne, et démon" (32).

 IV. Rites de l'écriture

 Si Elizabeth finalement aime prier, ce n'est pas seulement par habitude, mais parce qu'elle puise dans les fastes des Sacrements l'essence de sa religion : "what remained most powerful in the memory was the church services, always beautiful, especially in Holy Week . . . . That was her religion" (B 123). Ce sont l'esthétique, le rythme et la vision inspirés par la prière du Rosaire, qui la séduisent. En ses "mystères éternels, elle satisfait son besoin de rendre grâces et de louer" (B 220). Or ce besoin de louanges et de célébration est à l'origine de sa tentative épistolaire, dont l'essai avorté doit son échec au fait que le réalisme ne résiste pas à son désir de beauté, et qu'elle est prise entre la désolation de l'ordinaire, et le dérisoire de l'imaginaire. Qu'essaie-t-elle finalement d'accomplir en écrivant, sinon, par le souvenir transmué en imagination, de faire émerger de l'obscurité, la lueur d'un espoir joyeux, de conjurer l'image d'un allocutaire qui donne réalité à ses fantasmes, et abolisse provisoirement le travail du temps et de la maladie ? La mère du narrateur dans The Leavetaking, amoureuse de poésie, ne voit guère de frontières entre celle-ci et le mysticisme, voire le romantisme, et se recueille dans les églises pour y communier aux délices poétiques car, comme la poésie, les prières sont moins en rapport avec la connaissance qu'avec les

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32. BERNARD D., "Aspects de la femme celte", Gaéliana: Caen, 1979, 139.

 

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sentiments, les sens, et le mystère : de la même manière, Elizabeth ne garde de la religion que le sens de la beauté et du numineux, soit l'attirance et la crainte qui caractérisent le sens de la communion de l'homme avec le divin et la religion, ou encore ce que John McGahern définit comme "all that surrounds our life," citant Shakespeare pour illustration ("And all our life is rounded by a little sleep") (33). Pour lui en effet, "the true area of religion concerns all that surrounds life, which is the mystery, the things that the first three commandments deal with" (34). Pour Elizabeth, cette roue de la vie participe du même mystère : "She had come to life out of mystery and would return, it surrounded her life, it safely held it as by hands . . . she'd return into that which she couldn't know" (B 211).

La scène de l'écriture se rejoue inlassablement dans l'oeuvre de McGahern, parfois comparable au grand oeuvre alchimique, objet d'une mise en abyme – The Pornographer en est, avec The Leavetaking, le cas le plus tangible. Elle se réduit parfois en cendres comme cette lettre d'Elizabeth livrée aux flammes, sans produire la moindre trace d'or, devenant lettre morte ; ou bien elle est ponctuée, ou remplacée par la prière, comme c'est le cas pour Moran qui enchaîne ses travaux d'écriture avec le Rosaire, troquant plume et papier contre son chapelet :

'We might as well say the Rosary now,' he announced when he put pencil and paper away, taking out his beads and letting them dangle loudly. They put away their exorcises and took out their beads. (AW 55)

He went through the newspaper again. Then he oot pen and writina pad and sat at the table. He deliberated for a Iong time in front of the pad, and then suddenly rose and put it away without writing anything. / 'We better say the prayers,' he said, taking his beads from the leather purse. (AW 70)

Le journal sur lequel s'agenouille Reecan pourrait indiquer aussi l'écrasement de l'écriture séculière par la parole sacrée. La même confluence se retrouve entre écriture et floraison avec Elizabeth dans ses méditations florales, la vision des fleurs s'accompagnant de matière écrite, livre de la bibliothèque, revues du cabinet médical, ou cahiers d'écoliers. La connaissance objective et rationnelle s'oppose ainsi au mystère, qu'elle tente d'appréhender à sa façon. De plus, la relique de Sainte Thérèse d'Avila dans le crucifix du

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33. Entretien 8 octobre 1994.
34. Ibid. Ces trois commandements comprennent: ne pas avoir d'autres dieux que Yahvé; ne pas fabriquer de représentation en image ou d'aucune sorte; ne pas adorer d'idoles ni servir d'autre dieu, sous peine de voir le châtiment porter jusque sur la quatrième génération (Exode, 20. 3-5).

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chapelet d'Elizabeth, transmis par un moine franciscain qu'elle avait soigné (B 74), privilégie une sainte espagnole carmélite de l'Incarnation, qui consacra sa vie à une recherche de la perfection et demeure l'un des plus grands écrivains spirituels." Le nom de Rose suggère aussi une puissance visionnaire (36-37). La sainteté de Rose ou plutôt la sacralité de sa position lui est conférée par le titre du roman Amongst Women, empruntant les mots de l'Ave Maria : "Hail Mary, full of grace, / the Lord is with thee. Blessed art thou amongst women, / and blessed is the fruit of thy womb, Jesus . . ." ou encore ceux de la prière "O Mary, of all women, / Thou art the chosen one, / Who ancient prophets promised / Would bear God's only son" (38). L'ironie veut que Rose comme Elizabeth soient, à l'inverse de l'Immaculée Conception, des non-vierges qui n'ont pas conçu d'enfants.

Le temps est à double tranchant, Elizabeth Reegan cherche à le tuer lorsqu'elle souffre au point de préférer être supprimée (B 121 ), où lorsqu'une attente angoissée lui paraît insupportable (B 98), mais elle en voudrait davantage lorsqu'elle désire passionnément vivre :            "Time was only for the living. She wanted time, as much time as she could get" (B 72). La maladie fait battre son pouls dans ses tempes comme une horloge, "like a rocking clock," son temps lui étant compté en raison de son cancer (B 8). Le temps est toujours expressément lié à la mort et à la religion : c'est ainsi que Reegan garde son chapelet dans la même poche que sa montre; dans la cuisine, la conjonction de l'horloge et des icônes religieuses prend une présence hallucinante : "The clock beneath the statue of Saint Therese on the sideboard beat like a living thing" (B 49). La même combinaison se reproduit chez le médecin quand Elizabeth compare l'horlo,ge du cabinet médical, cadeau de mariage au jeune couple, avec le Christ blanc du crucifix au dessus de la grille du confessionnal (B 81).

L'abolition du temps par la poésie rejoint l'abolition du temps opéré par le sacré : Mircea Eliade rappelle qu"'un chrétien ne commémore pas un événement (la Passion du

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35. Ses extases de visions provoquérent le scandale de nombre de religieux autour d'elle; elle est notamment l'auteur du Chemin de la Perfection.
36. SAMPSON, Op. cit, 241. Rose est également une vierge, sainte, née à Lima, et canonisée pour sa piété (1671). La rosière est la jeune fille qui obtient la rose destinée à être le prix de la sagesse.
37. Rose vient encore, nous indique Bertrand Cardin, de l'ancien germain hros, horse, qui signifie femme à genoux, yeux baissés, attitude en effet de la Rose de "Wheels" agenouillée devant son mari dont elle baigne les pieds (CS 10), et ramenée à la soumission de la patience et du silence par son silenciaire d'époux, selon la tradition paulinienne de la femme soumise : "Je ne permets pas à la femme d'enseigner ni de faire la loi à l'homme. Qu'elle garde le silence" (I Tim. 2 / 11-2). Cardin B., Les nouvelles de John McGahern: une oeuvre autour de la thématique du vide. Université de Caen, thèse de doctorat nouveau régime, 1993, 512.

38. The Massbook for Ireland, compiled for the Irish hierarchy, Dublin: Fallons, 1969,76, 83.

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Christ), il réactualise un mystère. . . chrétien abolit le temps profane et il est intégré dans le temps sacré primordial" (MR 30). De la même façon, il souligne combien "la poésie, effort pour recréer le langage, abolit le langage courant, de tous les jours, et invente un nouveau langage personnel et privé, en dernière instance secret. Mais la création poétique, tout comme la création linguistique, implique l'abolition du temps, de l'histoire concentrée dans le langage, et tend vers le recouvrement de la situation paradisiaque primordiale . . . le poète découvre le monde comme s'il assistait à la cosmogonie. (MR 36) Pour lui, la "sortie du Temps" opérée par la lecture rapprocherait le plus la fonction de la littérature de celle des mythologies : "On sort du temps historique et personnel et on est plongé dans un temps fabuleux, trans-historique. Le lecteur est confronté à un temps étranger, imaginaire, dont les rythmes varient indéfiniment, car chaque récit a son propre temps, spécifique et exclusif" (39). Le roman utilise un temps dilué ou condensé, "concentré," avec la liberté dont usent les mondes imaginaires (AM 234). Sans doute Mircea Eliade qualifierait-t-il de "comportement mythologique" celui d'Elizabeth en quête de l'image primordiale et d'une vision de sa vie, puisqu'il le décèle dans "le désir de retrouver l'intensité avec laquelle on a vécu, ou connu, une chose pour la première fois ; de récupérer le passé lointain, l'époque béatifique des "commencements," c'est toujours la même lutte contre le Temps, le même espoir de se délivrer du poids du 'temps mort', du Temps qui écrase et qui tue" (AM 235). Elizabeth s'efforce de sortir du chronos pour entrer dans son kairos, le moment décisif de l'intensité de sa destinée, mais il semble que cet instant coïncide avec sa mort. John McGahern affirme lui-même cette abolition du temps par l'art, en le définissant ainsi : "art abolishes time and establishes memory" (40) ; puis en plaçant au coeur de sa problématique la formule biblique : "In my end is my beginning. In my beginning is my end" (CS, 280) où le serpent du temps ou de l'écriture se mord la queue, abolit la linéarité chronologique, et fait coïncider la première et la dernière lettre de l'alphabet : "I am Alpha and Omega, the beginning and the end, the first and the last" (Revelation 22:13). (41)

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39. ELIADE M., Aspects du mythe, Paris: Gallimard, Folio Essais, 1963, 234. Les références suivantes useront de l'abréviafions AM.
40. Salon du livre de Bordeaux, 9 octobre 1994.

41. McGahern prolonge les Ecritures "In the beginning was the Word" (Jean 1: 1) en ajoutant implicitement: "In the end was the Word."

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Conclusion

 Les Roses de McGahem, tout comme ses Rosaires, nous ramènent au mystère de la vie et de la mort, de la création naturelle et artistique. En établissant un rite religieux circulaire répétitif, le rosaire qui accompagne les passages essentiels de la vie et de l'au-delà, et dont le père de famille s'approprie la direction, voire impose la récitation, répond à la manière dont la femme réussit à s'affirmer par retrait, ou en établissant d'autres rites, voire d'autres habiles stratégies qui laissent l'homme souvent désemparé, berné, ou vaincu. Le Rosaire et la roseraie de personnages féminins McGaherniens soulignent une relation conflictuelle dans la tradition irlandaise, entre mythologie celte et christianisme, notamment l'embrigadement de l'Église dans l'Irlande sainte, catholique et apostolique, avec une référence-charnière à la symbolique yeatsienne, qui intègre l'herméneutique alchimique au mythe celtique et fonde les bases d'une tradition propre à l'Irlande. John McGahern s'y inscrit d'une manière indépendante et originale, mais fidèle à son prédécesseur. La femme incarnée par les différentes Rose et par Elizabeth semble y retrouver la force et la pureté que le christianisme lui avait ôtées, et reprendre une vigueur et une ampleur légendaires car de tous les personnages McGaherniens, ce sont les plus effacés en apparence, les féminins, qui dominent la fiction comme autant de mystères douloureux ou glorieux.

Elizabeth, par sa capacité à solliciter sa mémoire et son imagination, ou encore sa faculté de trouver une communion d'extase avec la nature contemplée par la fenêtre, parvient à une vision salutaire, rédemptrice même, qui lui permet de sublimer sa position de malade et de trouver des instants de bonheur, de se fondre dans une sensation mystique de la beauté, d'appréhender la réalité phénoménale, de supporter le non-sens de sa vie et de dépasser le non-lieu de son moi. Cette vision l'assimile à l'artiste-prophète qui permet de sortir l'image de l'obscurité pour la révéler à ceux qui ne la verraient pas sans sa médiation.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 6. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)