(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Récréation et re-création réaliste dans
The British Museum is Falling Down

Catherine Mari (Université de Pau)

 

 

Le troisième roman de David Lodge, The British Museum Is Falling Down –1962– (1), marque un tournant dans sa production romanesque. Se détachant du réalisme social de ses premiers romans (2), Lodge déplace l'intérêt de la mimésis vers l'écriture. C'est paradoxalement ce roman comique, composé en outre d'une somme de parodies/voix intégrées à une histoire cohérente qui permet à cet écrivain de trouver et d'affirmer sa propre voie/voix. Dans ce roman, Lodge, qui ne renonce pas au mode réaliste, se dégeage – au moins partiellement – des conventions contraignantes de ce mode et se réapproprie ainsi une écriture vécue d'autre part comme un modèle inaccessible. Nous nous proposons ici d'étudier ce nouveau rapport au réalisme et les stratégies de distanciation qu'il suppose.

C'est tout d'abord le recours à la parodie qui permet à Lodge d'effectuer cette distanciation. Comme il le précise dans la postface à ce roman, rédigée en 1980, le mode parodique a représenté pour lui "a way of coping with what the American critic Harold Bloom has called 'Anxiety of Influence' – the sense every young writer must have of the daunting weight of the literary tradition he has inherited, the necessity and yet seeming impossibility of doing something in writing that has not been done before" (p. 168).

Les dix chapitres de ce roman contiennent chacun un passage parodique imitant des auteurs aussi variés que Conrad, Greene, Hemingway, Kafka, Joyce, Henry James, D.H.

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1. LODGE D., The British Museum Is Falling Down. London: Mac Gibbon and Kee, 1965. abrégé ici en BMFD.
2. LODGE D., The Picturegoers. London: Mac Gibbon and Kee, 1960.
Ginger, You're Barmy. London: Mac Gibbon and Kee, 1962.

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 Lawrence, Virginia Woolf, C.P. Snow et Fr. Rolfe (Baron Corvo) et sont truffés d'allusions soit à d'autres textes, soit plus généralement à des genres littéraires. Le manuscrit d'Egbert Merrymarsh [écrivain obscur dont Adam retrouve la trace dans des circonstances rocambolesques] par exemple se révèle une caricature de l'essai religieux dans la veine de G.K. Chesterton (1874-1936) et H. Belloc (1870-1953). Lodge parodie aussi le roman policier et plus particulièrement sa structure linéaire et son rythme rapide voire haché, centré avant tout sur le "suspense" et peu soucieux d'explication. C'est ainsi qu'Adam, le personnage principal, rencontre à plusieurs reprises, mais de manière entièrement fortuite, le personnage du gros Américain ("The fat American"). Puis il intercepte, toujours par hasard, un message téléphonique mystérieux destiné à ce dernier. Il le poursuit (ironiquement avec les meilleures intentions du monde) sur une des coursives du British Museum et se fait finalement ramener triomphalement dans la luxueuse limousine de l'Américain qui ne manque pas de lui offrir, comme au héros fatigué d'un policier, un whisky réparateur. Tous ces clichés de la littérature policière sont autant de clins d'oeil destinés à amuser le lecteur.

Lodge fait même brièvement allusion au conte de fées lorsque l'Américain est accessoirement identifié par Adam à un parrain de conte de fées : "If I was the hero of one of these comic novels, dit-il, he would be the fairy godfather who would turn up at the end to offer me a job and a girl" (p. 74). Il fait aussi une rapide incursion dans le roman d'aventure chevaleresque ("romance"), lorsque Adam, sous l'effet de la boisson, s'imagine dans le rôle d'un preux chevalier ironiquement en quête d'un manuscrit licencieux, et bravant tous les dangers, y compris le péché de la chair (p. 129). Lodge parodie aussi en passant la convention narrative traditionnelle qui consiste à confondre le temps de la narration et le temps de l'histoire, à jouer, selon les termes de Genette (3), "sur la double temporalité de l'histoire et de la narration... Comme si la narration était contemporaine de l'histoire et devait meubler ses temps morts." Il utilise ce procédé dans une situation où il est absolument superflu et comique. À l'occasion de sa première visite chez Mrs Rottingdean, Adam est censé réfléchir au nombre de sucres qu'il désire pour son thé et profite du prétendu "temps mort" laissé par cette réflexion pour donner une description minutieuse et détaillée de son hôtesse (p. 105).

D'autre part, Lodge inclut des textes de teneur très variée: article d'encyclopédie, fait divers, slogan publicitaire (incomplet), palimpseste constitué par plusieurs adresses superposées sur une enveloppe, extrait de lettre ou encore termes techniques empruntés à une notice explicative que se remémore le protagoniste à propos de son scooter.

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3. GENETTE G. Figures III. Paris: Seuil, 1972, p. 244.

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Cependant cette apparente mosaïque de voix différentes s'organise systématiquement autour du personnage principal et s'intègre parfaitement au cadre réaliste. En effet, ces différents écrits sont tous reliés logiquement à la diégèse réaliste et signalés par une typographie différente : ils utilisent des caractères plus petits (pp. 12,14), des italiques (p. 28) ou encore des astérisques (pp. 71,73) qui les détachent nettement du reste de l'histoire ; ils sont, pour chacun d'entre eux, annoncés par une introduction qui justifie en l'expliquant le décrochement qui suit : "While waiting for [the tea] to draw, [Adam] mentally composed a short article, Catholicism, Roman, for a Martian encyclopaedia compiled after life on earth had been destroyed by atomic warfare" (p. 12). Il n'y a aucune ambiguïté quant à l'origine de ces changements de voix : ils sont soit le fait de l'imagination débridée d'Adam, soit expliqués par l'activité intellectuelle de ce dernier qui lit, tente de déchiffrer, écoute ou se remémore. C'est-à-dire que même les voix différentes passent et sont subsumées par la conscience d'Adam qui organise cette multiplicité en un tout cohérent, qui fait, en un mot, "signifier." Or, la possibilité d'attribuer une origine à l'énonciation caractérise précisément le texte réaliste/classique selon Barthes qui l'oppose à ce sujet au texte moderne :

Dans le texte moderne, les voix sont traitées jusqu'au déni de tout repère: le discours, ou mieux encore, le langage parle, c'est tout. Dans le texte classique, au contraire, la plupart des énoncés sont originés, on peut identifier leur père et leur propriétaire : c'est tantôt une conscience (celle d'un personnage, celle de l'auteur), tantôt une culture (l'anonyme est encore une origine, une voix : celle que l'on trouve dans le code gnomique, par exemple). (4)

Il en est de même en ce qui concerne les parodies successives qui sous-tendent le roman. En dépit de la diversité des auteurs parodiés, elles restent entièrement compatibles avec l'énigme réaliste qui les met à contribution à des fins comiques en produisant sur le lecteur un effet mixte de reconnaissance et d'incongruité. Elles n'entament à aucun moment la vraisemblance du récit tant et si bien que lors de sa parution, de nombreux critiques littéraires, se laissant abuser par le niveau littéral, ont ainsi complètement occulté l'intertextualité parodique. Il faut toutefois ajouter à leur décharge que le lien thématique de ce roman, en l'occurrence la contraception, ou plutôt l'interdit pesant sur la contraception chez les catholiques, est tellement appuyé, et repris sous différentes formes avec tant d'insistance qu'il peut masquer, au moins dans un premier temps, l'utilisation du mode parodique.

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4. BARTHES R., S/Z. Paris: Seuil, 1976, p. 48.

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Cependant, cette dimension intertextuelle voire, à l'occasion, métafictionnelle, ne se dément pas d'un bout à l'autre d'un roman dont le titre BMFD, de même que les épigraphes en début de roman et en tête de chapitres soulignent le côté livresque. Dans le chapitre qu'il consacre à ce roman, Robert Morace le qualifie de "post-Sot-Weed Factor but pre-Lost in the Funhouse instance of the literature of exhaustion, English style" mais nuance son propos en ajoutant qu'il constitue "a parodic collage in the guise of a seamless realistic novel" (p. 132). Le tour de force de Lodge réside en fait dans cette parfaite coïncidence ou intégration d'un niveau littéral réaliste et d'un niveau parodique ou métafictionnel.

Lodge réalise cet équilibre délicat en choisissant un sujet qui se prête particulièrement à ces extrapolations ou digressions littéraires. En effet, il raconte sur le mode comique l'histoire d'une journée d'un étudiant en littérature, Adam Appleby. Ironiquement, celui-ci travaille sur une thèse dont le sujet au libellé fantaisiste – "La structure des phrases longues dans trois romans anglais modernes" – peut être interprété, comme le remarque Morace, comme "a reductio ad absurdum of Language of Fiction" (p. 137). De plus, Appleby, très perturbé car il redoute que sa femme soit à nouveau enceinte, est distrait et davantage enclin à s'évader dans le monde de ses fantasmes littéraires. Lorsqu'il quitte l'univers des livres du British Museum, c'est pour tenter de mettre la main sur le manuscrit d'un auteur sur lequel il a précédemment travaillé ou pour se rendre à une petite réception qui réunit des universitaires aux conversations inévitablement littéraires, "a babble of academic conversation" (p. 124).

Le petit monde dans lequel évolue le protagoniste est donc livresque mais il l'est littéralement. Les parodies n'entraînent pas de transgressions narratives. Les changements de points de vue ou focalisations occasionnés par ces parodies successives sont à peine sensibles et si discrets qu'ils ne perturbent en aucune manière le lecteur. Le passage intempestif à la première personne (p. 65-69), dans le cours d'une narration à la troisième personne, correspond d'une part à un changement de scène; il est d'autre part justifié par Lodge qui précise entre parenthèses, "Adam Appleby might have written" (p. 65), et s'intègre assez naturellement dans le dialogue qui suit. En effet, la présence simultanée de plusieurs voix tend à masquer l'intrusion d'un "je" qui n'avait pas jusque-là d'existence. D'autre part ce changement de focalisation se limite à une fin de chapitre. Il ne resurgit pas dans le roman si ce n'est de manière très brève lorsque Lodge, affectant la manière désinvolte d'un Fielding, s'adresse directement au lecteur, quand il décrit Adam se précipitant au devant de la propriétaire du manuscrit qu'il convoite: "It was with a, for him, unwonted alacrity that our friend (5), hearing the tinkle of china in the hall, sprang gallantly to the door" (p. 105).

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5. C'est moi qui souligne.

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De plus, les commentaires métafictionnels sont tous attribués au héros et s'intègrent à des conversations entre les personnages du roman. Ils peuvent d'une part être lus comme des commentaires sur la fiction ou plus précisément sur le code qu'elle utilise et sont alors tournés sur eux-mêmes. D'autre part, Ils constituent des messages authentiques au niveau diététique, c'est-à-dire qu'ils remplissent une fonction de communication vis-à-vis d'un destinataire présent. Pour la plupart, ils soulignent l'absence de démarcation nette entre vie et littérature et la confusion qui s'ensuit pour le protagoniste : "It partook, he thought, ... of metempsychosis, the way his humble life fell into moulds prepared by literature" (p. 32). Celui-ci a d'ailleurs souvent la sensation de jouer un rôle qui a maintes fois déjà été tenu dans des oeuvres littéraires ou même dans des films. Les bouchers argentins qui occupent le sous-sol de Mrs Rottingdean rappellent à Adam une scène de cinéma "he had seen, in a film somewhere, that trial-of-strength came played with knives on the table" (p. 102). Puis, lors de sa retraite précipitée après sa visite au domicile de cette dernière, "he [is] conscious of re-enacting one of the oldest roles in literature" (p. 145). D'autre part, la citation que reprend finalement Adam pour faire rimer son slogan publicitaire –" I always buy a Brownlong chair.. / Hypocrite lecteur! mon semblable, mon frère!" (p. 80) – constitue aussi au passage une adresse métadiégétique au lecteur qui sait, quoi qu'il arrive, que la littérature n'est qu'illusion mais qui, abandonnant provisoirement son incrédulité, se prête volontiers à ce jeu confortable des apparences.

Toutefois, c'est surtout la sherry-partv (pp. 117-129) qui fournit l'occasion la plus propice à ces développements rnétafictionnels et dans laquelle se trouve le passage métafictionnel (ou pouvant être considéré comme tel) le plus explicite. Adam, que le sherry a rendu loquace, exprime à brûle-pourpoint son point de vue sur la relation entre expérience et littérature. Ce long monologue impromptu (pp. 118-119) est intéressant à plusieurs égards. Il reflète tout d'abord, sur le mode parodique, la préoccupation centrale de Lodge en tant que critique. D'autre part, il éclaire de façon indirecte la position de Lodge par rapport au réalisme. En effet, bien qu'Adam affirme que les romanciers "are using up experience at a dangerous rate" et que "there've been such a fantastic number of novels written in the last couple of centuries that they've just about exhausted the possibilities of life," ces arguments en apparence anti-réalistes ne portent pas atteinte à ce mode puisqu'ils sont contenus à l'intérieur d'une parodie. Adam a d'autre part pris soin d'exprimer, juste avant, un penchant personnel pour l'écrivain Kingsley Amis dont le pseudonyme comiquement déguisé suggère évidemment le romancier anti-moderniste Kingsley Amis: "I like his work, dit-il. There are times when I think I belong to him more than to any of the others" (p. 118). Cette prétendue critique du réalisme intégrée à une parodie se lit donc comme le reflet inversé des parodies (ou pastiches) imbriquées de

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façon souvent fantaisiste mais toujours vraisemblable dans l'intrigue réaliste. De plus, elle confirme l'attirance de Lodge pour un mode dont il rappelle à propos du manuscrit d'Egbert Merrymarsh qu'il ne se contente pas d'être une simple transposition de la réalité: "Robert and Rachel wasn't quite a literary work of art: it was feeling, crude and unrefined, turned out clumsily from the rough moulds of real experience" (p. 141).

Les commentaires métafictionnels ont aussi parfois une relation plus étroite avec le roman lui-même dont ils constituent un épitomé succinct mais à peu près fidèle. Ainsi, Adam résume quasiment le roman quand il remarque : "If I was the hero of one of these comic novels... [the American] would be the fairy-godfather who would turn up at the end to offer me a job and a girl" (p. 74), ou lorsqu'il confie à sa femme Barbara son intention d'écrire "a novel where life kept taking the shape of literature" (p. 157).

Toutefois, quelle que soit la nature de ces commentaires sur la fiction, ils restent tous très contrôlés et s'inscrivent toujours, comme on l'a vu, à l'intérieur d'une diégèse réaliste. La dimension de réflexivité, ou de questionnement sur la littérature et ses rapports à la réalité, affleure par endroits mais ne renverse jamais les conventions du roman traditionnel, en particulier celle d'un récit cohérent au développement chronologique, même si, dans ce cas, l'histoire se limite à une journée et que les péripéties successives sont pour le moins fantaisistes.

Parallèlement, les différentes parodies contenues dans le roman constituent une suite de parodies spécifiques que Robert Burden qualifie de façon évocatrice de "local parody" par opposition à une parodie globale dont l'intention serait subversive. Dans son étude intitulée The Novel Interrogates Itself (6), Burden compare la fonction de la parodie dans trois romans anglais contemporains: BMFD, No Laughng Matter d'Angus Wilson et The French Lieutenant's Woman de John Fowles. Dans ce but, il distingue dans un premier temps les concepts de "parodie" et de "pastiche." Selon Burden, la différence entre ces deux modes réside essentiellement dans leur impact. Le pastiche divertit ; il relève du régime ludique de l'hypertexte (7)," tandis que la parodie a une fonction critique et subversive. À partir de cette distinction, Burden démontre qu'il y a une gradation dans l'utilisation du mode parodique dans les trois romans auxquels il s'intéresse. De ces romans, BMFD est le moins subversif. Les parodies qu'il met en oeuvre ont un résultat que Burden qualifie de "burlesque, the most orthodox form of parody, combining both comic and critical intention, simultaneously alluding to the literature of the past and advancing the comic plot" (p. 142).

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6. BURDEN R. "The Novel Interrogates ltself: Parody as Self-Consciousness in Contemporarv Enalish Fiction", in The Contemporary English Novel. New-York: Holmes and Meier,1979.
7. GENEITE G. Palimpsestes. Paris: Seuil, 1982, p.36.

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BMFD s'apparente davantage au pastiche qu'à la parodie dans la mesure où, comme on l'a vu, il est "consistent with the novel's fondamental realism" (Burden, p. 141). En outre, ce jeu stylistique témoigne de l'intérêt que porte Lodge à la langue ; intérêt qu'il a clairement exprimé et même érigé en principe critique dans Language of Fiction (8). La connaissance approfondie des auteurs étudiés dans cet ouvrage transparaît précisément dans ces parodies. On constate donc que l'oeuvre critique de Lodge a eu ainsi des répercussions sur son oeuvre de romancier. Lors d'une interview menée par Bemard Bergonzi pour la revue The Month (9) Lodge précise cette relation.

Ce chevauchement a eu pour effet d'éloigner Lodge du réalisme traditionnel de ses deux premiers romans en l'entraînant à exploiter les ressources de l'intertextualité. Chez lui, comme le note Burden, "the joke is that literary conventions and perceptions may dominate us" tandis que Fowles "working with an historical continuum, suggests that there may be philosophical-aesthetic grounds for the systematic subverting of realism" (p. 154-155).

Cette dimension parodique et la distanciation qu'elle implique n'est cependant pas essentielle dans un roman qui se caractérise avant tout par son option comique qui est à l'origine – plus que le mode parodique ou les commentaires métafictionnels – de ce qu'un critique a qualifié de "début de la rupture formelle" (10). Lodge avait d'ailleurs déjà noté dans sa postface le côté expérimental de ce roman, "the first of my novels that could be described as in any way experimental" (p. 169) et avait souligné le rôle essentiel que ce mode avait joué pour lui en tant que romancier : "Comedy, it seemed, offered a way of reconciling a contradiction, of which I had long been aware, between my critical admiration for the great rnodernist writers, and my creative practice, formed by the neo-realist, anti-modernist writing of the 1950s" (p. 169-170).

Le catalyseur de cette évolution, selon les dires de Lodge, a été Malcolm Bradbury qui lui a fait découvrir les potentialités du mode comique alors qu'ils travaillaient ensemble à une revue satirique intitulée Between These Four Walls. D'où la dédicace, "to Malcolm Bradbury (whose fault it mostly is that I have tried to write a comic novel)" et la reprise de la sherry-party scene, présente dans de nombreux romans universitaires et en particulier dans Eating People is Wrong (1959), qui manifestent l'apport de cet écrivain.

Ainsi, après ses deux premiers romans, "primarily serious, even sombre works" (11), qui n'incluaient le mode comique que de façon ponctuelle, Lodge a résolument adopté avec

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8. LODGE D., Language of Fiction. London: Routledge, 1966; revised edition, Routledge, 1984.
9. BERGONZI B. "David Lodge Interviewed," The Month (Feb. 1970), p. 110.
10. GALVAN REULA F. "Entre el Realismo y la Experimentacion: La Obra Creativa de David Lodge," Revista Canaria de Estudios Ingleses, n° 16 (avr. 1988), p.51-84.
11. BERGONZI B. "David Lodge Interviewed," The Month (Feb. 1970), p. 111.

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BMFD un mode structurel qui lui a permis, jusqu'à un certain point, de conjurer les démons réalistes. À propos de la composition de ce roman, il commente:

I was consciously using comic techniques, techniques of farce, almost as an exercise, but not entirely as an exercise, because the particular subject of the book which you referred to, the current problems about birth control and family planning for Catholics, seemed to me a part of experience which could only be treated comically if it were not to be tedious and rather absurd. (12)

Le choix de ce mode permet avant tout à Lodge d'échapper, au moins partiellement, aux impératifs de vraisemblance psychologique des personnages et de déroulement logique d'une histoire devant "faire vrai." De façon révélatrice, ce sont précisément ces deux notions que Robbe-Grillet évacue en premier lorsqu'il pose les jalons d'un "Nouveau Roman." Notions "périmées" (p. 25) et aliénantes d'après lui car la notion de personnage entretient un anthropocentrisme illusoire qui n'a plus lieu d'être dans un monde qui a "renoncé à la toute-puissance de la personne" (p. 28) et celle d'histoire conforte le lecteur dans ses préjugés sur la réalité et s'avère donc, en finalité, réactionnaire.

Dans BMFD, libéré par les potentialités du mode comique, Lodge met en scène des personnages très schématiques, réduits à leur fonction comique. Les deux compagnons du protagoniste sont l'un (Camel), étudiant professionnel qui se complaît et se perd dans les ramifications d'un travail de recherche pour une thèse qui ne verra vraisemblablement jamais le jour, et l'autre (Pond), un beau parleur, dont les prétendues prouesses sexuelles tiennent plus du désir que de la réalité. Les personnages féminins ne sont pas davantage avantagés. Sous ses airs très collet monté, et malgré les principes qu'elle affiche, contredits de manière éloquente par son nom, Mrs Rottingdean n'en a pas moins eu une liaison avec Egbert Merrymarsh, le romancier moraliste au puritanisme intransigeant, également démenti par son nom qui suggère plutôt une libido active. Quant à sa fille Virginia, elle manifeste malgré son jeune âge (et son prénom!), des tendances nymphomanes très affirmées et n'a de cesse de se débarrasser au plus vite de sa virginité. Mais c'est surtout Adam qui est la victime privilégiée de cette réduction comique (comic deflation). Sa journée est rythmée par une série de mésaventures qui mettent sa dignité à rude épreuve. Elles sont l'occasion de le montrer dans des postures ou des situations risibles.

Lodce a souvent recours à un comique très visuel. Sa technique est alors très proche de celle du dessin animé (ou du film comique), où seuls importent le rythme, le mouvement et la

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12. Ibid., p. 111- 112.

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succession de gags qui mettent à mal les personnages sans jamais toutefois porter à conséquence. Le roman enchaîne ainsi une série de gags très visuels : Adam commence par carboniser sur le grille-pain un slip qu'il veut faire sécher pour une utilisation immédiate (p. 19) ; puis se fait peur lorsque, plongé dans l'obscurité des escaliers qui descendent au rez-de-chaussée occupé par la noceuse, il heurte un objet à la consistance répugnante qui s'avère être un bout de viande emballé (p. 22) ; ou encore se retrouve une lettre entre les dents alors qu'il appelle la même logeuse par l'ouverture de la boîte aux lettres (p. 25), et se fait brusquement emporter par son scooter fantasque lorsque ce dernier consent enfin à démarrer.

Le comique provient aussi de situations incongrues, voire totalement loufoques, qui provoquent le rire de par leur décalage par rapport à la réalité ou plus exactement à la norme ou au vraisemblable défini par l'analyse contemporaine, selon Philippe Hamon, "Comme un code idéologique et rhétorique commun à l'émetteur et au récepteur, donc assurant la lisibilité du message par des références implicites ou explicites à un système de valeurs institutionnalisées (extra-texte) tenant lieu de 'réel'" (13). La rencontre accidentelle d'Adam et de l'abbé Finbar, abbé irlandais traditionaliste, dans une boutique d'articles pornographiques – alors que ce dernier, ignorant la nature de l'endroit où il se trouve, critique ouvertement l'exploitation marchande du sexe – est un exemple caractéristique de ce comique de contraste. Cette situation semble l'illustration parfaite de la définition que donne Lodge du comique dans Language of Fiction : "... comedy is based on contrast on incongruity" (p. 250). Il faudrait ajouter toutefois que le mécanisme en est plus complexe ou plutôt que la définition de Lodge apparaît incomplète dans la mesure où le simple rapprochement d'éléments disparates n'est pas à lui seul générateur de comique. C'est la conscience de cette disparité (assumée dans ce cas par Adam) qui en décuple l'effet comique. En effet dans l'exemple qu'on vient de citer, le lecteur ne rit pas, ou pas seulement, de la présence simultanée de l'abbé innocent et du propriétaire de cette boutique mais plutôt de l'embarras d'Adam qui, lui, sait mais ne peut rien dire pour tenter de maîtriser une situation sur le point de dégénérer.

Lodge ne se contente pas de mettre simultanément en scène des personnalités antithétiques. Il crée aussi des situations fondées sur un contraste qu'on pourrait qualifier de "générique" dans la mesure où il va à l'encontre de l'attente du lecteur en transgressant certains codes romanesques : c'est ainsi que Virginia, loin de tenir le rôle de jeune fille effarouchée, joue celui de séductrice dont Adam repousse les avances, non pas par fidélité à sa femme, mais par peur de procréer.

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13. HAMON Ph. BARTHES R., BERSANI L., RIFFATERRE M.& WATT I. Littérature et Réalité, Paris: Seuil, 1982, p. 129.

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Lodge ne se limite pas cependant à ces effets comiques qui, pour être efficaces, n'en utilisent pas moins des procédés traditionnels éprouvés. BMFD prend à l'occasion la dimension de farce quasi surréaliste lorsque, par exemple, à la suite d'un quiproquo né d'une conversation téléphonique triangulaire (incluant bien sûr le protagoniste), le British Museum est envahi par une brigade de pompiers. Ceux-ci sèment la confusion générale parmi les lecteurs qui perdent immédiatement toute retenue et (accessoirement) tout sens moral. La fuite précipitée d'Adam qui, responsable de cette anarchie, tente d'échapper à ceux qui le poursuivent, confine de la même façon au burlesque surréaliste. Progressant par ordre alphabétique dans le labyrinthe des rayonnages et empruntant des portes en trompe-l'oeil, Adam déjoue la méfiance d'un employé en faisant croire que son travail consiste à dénombrer les ouvrages du British Museum. Parallèlement, la présence invraisemblable de bouchers argentins au sous-sol du domicile de Mrs Rottingdean, de même que leur comportement pour le moins bizarre et littéralement déplacé – ils semblent sortis d'un autre roman – engendrent des situations dont le comique a aussi des allures presque surréalistes.

Cependant, même lorsque le comique flirte avec le surréalisme ou l'absurde, il reste toujours lié au thème central du roman qui pourrait se résumer à la formule significative d'Adam : "Literature is mostly about having sex and not much about having children. Life is the other way round" (p. 56).

De plus, les passages où la fantaisie est de mise conservent toujours un ancrage référentiel. Le brouillard qui baigne très tôt le British Museum et enveloppe Adam dans ses déplacements brouille la réalité et permet temporairement de s'en échapper mais n'en est pas moins bien "réel." De la même manière, les hallucinations d'Adam sont ambivalentes. Elles constituent à la fois une échappatoire à la réalité pour Adam qui refuse d'envisager l'éventualité d'une quatrième paternité et une échappatoire au réalisme ambiant du roman. La prémonition d'Adam qui pressent que la journée va être rude (EMFD p. 16) est en même temps contraire à la convention réaliste qui interdit toute prédiction et propice à ce mode dans la mesure où elle prépare le lecteur aux épisodes qui vont suivre. La structure du roman elle-même manifeste cette ambivalence. Elle permet en effet le fonctionnement du mode comique à l'intérieur d'un cadre réaliste amenuisé à la fois sur le plan de l'histoire, dont la durée se limite à une journée et les catalyseurs dramatiques à une lettre et à la rencontre fortuite avec un étranger, et sur le plan des personnages aux noms choisis pour leur symbolisme comique. Lodge ne renonce pas en effet à nommer ses personnages, laquelle renonciation, selon Barthes "[provoquerait] une déflation capitale de l'illusion réaliste" (SIZ p. 101). Ces noms, dont l'excessive transparence a un effet comique, constituent une autre forme de compromis, puisqu'ils remplissent leur fonction identificatrice – ils désignent les personnages – tout en soulignant leur vide ou leur nature uniquement fonctionnelle.

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Il arrive que le lecteur soit confronté à des événements dont il ignore la véritable nature : hallucinations ou réalités de l'histoire. Toutefois le doute ne subsiste pas longtemps car Lodge prend soin d'élucider – même a posteriori – toute équivoque qui éloignerait le roman du mode réaliste. Le personnage éphémère de la vieille dame qui apparaît le temps d'un paragraphe, à la fin du deuxième chapitre, et auquel Adam s'adresse en l'appelant Clarissa, ne sème que temporairement le trouble chez le lecteur. Dix pages plus loin, l'éventualité d'une interférence du personnage de Virginia Woolf est clairement écartée par Adam lui-même et le lecteur comprend que l'identité attribuée à ce personnage n'était due qu'à une lubie du protagoniste. De la même façon, l'apparition de la femme et des trois enfants d'Adam, l'espace d'un instant sur les marches du British Museum a, tout d'abord, toutes les apparences d'un rêve : "As in a dream, he watched Barbara, encumbered by the weight of Edward in her arms, stoop to plead with Dominic for coopeération. And it was a dream, of course" (p. 96) – rêve d'autant plus étonnant que, comme le précise le protagoniste, le monde domestique et le monde de la recherche universitaire sont entièrement distincts. Cependant le lecteur se voit offrir rapidement une explication par l'intermédiaire de Camel qui confirme la venue de Barbara (pp. 119-120). Ce souci d'expliquer, typique du texte réaliste, a été noté par Barthes qui a commenté "la plénitude serrée du sens," la "redondance" ou "babil sémantique" propres au récit classique qu'il appelle "texte-œuf." Celui-ci s'oppose au nouveau roman qui lui, "[dit] l'événement sans le doubler de sa signification" (S/Z pp. 85-86). L'introduction, même provisoire, d'éléments ambivalents ou ambigus constitue donc un moyen d'échapper au moins partiellement à la contrainte "presque insupportable" (14) d'un mode paradoxal qui impose une forme tout en se prétendant transparent et rejette l'excès tout en l'accueillant dans l'intérêt du roman.

Toutefois le mode réaliste reste bel et bien la norme dans BMFD. Si l'on en doutait encore, la fin de ce roman confirme la prééminence de ce mode. Abandonnant le ton comique, elle est prise en charge par un autre narrateur, en l'occurrence Barbara, la femme du protagoniste. C'est elle désormais qui devient la conscience subjective du récit ; sa perspective à la fois pragmatique et désabusée et son ancrage dans le réel la désignent comme un personnage réaliste. Son long monologue. qui fournit une version "sensée" de sa relation avec Adam, met aussi clairement en perspective les tribulations et fantasmes de celui-ci en les présentant comme ceux d'un doux rêveur dont la conception romantique de l'amour n'a d'ailleurs pas résisté aux tracas du quotidien.

Par rapport à la norme réaliste, le divertissement constitué par le jeu parodique ou métafictionnel, ainsi que par les divers procédés comiques mis en oeuvre, retrouve son sens

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14. Expression utilisée par George Levine dans "Realism Reconsidered" in The Theory of the Novel. Oxford: OUP, 1974, p.249.

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originel de distanciation. C'est dans cet écart par rapport à une norme qui est conservée, que réside l'acte de récréation. Cet acte est au départ autorisé par la parodie qui confirme de la sorte son effet cathartique. L'intégration ludique de voix multiples est en effet une façon d'exprimer la sienne en les incluant toutes. De plus, l'intertextualité qu'elle met en oeuvre accentue la dimension littéraire de ce roman, l'éloignant ainsi d'un référent réel. Combinée au mode comique, elle permet à Lodge de se réapproprier l'écriture réaliste et d'en constituer, le temps d'un roman, un nouvel avatar; avatar d'ailleurs forcément éphémère puisque les tactiques de divertissement font partie intégrante de l'histoire et ne sont donc pas, en tant que telles, réutilisables.

BMFD ridiculise avec efficacité l'interdit de la contraception chez les catholiques et montre l'absurdité d'une situation où l'individu, quoique directement concerné, n'a pas le libre arbitre. Toutefois ce roman n'est aucunement militant et ne prétend pas l'être, comme le souligne Lodge dans la postface.

Un tel militantisme serait allé à l'encontre de l'intention comique de ce roman dont la raison d'être est le jeu, autrement dit la récréation que procure une récréation réaliste. Le "peut-être" de Barbara, réitéré vingt fois dans les deux dernières pages du roman et qui fait écho au "oui" de Molly Bloom reflète à un premier niveau son scepticisme "existentiel" mais il peut aussi être lu comme l'affirmation discrète d'un réalisme revisité (15) et d'une écriture ainsi réappropriée.

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15. LODGE D. The Novelist at the Crossroads, London: Routledge, 1971. Au début de cet ouvrage, Lodge professe sa foi mesurée dans le réalisme : "a modest affirmation of faith in the future of realistic fiction" (p.32).

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)