(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Autour de la notion de création: creation-catastrophe et déconstruction (Bloom, de Man, Derrida)

Colette Pirenet-Sztokman (Université Paris 7)

 

La notion de création était tabou il y a une vingtaine d'années : Pierre Macherey (1) élaborait une "théorie de la production littéraire," "produit de forces socio-économiques relatives à une époque donnée," et récusait le "romantisme" du terme "création." Cependant, le mot continuait sa carrière dans la langue courante, celle qui ne demande pas d'autorisation aux universitaires, et nous le voyons et entendons joyeusement caracoler dans les média, qui nous révèlent les "créations" de ces grands "créateurs" que sont Lolita Lempicka et Dorothée Bis (à moins qu'il ne s'agisse de "créatrices" ? Aurions-nous, "créatures" que nous sommes – entendez "personnes du sexe" comme on disait avec tant d'élégance au siècle de Marivaux – atteint cette sublime dignité de nous voir accorder le droit au féminin de "créateur" ?). "Créateur/trice," c'est-à-dire découvreur, inventeur (trice), et aussi "designer." Il y a des créateurs de prototypes dans l'automobile, des créateurs de tricots chez Anny Blatt, il y a des créateurs de couches-culottes. Mais depuis les années soixante-dix, voici que le mot, dont la fréquence et la banalité dans le langage courant interdit aux cercles intellectuels de le bannir indéfiniment, reparaît subrepticement dans le vocabulaire de la culture, la "grande," celle de l'art, celle des éditeurs et des prix littéraires, celle des expositions. Été 93 : le Louvre ouvre une exposition sur le thème "copier/créer." Tentons tout d'abord de cerner ces notions.

Copier est un terme qui s'applique plus particulièrement aux arts graphiques avant l'avènement de la photographie. On copie pour reproduire des oeuvres de maîtres, on copie aussi pour apprendre son métier. On "copie," puis on "imite," puis on "s'inspire de...," puis

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1. MACHEREY P., Pour une théorie de la littérature. Paris, Maspero, 1980. On y lisait p. 84 : "L'art est une oeuvre, non de l'homme, mais de ce qui la produit."

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on trouve son style original: Turner devient Turner à force d'observer, d'imiter, de s'inspirer du Lorrain : la copie, puis l'imitation mène à l'originalité. Nous ne citerons que pour mémoire le débat qui eut lieu vers le début du XVIII° siècle, entre Winkelman et Diderot : débat-charnière pour situer le passage entre une conception de l'art comme recherche, à travers les anciens, du "type idéal," de "l'essence," et l'art comme recherche de ce qui n'existe nulle part encore : ni tel quel dans la nature, ni au ciel platonicien des idées. On passe d'une esthétique de l'imitation à une esthétique de la "création".

En littérature, on parlera davantage d'imitation que de copie, pourtant le phénomène "copie" ne manque pas non plus d'intérêt : avant l'imprimerie, on copie des manuscrits. Dans certains cas, cas de textes "sacrés," l'exigence de fidélité dans la calligraphie est portée à son point extrême : aucune variation n'est tolérée ; c'est que chaque signe, chaque élément de signe, est investi de sens pluriels, comme les signes chinois ou les hiéroglyphes, et qu'il n'en faut rien omettre. Et pourtant, la reproduction n'est jamais totalement à l'identique: le scribe inscrit la vigueur ou la délicatesse de sa main ; le manuscrit, même anonyme, est sien ; lui-même devient autre d'avoir ainsi oeuvré. Quelque chose de l'identité du texte est passé en lui, et le texte lui-même n'est plus tout à fait le même d'avoir ainsi traversé une subjectivité nouvelle. C'est que le texte n'est pas seulement ce support matériel qu'est la pierre ou le parchemin, le papyrus ou le papier, il suppose une relation intersubjective. Et cet écart subtil qui signale le passage d'une subjectivité à une autre se vérifie d'une manière plus spectaculaire encore quand il n'est plus question d'écriture, mais de gestuelle et de mime. On sait que plus fidèle est l'imitation, plus ironique elle peut paraître, par le seul fait d'être une imitation, une réduplication de ce qui devrait être unique. Le jeune Alan Sillitoe (2) imitant tout enfant humains et animaux, devait en faire l'amère expérience : quand il croyait flatter, consoler, faire plaisir, il arrivait qu'il déclenche des colères inattendues ... ; car imiter c'est déjà transformer ; transformer l'autre et se transformer soi-même : un mime, concluait notre jeune Sillitoe, n'est personne, il ne cesse pas d'être autre chose que ce que l'on croit qu'il est. En amour notamment, cela peut causer des ennuis. Le mime vit dans le domaine de l'esthétique, et l'esthétique interdit la fixité nécessaire aux repères intersubjectifs des amours que guette la durée, ainsi que le savait fort bien Kierkegaard (3).

Si imiter, c'est déjà renoncer à la fermeté des choses stables, que dire de ce que l'on appelle "création" ! Ici le mouvement n'a pas de répit, que celui de la fatigue et de la mort, car même le Créateur de la théologie s'est réservé un jour de repos.

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2. SILLITOE A., Men, women and children, Penguin paperback.
3. KIERKEGAARD S. Journal.

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A vrai dire, si je viens de faire une référence, à peine désinvolte, à la théologie, c'est bien entendu que ce mot de création, qui vient si aisément sous la plume de nos publicistes et publicitaires, appartient tout d'abord au domaine de la théologie ; il renvoie à des mythes et des cosmogonies ; nous oublions souvent que nos "grands" "créateurs," qu'ils soient de poèmes, de romans ou de couches-culottes, se trouvent ainsi en compétition avec la Divinité. Peut-être à ce stade n'est-il pas inutile de procéder à un petit historique de l'emploi de ce mot, en français et en anglais. Peut-être aussi pouvons nous parallèlement nous demander comment, en d'autres époques et notamment dans l'antiquité, on désignait cette activité que nous appelons création. Enfin, nous tenterons d'esquisser comment, à travers le mythe notamment, s'est développé ce qu'on pourrait appeler une "phénoménologie de la création."

L'antiquité connaît bien sûr des cosmogonies ; mais s'il arrive qu'un poète, comme d'ailleurs un ivrogne, soit possédé d'un dieu, il n'est certes pas mis au même rang que lui. D'ailleurs les dieux eux-mêmes ont une origine ; immortels, ils ne sont pas pour autant éternels. Les mythes d'origine ne sont pas nécessairement des mythes de "création." Hommes et dieux sont engendrés, naissent; quant aux oeuvres humaines, elles sont le résultat de techniques de fabrication. En latin, on dit : fabricare. Ainsi en latin populaire, le verbe "creare" renvoie à la notion de croissance ("crescere", causatif, signifie dans la langue des laboureurs faire pousser, faire grandir, produire. Peut-être est-il apparenté au grec "kreas," qui signifie "chair." En latin, le mot a pris le sens de "faire naitre," et en français ancien, il prend des spécialisations juridique ("nommer") et religieuse ("tirer du néant"), pour traduire le grec ktizein. Mais "Ktizein" renvoie moins, dans son usage courant, à la notion de "tirer du néant" qu'à celle de bâtir, fonder, édifier. En fait, nos verbes renvoient soit à la notion de génération, et à partir de là, croissance, soit à la notion de fabrication. Même le grec "demiourgein" renvoie à la notion d'artisanat. Appliqué par Saint Basile (IVe siècle), à la divinité, il désigne encore le travail de l'architecte ("le divin architecte a construit pour l'âme douée de raison une demeure appropriée"). Dans l'hébreu biblique, responsable de notre mythe occidental, qu'en est-il ? "Bara" et "ietsira," sont les deux termes employés pour désigner la création du monde. L'un, "bara," renvoie à la notion de sculpture dans un matériau dur, l'autre "ietsira" à celle de modelage, dans un matériau malléable. Toujours cette idée de fabrication. L'antiquité ne connaît nulle part à vrai dire d'équivalent de notre idée de création. Pour y aboutir, il faut quelque chose en plus : le souffle, la création divine ne se fait pas par génération, mais pour qu'une fabrication devienne une "création," il lui faut, dans ses narines, le souffle divin. C'est donc cela, l'ambition du "créateur," aujourd'hui : doter ses oeuvres de vie autonome.

Si au sens juridique le mot "créer" s'atteste d'assez bonne heure en français (XII°-XIV° siècle), il faut attendre le XIX° siècle pour y trouver le sens moderne ("action de

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créer," "oeuvre créée," particulièrement dans le domaine poétique (1810) (dic. Robert de la langue française). C'est dire que le mot dans cette acception-là est très lié au romantisme, dont il désigne une des ambitions essentielles.

En anglais, le mot "creation," dans le sens d'objet créé, apparaît beaucoup plus tôt, comme dans cet exemple tiré de Macbeth, mais associé – c'est significatif – au mot "false" : "Art thou but / A danger of the mind, a false creation, / Proceeding from the heat-oppressed brain?"

Donc l'extension de la notion de création au sens valorisé, quasi théologique, ne se produit guère avant le début du XIX° siècle ; elle est liée au romantisme. Sa divulgation erratique à notre époque montre assez que nous nous situons d'emblée dans une vision du monde post-romantique oublieuse de ses origines mythiques. Et la défiance de certaines instances "savantes" à leur égard ressemble à une dénégation et à un refoulement, plus qu'à une démarche heuristique.

L'application de ce mot aujourd'hui suppose donc deux connotations possibles: soit du côté ancien, juridique, et par extension, dramatique (tel acteur "crée" un rôle au théâtre quand il est le premier à le tenir, tout comme le roi autrefois créait des dignités), soit du côté théologique : le Poète est un créateur à l'égal de Dieu. Dans la mesure où cet usage valorisant du mot est naïf et inconscient, on comprend la défiance des universitaires qui se veulent "sérieux." Mais dans la mesure où cet héritage pseudo-théologique fait partie intégrante d'une culture qui demeure la nôtre, l'ignorer revient à l'adopter sans distance critique (comme dans l'emploi banal du mot aujourd'hui) et à être sans le savoir les dupes du mythes. Bien entendu, ainsi que le signale Paul de Man (4), notre difficulté face à l'époque romantique est que nous n'en sommes pas sortis. Nous n'avons pas à son égard la distance et la sérénité que nous inspire l'antiquité grecque ou même la Renaissance. Notre regard est passionnel : nous aimons, nous vénérons, ou nous exécrons. Mais que nous aimions ou nous détestions, nous croyons, avec la foi du charbonnier, à la "créativité" censée même être indispensable à la bonne marche du monde, que ce soit dans les arts, dans l"'entreprise" ou dans la politique. C'est donc de "créativité" que nous allons parler à présent (mot introduit d'abord en anglais avant de l'être en français, et de formation récente : 1875, selon le dictionnaire d'Oxford ("the spontaneous flow of his poetic creativity": A.W. Ward à propos de Shakespeare, dans English Dramatic Literature).

Si la "créativité," c'est-à-dire la capacité de "créer" est une faculté mystérieuse, nous avons depuis l'époque romantique, deux manières, apparemment antithétiques et en réalité complémentaires, de parler d'elle : ou bien nous utilisons le langace du mythe, ou bien celui de la phénoménologie. L'un n'exclut pas l'autre, encore que les auteurs aient leur

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4. DE MAN P. The Rhetoric of Romanticism, Columbia University Press 1985.

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préférence. Disons que le mythe invite à exègèse ; il ne s'ensuit pas pour autant que la démarche phénoménologique aille de soi. Ni l'une ni l'autre ne libère un sens obvie, l'une et l'autre exigent un effort qui n'est pas de simple interprétation intellectuelle, mais de participation, d'imagination au sens wordsworthien du terme, d'intégration et d"'intériorisation" de l'expérience. Parmi les poètes romantiques, Blake est bien sûr un tenant du mythe, Wordsworth un tenant de la démarche phénoménologique, qu'il a peut être, ainsi que Rousseau en France, inaugurée longtemps avant que le terme apparût. Aujourd'hui, deux critiques américains de la période romantique se révèlent adeptes chacun de l'une de ces démarches : Harold Bloom, professeur à l'université de Yale, emprunte à la fois au mythe et à la psychanalyse, évoquant des mythes alexandrins et les reprenant largement à son compte ; Paul de Man de son côté, mort en 1980, adopte une démarche plus rationnelle, analytique et dérivée de l'ancienne "New Criticism," grâce à laquelle il dégage de très intéressants problèmes de logique qui nous ramènent, je le crois, à l'expérience vécue sans laquelle il n'est pas de romantisme qui vaille. Enfin Jacques Derrida, dont l'influence aux États-Unis dépasse largement son audience en France, nous permettra peut-être d'étendre nos conclusions à d'autres ères et aires culturelles que l'époque romantique : "déconstructeur" de mythes, il ne parle pas de "création," mais c'est bien de processus de création qu'il est question chez lui quand il assigne à l'écriture un pouvoir intersubjectif et transtemporel que l'on n'attendait plus après les prudences et les autolimitations de l'époque structuraliste. Derrida, dans les sciences humaines, c'est la revanche de la temporalité sur l'abstraction de l'instant, le retour de la diachronie, le rappel de ce qu'une culture, c'est du différé et du rapport avec l'inadvenu, l'ignoré, autant qu'avec du passé présumé connu ; Derrida, c'est une dynamique et peut-être une dynamite. Avec lui, les a priori vacillent, mais la créativité que nous prétendons priser s'accommode-t-elle d'a priori ? Au lieu donc de le soupçonner de simple nihilisme destructeur, peut-être pourrions-nous, ainsi que lui-même nous y invite, envisager la démarche "déconstructionniste" qu'il a, en quelque sorte, inaugurée dans les années 70, comme le prélude, cartésien somme toute, à la "création."

L'influence de Derrida est considérable sur la critique américaine contemporaine. Il s'agit d'ailleurs d'amicale collaboration plus que de rivalité, de dialogue dans lequel les analyses et hypothèses des uns se trouvent reprises par les autres. Paul de Man est mort, son oeuvre est donc terminée. L'oeuvre des autres critiques ici envisagée est encore en cours, et nous ne saurions prétendre la définir. Celle de Derrida, notamment, est multiforme, protéiforme, ne s'arrête et ne se limite à aucun genre. Philosophe, sémanticien, critique littéraire et prosateur-poète, ses dernières oeuvres manifestent une fluidité qui n'est pas, en ce qui me concerne, le moindre de ses attraits. Mais c'est aussi un "savant," dont l'approche contribuera sans doute à renouveler les sciences humaines.

 

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Bloom et de Man traitent de la période romantique et post-romantique (à partir de Rousseau). Derrida embrasse toute la pensée occidentale depuis Platon. Les conclusions auxquelles aboutissent les analyses de Bloom et de Man concernent au premier chef une période qui se définit elle-même par sa rupture avec le passé. La question se posera rapidement, de savoir si ces conclusions sont d'application limitée (la période allant de 1750 à nos jours, approximativement), ou s'il est possible de les étendre à des caractéristiques générales du langage créateur. Autrement dit : des attitudes spécifiquement romantiques s'originent-elles absolument à une date donnée, ou bien dénotent-elles une soudaine prise de conscience de phénomènes ayant pré-existé à cette prise de conscience ? (Ce problème est abordé dans le roman de Robert M. Pirsic : Zen and the Art of Motorcycle Maintenance (5) : "la loi de la gravitation existait-elle avant Newton ?"  réponse : oui, et non. Le phénomène "gravitation" existait, mais la loi définie par Newton, non.) Ce petit préambule était nécessaire pour aborder la question des mythes de création, dont certains remontent à la haute antiquité, mais que la période alexandrine avive et transforme, et qui fascinent le romantisme. Ils se rapportent à la création divine, mais le glissement s'opère aisément à la création humaine, telle qu'elle est envisagée à l'époque romantique. Disons néanmoins que la prétention, pour un homme, de s'égaler au "Créateur" eût semblé jusqu'au XIX, siècle scandaleuse : que l'on songe à Faust, à Frankenstein, et à cette légende juive du Golem : l'homme assez téméraire pour prétendre "créer" un être vivant, doué de souffle et d'autonomie, ne produit que des monstres. Et pourtant... une relation s'instaure au XIX° siècle de rapport entre texte et psyché, qui est bien de l'ordre d'une relation vivante. Mais l'on peut se demander si cette relation est vraiment nouvelle, ou si c'est la conscience que l'on prend d'elle qui est nouvelle. La référence à l'antiquité, alexandrine et juive, notamment, nous permettrait d'opter pour la seconde solution.

On voudra bien me pardonner une méthode quelque peu circum-ambulatoire : la question est difficile, les résultats ne sont pas acquis définitivement ; il s'agit d'une recherche en cours, où des morceaux s'assemblent peu à peu comme un puzzle, et où la démarche linéaire est impossible, voire nuisible au cas où l'on voudrait par force l'adopter. Je commencerai donc par indiquer quelques éléments du "puzzle," puis j'essaierai, avec l'aide de mes auteurs, bien entendu, de rassembler le tout en un ensemble aussi cohérent que possible, autour d'une problématique qui se dégagera peu à peu de ce qui suit.

Je commencerai par des constatations dégagées par Paul de Man (6) : l'oeuvre romantique témoigne d'une nostalgie bien spécifique: "s'originer comme une fleur," pour citer

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5. PIRSIG R. M. Zen and the art of motorbicycle maintenance, Bodley Head, 1974. Réédition Vintage paperback.
6. DE MAN P. Op. cit.., ch 1: "Intentional Structure of the Romantic Image." Hölderlin, Wein und Brot.

 

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 Hölderlin, cité lui-même par Paul de Man : avoir vie, naturelle, être, en soi et pour soi. Mais les mots ne s'originent pas comme des fleurs : la fleur demeure identique à son type, elle "est" purement et simplement. Le langage créateur, quant à lui, exclut le signe de reconnaissance, la pure duplication : le langage poétique (ou créateur), nomme, pour la première fois. "In everyday use words are exchanged and put to a variety of tasks, but they are not supposed to originate anew; ... But in poetic language words are not used as signs, not even as names, but in order to name: "donner un sens plus pur aux mots de la tribu" (Mallarmé) or "erfand er für die Dinge eigene Namen" (Stefan Georgc): poets know of the act of naming ... as implying a return to the source, to the pure motion of experience at its beginning." Mais les mots ne sont pas des identités distinctes, et le désir qu'ils le soient est condamné à l'échec : "it is in the nature of language to be capable of origination, but of never achieving the absolute identity with itself that exists in the natural object." De Man cite ensuite un passage de la Nouvelle Héloïse, et le très célèbre récit de la traversée des Alpes par Wordsworth au livre VI du Prelude. On pourrait aussi citer tout le livre V du Prelude, avec cette exclamation :

Oh! why hath not the mind
Some element to stamp her image on
In nature somewhat nearer to her own. (V. 44-46)

L'expression employée par Hölderlin : "wie Blumen entstehn" (originer comme des fleurs), est, ainsi que le signale de Man, un paradoxe : originer est inconcevable au niveau ontologique : "naître" c'est n'être pas, si l'on me passe ce facile jeu de mots. Naître et être sont inconciliables. "There can be flowers that "are" and poetic words that "originate," but no poetic words that "originate" as if they "were" : artifice indépassable du langace, impossibilité d'une "création" qui équivale à celle de la nature. La tension demeure entre langage et être, et c'est de cette impossibilité que naît la poésie romantique. C'est d'elle aussi, que meurt, selon de Man, la poésie d'aujourd'hui. "A poem must not mean, but be," (Archibald MacLeish : la poésie se nourrit, et meurt, de cette tension et de cette impossibilité.

L'oeuvre de de Man signale beaucoup d'autres paradoxes et contradictions et apories : ainsi dans le chapitre consacré à l'Émile, et à la profession de foi du vicaire savoyard, dans Allégories de la Lecture (7) après une longue analyse des tropes contenus dans ce texte, il conclut :

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7. DE MAN P. Allégories de la Lecture, Galilée, 1987.

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la question historique naïve dont nous sommes partis – faut-il qualifier la profession de foi de texte théiste ? – doit rester sans réponse. Le texte est et n'est pas le document théiste qu'il est censé être. Il n'est pas la simple négation de la foi qu'il semble proclamer puisqu'il finit par rendre compte, d'une manière irréfutable, de l'existence nécessaire de cette foi. Mais il la dénonce aussi comme aberrante. On peut qualifier de littéralement illisible un texte comme la Profession de Foi dans la mesure où il conduit à une série d'assertions qui s'excluent radicalement. . . . Si, après avoir lu la Profession de Foi, nous sommes tentés de nous convertir au "théisme," le tribunal de l'intellect nous reconnaîtra coupables de bêtise. Mais si nous décidons que la croyance, au sens le plus large du terme (qui doit inclure toutes les tonnes possibles d'idolâtrie et d'idéologie), peut être surmontée une fois pour toutes par l'esprit éclairé, ce crépuscule des idoles sera d'autant plus bête qu'il ne se reconnaîtra pas comme sa première victime. On voit ainsi que l'on ne devrait pas prendre trop à la légère l'impossibilité de lire.

Il parait évident d'après la fin de cette citation qu'elle n'est pas applicable à la seule Profession de Foi du vicaire savoyard, mais qu'elle est une des caractéristiques d'un grand nombre de textes, que sous-tendent d'insurmontables contradictions internes, rendant l'interprétation impossible ou indécidable. Cette conclusion est d'ailleurs très générale chez les tenants de la "déconstruction" : un même texte dit à la fois une chose, et son contraire. On est tenté d'y voir une sorte de nihilisme, un renoncement au "sens," parfois même la marque d'un désespoir. Nous y reviendrons.

Autre caractéristique du langage, illustrée par Ponge, cette fois-ci, commenté par Derrida, dans Psyché (8), sa circularité, sa spécularité : son échec à "inventer l'autre." Le texte de Ponge s'appelle Fable et il est assez court pour être cité ici :

Par le mot par commence donc ce texte
Dont la première ligne dit la vérité.
Mais ce tain sous l'une et l'autre
Peut-il être toléré ?
Cher lecteur déjà tu juges
Là de nos difficultés...
(APRÈS sept ans de malheurs
Elle brisa son miroir)

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8. DERRIDA J. Psyché, Galilée, 1987, p. 19.

 

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Derrida dédie le développement dont la citation ci-dessus fait partie à la mémoire de Paul de Man. En effet, il n'est pas sans nous rappeler cette nostalgie romantique qu'illustrait de Man par sa référence à Hölderlin : le langage ne renvoie qu'à soi, il échoue à se poser comme "être," il n'est pas ; tout au plus signale-t-il d'insurmontables contradictions, et peut-être un clivage fou : celui de la relation en miroir ; la main dessinée qui dessine une main dessinée qui dessine. . . la fascination narcissique du reflet pris pour la réalité. . . l'impossibilité d'une "création" comparable à celle des fleurs, un questionnement sur la capacité réellement performante du langage.

Je laisse Paul de Man en suspens pour passer à quelqu'un qui lui ressemble peu. Harold Bloom.

Harold Bloom (9) a surpris durant les années 70 en proposant une analogie entre le discours critique concernant les romantiques, et un mythe obscur, connu des seuls cercles pieux du judaïsme rabbinique. En quoi donc ce mythe, sans doute ignoré des romantiques, à la différence de ceux de Prométhée ou de Narcisse, pouvait-il avancer notre connaissance des processus de la "création" poétique ? Bloom a alors rassuré ses collègues en les amenant sur un terrain plus familier (?) : celui des mythes gnostiques de la période alexandrine, citant Valentin et Basilide, que Blake, notamment, connaissait très probablement. Le mythe est bien entendu une métaphore filée, et quiconque a un peu fréquenté Northrop Frye et Damon (10) n'est plus trop dérouté par les mythologies blakiennes. Mais il en est d'autres, et la période alexandrine tout entière spéculait sur les phénomènes de "création" : création divine, nous l'avons déjà dit. Mais l'analogie est telle avec ce que l'on peut se représenter du travail de l'esprit "créateur," que l'on peut à juste titre se demander si nos inventeurs de mythes n'explicitaient pas autant les processus de leur propre travail, que ceux d'un dieu quel qu'il fût.

Le mythe que Bloom utilise pour rendre compte du processus créateur, à partir du romantisme au moins, n'est pas un mythe alexandrin mais un dérivé ou une transformation, élaborée au XVI° siècle, de la tradition orale juive, et la théorie de la création qu'elle avait élaborée, probablement à la fin de l'antiquité, n'était pas sans ressemblance avec la théorie plotinienne de la "procession" de l'être : les créatures "procédaient" d'un trop plein de l'être divin se répandant généreusement. Bien entendu le créateur, selon certaines gnoses subséquentes, était mauvais et la création une calamité, mais la manière dont le créateur s'y

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9. BLOOM H. The anxiety of influence: a theory of poetry, Oxford University Press, 1973.
A Map of Misreading, Oxford University Press, 1975.
Poetry and Repression, Yale University Press, 1976.
Agon, Oxford University Press, 1982.
10. FRYE N. Fearful Symmetry, Princeton, 1947. Damon S.F., A Blake Dictionary, Thames & Hudson, 1965.

 

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prenait ne faisait pas de doute. La Kabbale juive (11), pour sa part, avait élaboré une vision du processus créateur comme celle d'un flux parcourant les dix étapes de moments disposés selon des symétries de complémentarités communiquant par des "sommets," et dessinant traditionnellement un "arbre," l'arbre des "sephirot," ou encore un corps d'homme : celui de l'Adam primordial ou Adam Qadmon, arbre, homme, mental, encore cette analogie, entre le mental et le naturel, qui faisait l'objet du "wishful thinking" de nos romantiques. L'arbre des Sephirot dessine une représentation harmonieuse du processus créateur, allant du sommet "Keter" (la "couronne," la conception), à Malhut, (le "royaume", la concrétisation), en passant par les tensions polaires fécondes que sont par exemple Hohmah la "sagesse" (c'est-à-dire l'expérience intégrée, la capacité synthétique), et Binah (I'intelligence analytique), etc.

Mais voici qu'au XVI° siècle, une autre vision de la création et du processus créateur surgit, qui est une vision "catastrophique." Elle ne remplace pas la première : il est étranger à l'esprit de la tradition hébraïque d'effacer l'antécédent ; elle s'y ajoute, comme une autre conception, possible, destinée probablement, c'est du moins ce qu'en pense aujourd'hui Marc Alain Ouaknine (12), à rendre compte des malheurs du temps et à consoler les affligés : leurs souffrances n'étaient pas vaines. Selon cette conception, la création ne procède pas par excès de générosité du créateur. On raisonne qu'un créateur parfait se suffit à lui-même, que l'Unique ne saurait sans se dénaturer passer au 2, etc. Non, pour créer, le créateur "se retire" en lui-même, ménage un vide où un autre pourra trouver place. Ce nécessaire retrait de la présence est éprouvé comme malheur, mais sans lui la création est impossible. Le malheur continue : la création se traduit par une brisure violente : les étincelles de vie divine,

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11. Cette représentation symbolique des processus créateurs (ou attributs divins) est développée notamment dans Sepher Ietsira, le Sepher ha Bahir, et le Zohar. Entre le 2e et le 13e siècles le Zohar notamment est attribué à Moïse de Léon. Voir à ce sujet Gerschom Scholem, La Kabbale et son symbolisme, Payot, 1975.
La revue Autrement, N° 82 intitulée "La science et ses Doubles" inclut un article de Charles Hirsch sur la Kabbale et l'arbre des Sephirot : "Les Soixante-dix Faces de la Science." Pour le sens des noms des Sephirot, je me réfère au (difficile) livre de Raymond Abellio et Charles Hirsch: Introduction à une Théorie des Nombres Bibliques, Gallimard, 1984.
12. OUAKNINE M.A., Tsimtsoum: introduction à la méditation hébraïque. Albin Michel, 1992, p.30. "Tsimtsoum" est le nom hébreu de ce mouvement de retrait qui est le premier, selon la kabbale de Louriah, dans l'acte créateur.
Isaac Louriah ayant demandé à ses disciples de ne pas faire circuler ses manuscrits, ceux-ci tournèrent la difficulté en recopiant très vite l'oeuvre du maître défunt avant son enterrement. Les manuscrits purent donc être à la fois enterrés avec le maître, et leur contenu néanmoins diffusé. Haïm Vital est celui qui les retranscrit et les diffusa (cette histoire a une étrange ressemblance avec ce que l'on sait de Kafka et de Max Brod).

 

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emprisonnées dans des "écorces," sont disséminées de tous côtés, expulsées, exilées, et pour les délivrer et "réparer" le mal, il faut d'abord une nouvelle violence : briser les écorces. Ce mythe, traditionnellement attribué à Isaac Louriah (1534-72) et consigné par ses disciples, est utilisé par Bloom pour rendre compte du processus créateur qui, d'un poète à l'autre, redit un rapport toujours nouveau, mais toujours torturé, toujours "agonistique," à l'origine : il n'y a pas en effet de création poétique sans antériorité ; mais la nécessité de "créer" ou de recréer, exige un arrachement que Bloom appelle "anxiety of influence." Cette dernière s'aiguise à l'époque romantique, où l'exigence de rapport non médiatisé à l'origine est telle que la relation à l'antériorité se problématise comme jamais peut-être auparavant : Dante avouait sa dépendance à Virgile ; Milton ne connaît personne entre lui et la Bible (pas même son prédécesseur évident Spenser), et Wordsworth manifeste une relation inquiète à Milton. Blake, quant à lui, distord franchement et sans remords son prédécesseur Milton.

Si, pour Dante ou l'Arioste, être poète c'est s'insérer à sa place dans une tradition, pour les romantiques c'est se démarquer de l'oeuvre ou plutôt du poète antérieur dont l"'influence" vous tient en son pouvoir (comme on parle d'influence des astres), en le distordant, en l'interprétant de manière erronée, en faisant part à son égard de "révisionnisme" : "misprision." Bloom dresse même une carte de la méprise créatrice "a map of misprision." Le démarquage à l'égard du prédécesseur se fait selon un certain nombre de procédés qui sont des tropes, ou des "revisionary ratios," ou des "défenses," au sens freudien du terme, grâce auxquels l'œuvre nouvelle ne se situe pas par rapport à la première dans un rapport de simple duplication ironique, mais dans un rapport d'originalité. Parallèlement à la "scène primitive" freudienne, et à la "scène de l'écriture" derridienne (sur cette dernière nous reviendrons plus tard), Bloom imagine une "scene of instruction" (13) dans laquelle il voit le rapport du jeune poète (qu'il appelle l"'éphèbe") à son prédécesseur. Ainsi de Wordsworth dans Tintern Abbey et Milton dans ses invocations du Paradis Perdu, livres III et VII.

Le chapitre "Wordsworth and the scene of instruction" de Poetrv and Repression (14) renferrne un exemple intéressant des différents stades que discerne Bloom, dans le processus d'éloignement, disons dans la lutte, que livre l"'éphèbe" à l'égard de son prédécesseur : un mouvement de retrait, qui est aussi une distortion (l'ironie en étant la figure la plus évidente) ; un mouvement antithétique de réparation de la brisure, suivi, si création et non simple réparation il doit y avoir, d'un premier mouvement de repli par rapport à soi et à ses exigences, qui sera lui-même suivi d'un essor compensatoire: de cette lutte naîtra le "sublime." Mais le poète ne saurait en rester là, car ce serait pour lui s'enfermer dans un solipsisme mortel. Un nouveau mouvement de balancier est nécessaire, d'une "ascèse" à un

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13. BLoom H., Poetry and Repression, op. cit., ch. 3.
14. Cités par Bloom, op. cit.

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plein retour du mort obsédant, mais cette fois-ci pleinement revivifié (et, j'ajoute, "recréé") grâce à son "éphèbe" : l'interprétation erronée est la condition nécessaire à la poursuite, d'un poète à l'autre, du processus créateur.

Mais plus grande est la "puissance" de l'éphèbe (Bloom parle de "strong poets," et Wordsworth est (chronologiquement s'entend), le plus puissant des poètes, après Milton) plus grand est le risque d'enfermement psychologique, d'isolement, de "solipsisme." Une hantise se trahit : celle de la mort, la mort du poète, mais aussi et peut-être surtout la mort de la puissance créatrice. D'où l'importance de la transmission. Tintern Abbey se termine en effet par l'invocation à cet "alter ego," la soeur, Dorothy : "nor perchance/If I should be where I no more can hear/Thy voice. . . wilt thou then forget. . ." charge de remémoration, de revification de ce moment privilégié qui lui-même fut remémoration, émerveillement de la persistance, en dépit de la disparition : l'ermite du début du poème, ermite caché, dont la présence se signale uniquement par un trait de fumée au dessus des arbres, cet ermite qu'on ne voit pas renvoie à Milton le poète aveugle, sur qui Wordsworth a l'avantage de la vie et de la vision ; mais parvenu à son sommet d'affirmation sublime, le poète nouveau songe à sa propre mort : la transmission est nécessaire. En fait, nous dit Bloom, la transmission s'est si bien faite par Wordsworth, qu'à présent il continue à remplir l'horizon poétique de la langue anglaise. Échapper à Wordsworth est encore difficile aujourd'hui. Et Bloom de désigner le mal dont souffre après Wordsworth la poésie : un excès d"'intériorisation," une subjectivité close sur elle-même, le péril du miroir, dénoncé dans notre citation antérieure de Ponge commenté par Derrida.

Cet excès d'intériorisation, cette subjectivité envahissante, voilà un phénomène dans l'histoire de la sensibilité poétique qu'analysent plusieurs chercheurs cités par Bloom : A.D. Nuttall, auteur de A Common Sky: philosophy and the literary imagination et J.H. Van den Berg, auteur de Metabletica, traduit du néerlandais en anglais sous le nom de The Changing Nature of Man (15). Si la pensée articulée, pour Descartes, fonde notre foi en la réalité, il n'en va plus de même pour Wordsworth, et le mouvement s'amorce à vrai dire avec Rousseau : "For Wordsworth one suspects that articulate thought and reality are in some way inimical to one another" (Nuttall). Et Van den Berg de poursuivre :

The inner self became necessary when contacts were devaluated ... A pure landscape, not just a backdrop for human actions: nature, nature such as the middle ages did not know it, an exterior nature closed within itself and self-sufficient, an exterior from which the human element has, in principle, been removed entirely.

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15. Vico G. La Science Nouvelle, trad. Christina Trivulzio, Paris, Gallimard 1993.

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Et le mouvement concomitant, d'introjection de tout à l'intérieur du sujet, désormais solitaire : "The inner self ... bas become ever more crowded"; il ne s'agit plus seulement de Wordsworth, mais Wordsworth dans sa grandeur et son exemplarité devient une synecdoque pour l'ensemble de sa génération et des générations qui l'ont suivi :

The inner life was like a haunted house. But what else could it be. It contained everything. Everything extraneous had been put into it. The entire history of mankind had to be the history of the individual. Everything that had previously belonged to everybody, everything that had been collective property and had existed in the world in which everybody lived, had to be contained by the individual. It could not be expected that things would be quiet in the inner self. . . Almost unnoticed – for everybody was watching the inner self – the landscape changed. It became estranged.' The estrangement of things. . . brought Romanticism to ecstasy.

J'ai envie d'ajouter : "an ecstasy of doubt, and an ecstasy of grief." Une extase qui n'en est pas une (si "extase" signifie "sortie," ici, hors de soi). Un désir et une nostalgie : celle de l"'autre," sans lequel la création s'essouffle et se tarit. Freud cité par Van den Berg se demande pourquoi la libido se tourne vers autrui. Réponse : parce qu'elle est devenue trop pleine. "In order to prevent it front being torn, the I has to aim itself on objects outside the self"; Freud : "ultimately, man must begin to love in order net to get ill." Et Van den Berg d'ironiser : "Alors c'est donc ça!" (c'est moi qui traduis) ; "Les objets n'ont d'importance qu'en cas d'extrême urgence. Les humains aussi."

Nous avons commencé cette partie de notre exposé avec de Man et Hölderlin, désirant que le langage puisse "s'originer comme des fleurs," et cette constatation de Derrida-Ponge sur la spécularité du langage ne renvoyant qu'à soi. Nous terminons, après une excursion mythologique du côté des gnostiques revus et corrigés par la Kabbale juive, sur l'angoisse de l'enfermement du soi sur lui-même, de la psyché incertaine de sa prise sur le monde et recherchant avec angoisse l'autre qu'elle pourra "instruire" et qui la sauvera du solipsisme. Du langage comme circularité à la psyché comme reflet de soi par soi sans ouverture sur un ordre de réalité "autre," y a-t-il très loin ?

À ce point de notre exposé, il me semble nécessaire de nous interrompre afin de procéder à quelques mises au point : la "création" a bien entendu rapport avec la temporalité. Elle a aussi et surtout rapport avec le sujet, et ce qu'on appelle "intériorité" ; il ne saurait être de créateur qui ne travaille pas d'abord sur soi : ce sont ses capacités mentales, affectives, etc. tout entières qu'il met en oeuvre. Ce qui justifie la référence bloomienne à une "gnose," c'est bien entendu que ce qu'on appelle historiquement le "gnosticisme" était connu des

 

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Romantiques, qu'il fascinait (à travers différents canaux de transmission que l'on connaît bien : Boehme, Swedenborg, pour ne citer qu'eux), mais de manière plus fondamentale encore, parce qu'à l'époque où l'on conçoit le travail du poète comme une "création," le travail sur le langage devient au premier chef un travail sur soi, une connaissance de soi par soi et pour soi ; que c'est la première étape nécessaire et que les difficultés que signalent Nuttall et Van den Berg avant Bloom, ne sont que le résultat d'un excès, qu'un mouvement inverse n'a pas compensé. Mais cette centralité du Sujet est d'une importance qu'il ne faudrait en aucun cas sous-estimer : si la pensée fonde la connaissance pour Descartes, si le "moi transcendantal," c'est-à-dire purifié d'implications psychologiques parasites, fonde en vérité la logique selon Husserl, le "Sujet" de la gnose ressemblerait, idéalement, davantage à un "Sage" oriental qu'à un savant : le tout de son expérience humaine se trouve intégré et c'est elle qui fait de lui le Connaissant (c'est-à-dire le gnostique) qu'il est. Le Sujet, connaissant et créateur, du Romantisme, est quelqu'un qui se repose sur la sephirah "Hohmah" (la sagesse intégrée selon la Kabbale, la deuxième sephirah), mais qui s'est arrêté là. Et qui n'a pas mis en balance la sephirah "Binah" (l'intelligence analytique), dont la complémentarité avec la "sagesse intégrée Homah," assure le passage aux autres stades du processus créateur.

Quant à moi, simple critique universitaire que je suis, puis-je reprendre à mon compte ce langage sibyllin ? Je m'appuierai pour répondre à cette question sur l'autorité de Derrida : le langage de la critique n'a aucune légitimité à se vouloir différent de celui du poète qui l'inspire : l'oeuvre est créée par le lecteur; l'auteur est quelqu'un qui lit et le lecteur écrit. C'est l'une des manières de sortir de la circularité tout en ayant l'air d'y rester : car le "lecteur" ne dit pas la même chose que celui qu'il lit. Bloom a indiqué quelques-unes des transformations, transmutations, "transumptions," opérées au cours de ce passage.

Je dirai que ma démarche se veut double, ou disons de va et vient : envisager le mythe "de l'intérieur," éviter un objet d'examen ethnologique, dans un premier temps ; puis recul et réflexion. Mais je pense que l'interdit qui frappa la subjectivité du critique, au temps du structuralisme et de la New Criticism, s'inscrit dans un mouvement de suspension à l'égard du "subjectif," qui n'est plus de mise aujourd'hui.

La création et son rapport à la temporalité

Son rapport au passé est évident : créer, c'est se démarquer par rapport à l'ancien, se situer dans une relation nouvelle non pas seulement à l'antériorité (niée, ou biaisée), mais à l'origine : créer, c'est être "génial," ce qui signifie étymologiquement être en relation directe avec la source (de l'engendrement).

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Son rapport au futur devrait être tout aussi évident mais ne l'est pas tant c'est, plus encore que l'antériorité, la pression de l'avenir à faire advenir, qui engage la difficile lutte pour l'avènement. Bloom cite longuement le philosophe napolitain Gianbatista Vico (1668-1744), inspirateur, entre autres, de Joyce, qui dans La Scienza Nuova (16) en 1725, liait, ensemble poésie et divination. La création verbale serait la réponse du poète à l'angoisse de la mort, l'urgence du faire advenir, qui dans l'antiquité avait partie liée avec la divination. Dans la divination c'est le futur qui vient au-devant de soi : il s'agit de l'accueillir et, si possible, de l'apprivoiser. Car l'avenir, dans sa dimension d'inconnu, est effrayant. Annonçant dans sa Grammatologie toute son oeuvre future, Derrida écrit:

Peut-être la méditation patiente et l'enquête rigoureuse autour de ce qui s'appelle' encore provisoirement l'écriture, loin de rester en deçà d'une science de l'écriture ou de la congédier hâtivement par quelque réaction obscurantiste, la laissant au contraire développer sa positivité aussi loin qu'il est possible, sont-elles l'errance d'une pensée fidèle et attentive au monde irréductiblement à venir qui s'annonce au présent, par delà la clôture du savoir. L'avenir ne peut s'anticiper que sous la forme du danser absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s'annoncer, se présenter, que sous l'espèce de la monstruosité.

Toutes le civilisations n'ont pas vécu ce rapport à l'avenir avec cette angoisse et cette peur. L'avenir se peut apprivoiser. Le Ji King (17), qui tant intéressa Karl Jung au début du siècle, constitue bel et bien une espèce de logiciel des choix possibles en fonction de situations données, ordonnées autour de polarités ou complémentarités fondamentales. Les Sephirot aussi, selon des convergences qu'a signalées Charles Hirsch dans le numéro des Cahiers de L'Herne consacré à Raymond Abellio (18). Je rapporte ce phénomène de doubles polarités complémentaires et souvent perçues contradictoirement, à cette particularité du langage, signalée maintes fois par les déconstructionnistes, et en particulier par Paul de Man dans Allégories de la lecture à propos de Rousseau (op. cit.), d'une double interprétation

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16. DERRIDA J. De la Grammatologie, Paris, éd. de Minuit, 1967, p. 14.
17. Le Yi King. éd. Richard Wilhelm et Étienne Perrot, paris, lib. Médicis. Nombreuses réimpressions. Sur le Yi King (ou Ji King), voir dans la revue Autrement citée plus haut (n° 82) l'article de J.P. Dautun, "Le Ji King : un logiciel en initiatique."
18. Les Cahiers de l'Herne, 1979: Raymond Abellio. Article de Charles Hirsch, "Préambule à la logique de la double contradiction." Également de Marc Beigbeder, "Un fil d'Ariane entre Abellio et Lupasco." (Stéphane Lupasco est un logicien dont l'oeuvre se situe dans l'immédiat après-seconde guerre mondiale. L'un des initiateurs d'une logique non-aristotélicienne, non tenue au principe d'identité et de non-contradiction.)

 

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contradictoire possible: cela ne signifie pas l'impossibilité de la lecture, à mon avis, ainsi que le dit de Man, mais l'invitation à choisir tout en restant conscient de l'interprétation inverse, légitime mais écartée en fonction du donné d'une situation et d'un sujet. Par ailleurs, l'on se prend parfois à rêver qu'à l'âge de l'ordinateur les prévisions de nos futurologues soient mieux prises en compte par les instances qui gouvernent ce monde, au lieu que l'événement nous prenne toujours par surprise, quand bien même la "surprise" n'aurait pas dû en être une : tous les futurologues ne sont pas des charlatans, et l'on dirait que la créativité – la vraie, pas celle qui se contente de lancer une nouvelle ligne de couches-culottes sur le marché – terrifie plus encore que l'abandon à je ne sais quel fatalisme. Cela posé, "jamais un coup de dés n'abolira le hasard" et la création se fait dans cet accueil à l'inouï, l'imprévu, l'aléatoire.

L'avenir terrifie, donc, parce qu'à son horizon se profile ma mort – "Time's chariot hurrying near," pour reprendre l'expression d'Andrew Marvell (1621-78). Et parce qu'indissolublement, ma "survie" est liée à mon effacement.

J'aimerais à ce sujet signaler l'analyse que font Bloom et de Man de ce poème énigmatique qui a nom The Trumph of Life (19), de Shelley. Nom ironique, car la continuité de la vie y est signée de l'effacement, les uns après les autres, des figures poétiques qui l'ont marquée : Rousseau s'y trouve ainsi, avec bien d'autres, défiguré, et Shelley dont c'est la dernière oeuvre avant la défiguration très réelle et concrète dans les eaux de la baie de Spezzia, y pressent sa propre disparition.

Et que cette procession ironiquement victorieuse ait pour archétype premier le fameux char de la "Merkabah," objet de méditation depuis Ezekiel (ch. 1) où il figure sous la forme de "Haiot," c'est à dire ce que Blake appelait en grec Zoa, des entités vivantes, un dynamisme et du feu, est une ironie mais surtout un paradoxe essentiel : ces Haiot, ces Zoa, qui se présentent dans du feu avec leur quatre faces, ce sont des énergies, un dynamisme vital qui, pour perpétuer leur course, me tuent au passage – imbrication nécessaire de la vie et de la mort.

Et ce dynamisme, cette énergie vitale qui me déborde et finalement me tue, si c'était l'écriture ? (l'écriture créative s'entend, bien sûr.) Il est un exemple patent de création du moi par l'écriture en même temps que de création scripturaire par le moi, que bien des auteurs ont signalée : c'est le cas de l'autobiographie – vérité, fiction ? Quel statut accorder à l'autobiographie ? Fiction qui crée son objet au fur et à mesure qu'elle se développe, réciprocité de la vie écrite, c'est à dire imaginée, pensée, et de la vie vécue, "objectivée." Paul de Man y consacre un chapitre qu'il intitule "Autobiogcraphy as Defacement (20) :

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19. DE MAN P. The Rhetoric of Romaniticism, op.cit., chapitre 6, "Shelley disfigured," et Bloom H. Poetry and Repression, op.cit., chapitre 4, "Shelley and his precursors."
20. DE MAN. op.cit., chapitre 4, "Autobiography as defacement."

 

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"Autobiography veils a defacement of the mind of which il is itseif the cause" : fatalité du langage, qui en nommant, tue ; ce qui est nommé n'est pas l'objet, mais son substitut, et en devenant un objet de langage, je me tue dans le mouvement même qui me crée.

Il me semble que la conclusion à laquelle parvient ici de Man s'explique par une, conception statique du langage et de la création, qui n'est pas celle, précisément, d'Ezekiel. De même que la circularité spéculaire du langage ressortit à une logique clôturée sur elle même (une logique de l'identité et non une logique de la complémentarité des contraires coexistants, où je vois l'issue de ces apories signalées par nos "déconstructionnistes" : le mouvement d'effacement est concomitant et consubstantiel à celui de l'inscription). Ceci est valable pour le texte, pour la mémoire et pour la psyché. Et cette fois-ci, c'est vers un écrit un peu ancien mais encore incomplètement déchiffré, de Derrida, que je me tourne : le chapitre "Freud et la Scène de l'Écriture," dans L'Écriture et la Différence (21), texte de 1967, inspiré par divers textes de Freud, dont l'Esquisse pour une Psychologie Scientifique, la Traumdeutung, etc. Il y est question de la mémoire comme constitutive de la psyché. Il y est question de "frayaces" de "traces," qui à la fois demeurent et s'effacent pour laisser place à l'éternelle virginité de la "surface" psychique. Freud y évoque une sorte de "machine d'écriture," puis un "bloc magique," comparable à cette ardoise magique qu'enfants nous utilisâmes tous : il suffit de soulever la feuille qui recouvre l'ardoise pour que la surface apparaisse vierge. Pourtant, dans le cas du "bloc magique," qui, lui, est de cire, la trace demeure, invisible mais avec cette possibilité de toujours reparaître. Telle est la mémoire, telle est la psyché, telle est l'écriture. "Qu'est-ce qu'un texte et que doit être le psychique pour être représenté par un texte ? Car s'il n'y a ni machine ni texte sans origine psychique, il n'y a pas de psychique sans texte." Ainsi débute le chapitre de Derrida sur la Scène de l'Écriture. Question que retourne Bloom dans Poetry and Revisionism: "What is a psyche, and what must a text be if it can be represented by a psyche?" (22). Je ne crois pas qu'il s'agisse seulement d'un jeu subtil, mais futile. Je crois, au contraire, la question centrale, vitale : Bloom signale l'étymologie des mots "psyché," "texte," "représenter," en les rapportant à des racines indo-européennes signifiant chacune le souffle. Pour psyché : racine indo-européenne "bhes" ; "texte" renvoie à "teks" : tisser, ourdir, et représenter renvoie à la racine "es" qui signifie être. Voici donc une étrange relation d'être, qui pose ainsi une équivalence, ou à tout le moins une homologie, entre un souffle, ou si l'on préfère une respiration, et une toile: un air qui se déplace et une toile qui se déroule. La mémoire (individuelle, mais aussi collective) est ainsi formée de traces inscrites

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21. DERRIDA J., L'Écriture et la Différence, Paris, Le Seuil 1967, chapitre "Freud et la Scène de L'Écriture", p. 297.
22. BLOOM H., Poetry aiid Revisionism, op. cit., p.2.

 

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dans la psyché (souffle, air, voix) et dont l'écriture comme trace effectuée par un outil sur un matériau (texte), est l'aspect visible. On comprend dès lors pourquoi pour Derrida l'écriture est première par rapport à la voix. Pourquoi elle ne mérite pas le discrédit où tous, philosophes, linguistes et autres, de Platon à Saussure, l'ont mise tout en l'utilisant comme leur servante : l'écriture, me hasarderai-je même à dire en espérant ne pas trop déformer la pensée de Derrida, vit. Elle est ce dynamisme vital des "haiot" d'Ezekiel, qui passe, de la toile au souffle qu'est la psyché, puis du souffle à la toile du texte, dans un mouvement de va et vient constant qui transcende les générations. (D'ailleurs, lorsqu'il parle de "l'opération de la greffe," pour désigner l'insertion de ce qu'il est convenu d'appeler un "texte" "nouveau," dans un ensemble culturel appelé Texte, c'est bien une métaphore de vie ici botanique – qu'il emploie. Métaphore qui en est à peine une d'ailleurs : "greffe" et "graphe" ont même origine, en grec, désignant l'entaille qui incise la trace, assurant la perpétuation de la vie.

Il y aurait beaucoup de choses à dire encore, on s'en doute. Notamment sur ces écritures non phonétiques, hiéroglyphes ou rébus, que sont les rêves avec leurs sens simultanés, que seul un travail ultérieur doit dérouler pour faire un récit, c'est-à-dire une logique, qui d'une certaine façon les dénature. Qu'il nous suffise ici de pressentir la richesse promise par cette conception de l'écriture, qui pour avoir été celée dans toute la pensée occidentale "logo-centrique" ne nous renvoie pas moins à des conceptions plus anciennes, qui retrouvent ici leur vitalité : la présocratique, la chinoise peut être, l'hébraïque aussi (et ce qu'elle conserve des civilisations qui l'ont précédée).

Le Romantisme pleurait la "présence" effacée, la trace du moi voué à la mortalité, et cette spécularité narcissique de l'être hanté par la volonté de se situer en rapport non médiatisé à l'origine. Les mots ne poussent ni ne s'originent comme des fleurs parce que la fleur, dans sa beauté, répète indéfiniment son type. Mais si le Texte était cet être vivant qui s'écrit ainsi de génération en génération, avec ses vides et ses pleins, ses brisures et ses reprises, qu'y aurait-il à regretter ? La fleur individuelle meurt, la suivante répète la première, mais le Texte croît, lui. Il est le "dépôt" du passé mais pas seulement : dans son rapport à Psyché il est la vie de l'humanité. Et, vie, il suppose cette ouverture et cette vigilance à "l'autre," en la figure de "l'à-venir' (homme ou événement), qu'appelait Derrida à la fin de Psyché (23) : "C'est de l'invention du même et du possible, de l'invention toujours possible que nous sommes fatigués." disait-il.

Ce n'est pas contre elle mais au-delà d'elle que nous cherchons à réinventer l'invention même, une autre invention, ou plutôt une invention de l'autre qui

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23. DERRIDA J. Psyché, op. cit. p. 61.

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viendrait, à travers l'économie du même, voire en la mimant ou en la répétant ("Par le mot par...") donner lieu à l'autre, laisser venir l'autre. . . . Car si l'autre, c'est justement ce qui ne s'invente pas, l'initiative ou l'inventivité déconstructive ne peuvent consister qu'à ouvrir, déclôturer, déstabiliser, des structures de forclusion  (24) pour laisser le passage à l'autre. Mais on ne fait pas venir l'autre, on le laisse venir en se préparant à sa venue. Le venir de l'autre ou son revenir, c'est la seule venue possible, mais elle ne s'invente pas, même s'il faut la plus géniale inventivité qui soit pour se préparer à l'accueillir : pour se préparer à affirmer l'aléa d'une rencontre qui, non seulement ne soit plus calculable, un indécidable encore en travail de décision. Est-ce possible? Non, bien sûr, et voilà pourquoi c'est la seule invention possible.... L'autre, c'est ce qui ne s'invente jamais et qui n'aura jamais attendu votre invention. L'autre appelle à venir et cela n'arrive qu'à plusieurs voix.

Ce texte me parait très important: il signale, en effet, cette sortie de l'enfermement romantique, que l'on verrait à l'oeuvre, non seulement chez nos amis critiques (Bloom, de Man, Derrida, et d'autres encore dont je n'ai pu parler ici), mais aussi chez des poètes qui de l'un à l'autre s'appellent et se répondent : polyphonie de voix (25). Il signifie également une sortie de l'enfermement méthodologique qu'était l'analyse littéraire strictement et purement structuraliste. La "déconstruction" n'est pas cette entreprise de délabrement que l'on a crû parfois y voir. Elle est le mouvement préalable à celui de la "création," pour sortir de l'enfermement spéculaire. Le souffle de psyché, c'est une respiration ; c'est une inspiration et une expiration alternées, une diastole et une systole, un mouvement entre être et non être. Tout "arrêt sur image," en prétendant conserver l'être, empêche la vie.

Et je ne voudrais pas clore ce papier sans une référence au très beau livre de Betty Rojtman (26) qui, à travers les littératures française et allemande récentes ainsi que la tradition hébraïque, nous offre un hymne (livre de critique universitaire mais aussi poème en prose), au "détour," au "suspens," qui signale l'attention à la venue de cet inouï impensé, que l'on n'aura pu forcer à venir par un acte de maîtrise, mais auquel on peut prêter sa propre capacité d'accueil. Créer, c'est peut-être cela surtout : accueillir celui qui venait d'ailleurs. D'ailleurs en soi, et hors de soi. Betty Rojtman écrit:

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24. C'est moi qui souligne.
25. Je songe, par exemple, à la relation qui relie Derek Walcott à Joseph Brodski, et à travers ce dernier, à Ossip Mandelstam, "précurseur" de Paul Celan, sur qui Derrida écrivit Schibboleth. Pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986. Mais il y faudrait une autre étude que celle-ci.
26. ROJTMAN B., Une grave Distraction, Paris, Balland, 1991, préface de Paul Ricoeur, p. 219.

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C'est le procès régénérateur de la refonte des vases [allusion au mythe de Louriah] et de la renaissance, dans un rapport différent, où la différence assume sa part. . . . Le lent recommencement de la Réparation ouvre le vase au multiple, différencie sa substance. Une faille se glisse dans la coïncidence de soi à soi, la désolation obligée d'une conscience libre. Un dialogue s'établit du dedans, une disparité, comme la préparation à cette étrangeté qui s'impose à nous de l'extérieur, qui nous rejoint. Pour renforcer le réceptacle, l'assurer sous le souffle de l'infini qui nous presse, il faut cette cassure, en l'accueillant démultiplier la source, consentir à l'hétérogène.

J'arrête ici cette citation, couchée dans un langage "poétique" fait de métaphores tissées qu'aucun langage non figuré ne peut traduire. Je le crois, cependant, assez clair : il indique assez comment l'esthétique, ce miroir de mort, redevient vivante de s'être brisée.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)