(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Peter Ackroyd, entre plagiat et élégie

Catherine Bernard (Université d'Orléans)

Time present and time past
Are both present in time future,
And time future contained in time past.
T.S. Eliot, "Burnt Norton"

Poets, otherwise than philosophers, painters,
sculptors and musicians, are, in one sense, the
creators, and, in another, the creations of their
age. From this subjection the loftiest do not escape.
Shelley, A Defence of Poetry

L'écriture d'Ackroyd est une écriture sous influence, condamnée à être, pour reprendre le néologisme de Philippe Lejeune, "palimpsestueuse," à dessiner, entre les lignes, le portrait de l'artiste en coucou. La posture littéraire à laquelle Ackroyd n'a cessé de se contraindre, de The Last Testament of Oscar Wilde (1) à Chatterton (2), Hawksmoor (3) et plus encore English Music (4) est une posture inconfortable, atopique, proche souvent de

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1. ACKROYD P. The Last Testamet of Oscar Wilde. Londres: Hamish Hamilton, 1983; Abacus 1984.
2. ACKROYD. Chatterton. Londres: Hamish Hamilton, 1987; Abacus, 1988.
3. ACKROYD, Hawksmoor. Londres: Hamish Hamilton, 1985; Abacus, 1986.
4. ACKROYD, English Music, Londres: Hamish Hamilton, 1992; Penguin, 1992.

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l'imposture du plagiaire comme pour mieux signifier que seul l'entre-deux intertextuel définit, au-delà des jours et des modes, l'éternelle condition littéraire (de même que l'on parle de condition humaine), ou ce que, sous d'autres auspices, Michael Riffaterre ou Tel Quel perçurent comme le principe même de la littéralité.

Écrivain de l'imposture, Ackroyd inscrit son oeuvre dans une double temporalité contradictoire. Tout en exaltant un certain éternel esthétique, il fait oeuvre de (post)moderniste, écrivant "after the wake," sans pour autant quitter le sillage d'Eliot, de Pound ou du Wilde de "The Critic as Artist." Tout en trempant sa plume à l'encre noire de la mélancolie nostalgique, voire rétrograde, il se fait, dans Notes for a New Cultuire (5) l'avocat d'une littérature progressiste qui aurait déposé et dépossédé l'auteur pour mieux délier le dire. Tout en déplorant, sur le mode élégiaque, l'épuisement de la littérature, il fait de la répétition, ou de l'éternel retour littéraire, l'un des modes de son réenchantement, de son "replenishment" – une contradiction déjà évoquée par John Barth (6).

Superposant les masques littéraires (Wilde, Chatterton, Meredith, Dickens, Bunyan, Blake... ), jouant et se jouant de l'apocryphe et du plagiat, Ackroyd, fait plus que définir un champ ou un habitus culturel; il met en regard deux modes de rapport à la vérité esthétique. Le fantasme platonicien de l'origine et l'idéal romantique d'une parole pleine sont en effet renvoyés à leur propre imposture dans une caverne aux miroirs où le simulacre borgésien devient porteur de sens.

L'écriture ventriloque ou l'intertexte généralisé

Sauf à se prétendre autre qu'elle n'est, sauf à dissimuler sa propre logique de la répétition, l'écriture selon Ackroyd, porte en elle sa propre dépossession et doit faire le deuil de tout fantasme d'originalité. La seconde épigraphe d'English Music empruntée au Discourse II de Joshua Reynolds le signifie bien : "Invention, strictly speaking, is little more than a new combination of those images which have been previously gathered and deposited in the memory: nothing can come of nothing."

Ni apolliniennes, ni dionysiaques, l'écriture, la culture même seraient donc nécessairement mercuriales, si l'on se souvient que Mercure est autant le dieu des voleurs que des voyageurs, qu'English Music choisit de convoquer tout d'abord ce pèlerin emblématique qu'est le Christian de Bunyan et que les dons de ventriloque du narrateur trouvent par ailleurs à s'exprimer au sein d'un "travelling circus." Le dire transite, vagabonde, se fait receleur, faussaire, voire faux-monnayeur, dissimule ses sources pour

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5. ACKROYD, Notes for a New Culture. Londres: Vision Press, 1976.
6. BARTH J., "The literature of exhaustion," Atlantic 220, 1967; "The literature of replenishment," Atlantic 245, 1980.

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mieux donner le change et prétendre à l'authenticité, alors que, selon les mots de Borgès: "Each language is a tradition, each word a shared symbol, and what an innovator can change amounts to a trifle." (7) En convoquant William Byrd, Alice, Christian, Pip, Gainsborough, Hogarth, en revêtant leur masque, Ackroyd vise à démasquer l'esthétique moderne et rationaliste de l'"Homo cogitans as absolute presence" (Notes 15) et pose, au revers de l'impératif d'innovation, la dynamique novatrice du Modernisme qui, selon lui, de Flaubert à Joyce, fait du renoncement à une mystique de la mâitrise un facteur d'avènement presque épiphanique de la signifiance. Ainsi, "the recognition of the power of 'Nothingness"' (Notes 16) et la parodie comme reconnaissance de dette littéraire enfin franche auraient-elles partie liée dans l'affranchissement du dire.

Si nostalgie il y a, c'est, semble-t-il, la nostalgie de cette "entreglose" pré-moderne et pré-romantique, dont le glas fut sonné, en 1791, par la loi Le Chapelier qui proclame que "la plus sacrée et la plus personnelle de toutes les propriétés est l'ouvrage, fruit de la pensée d'un écrivain." (8) À l'inverse, Ackroyd envisage la littérature comme un intertexte généralisé qui ignorerait le plagiat et la propriété littéraire, comme un monde polyphonique comparable à celui qu'évoque Borges dans "Tlön Uqbar Orbis Tertius" où "Il est rare que les livres soient signés. L'idée de plagiat n'exist[ant] pas: on a établi que toutes les œuvres sont l'oeuvre d'un seul auteur, qui est intemporel et anonyme." (9) Qu'il soit entrelacs de nature phénoménologique, ou "géologie d'écritures" pour Barthes (10), le texte est l'espace atopique d'une pratique, un carrefour, une salle des pas perdus bruissante de murmures où se frôlent, se croisent, se toisent, se suivent et se ressemblent une multiplicité de textes qui ici convergent, infiniment disponibles et toujours secrets. Notons que cette polyvalence, ou polyphonie, est à distinguer de l'intersubjectivité romantique qui célébrait la communauté, la sympathie des esprits pour mieux revendiquer le caractère unique de l'oeuvre.

Deux conceptions de la littérature sont ici placées en regard. Pour reprendre la terminologie que Jean-François Lyotard applique dans Instructions païennes (11), à l'interprétation, au montage en série pré-moderne (et pour Lyotard païen), dans lequel les oeuvres se stratifient, se tuilent, s'opposerait le montage en parallèle, d'essence sacrée et moderne, dans lequel le texte est dépositaire d'un sens originel et original, fantasme du dire

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7. BORGES J. L. Dr Brodie's Report, (1 970). Penguin, p. 13.
8. Sur ce sujet voir, l'essai de Michel Schneider, Voleur de mots, Paris: Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 1985.
9. BORGES, Fictions, trad. française, Paris: Gallimard, coll. Folio, p. 36.
10. Tel Quel, Théorie d'ensemble, cité dans Marc Angenot "L''intertextualité': enquête sur l'émergence et la diffusion d'un champ notionnel," Revue des sciences humaines, n° 189, 1983, p. 125.
11. LYOTARD J.F., Instructions païennes, Paris: Galilée, 1977.

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tout à la fois plein et transparent qui condamne le texte, selon Ackroyd, à une solitude aussi superbe que fallacieuse.

Il n'est point selon lui, de découverte, de connaissance qui ne soit reconnaissance, de pétition esthétique qui ne soit répétition. La parodie, le pastiche et le plagiat ont dès lors un rôle double. Loin de remettre en question le canon littéraire, ils le consolident, selon une logique amplement explicitée par Linda Hutcheon ou Margaret Rose (12) et qui veut, selon les mots de Michel Schneider, que "l'on ne plagie que ceux qu'on aime, d'un amour dévorant et déçu." (13) Modes ironiques et synthétiques, ils émancipent pourtant le langage du mimétisme réducteur de la signification pour l'ouvrir au dialogisme, une conversion qu'Ackroyd décèle par exemple dans la polyphonie syncrétique d'Eliot (14). En dernière instance pourtant, cette écriture de la répétition, de l'éternel retour crée un ventriloquisme qui subvertit le concept même d'oeuvre et condamne l'auteur à s'absenter. Une évolution se ferait jour à ce titre entre ses premiers pastiches (The Last Testament of Oscar Wilde en particulier) et le ton plus élégiaque d'English Music.

Ainsi que se lamente Austin Smallwood, le double de Sherlock Holmes dans English Music: "Everything returns in a circle. Everything has been done before. Everything has been said before. It is the same pattern. The same music surrounds us" (EM 131).

Ackroyd, comme Tim – le narrateur de ce même roman –, s'inscrit dans une lignée de "great ventriloquist[s]," une métaphore métafictionnelle qui hante similairement Possession d'A.S. Byatt (15), dans laquelle il convient de lire l'ultime avatar du topos réaliste de la dynastie et qui inverse la logique de la création, "for the truest Plagiarism [selon les mots imaginaires de Chatterton/Ackroyd] is the truest Poetry" (C 87). Ainsi le sophiste ferait-il oeuvre de créateur dès lors que la relation mimétique s'inverse et que c'est le faussaire qui devient herméneute : "The poet does not merely recreate or describe the world. He actually creates it," insiste Meredith dans Chatterton (C 157).

La métaphore spatiale de l'intertexte comme palimpseste ou archéologie présente dans First Light (16) et chère à Graham Swift et avant lui à John Fowles (17) se module dans les

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12. Voir en particulier Margaret Rose, Parody: Ancient, Modern and Postmoder. Cambridge University Press, 1993.
13. SCHNEIDER, Op. cit., p. 44.
14. Voir Notes for a New Culture, p. 52 et sa biographie de T.S. Eliot. Londres: Hamish Hamilton, 1984, en particulier son analyse de The Waste Land, p. 106-107.
15. BYAT, A.S., Possession. Londres: Chatto & Windus, 1990; Vintage, 1991.
16. ACKROYD, First Light. Londres: Hmish Hamilton, 1989.
17. Margaret Rose définit de même le mode parodique comme un mode d'analyse transtextuelle de nature archéologique : "In reflecting upon another literary work from within a literary form, literary parody is...

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pastiches en une métaphore temporelle: celle de l'éternel retour, mode spiralé et anhistorique de l'écoulement d'un temps, toujours le même et toujours autre, à la fois diachronique et synchronique (ainsi que Margaret Rose le dit de même de la parodie). Le monde se présente dès lors comme un texte infini ("If All the World Were Paper..." chantonnent les disciples de William Byrd [EM 222]), syncrétique, comme un espace littéralement littéraire, ouvert aux vents d'influences qui brouillent le sens vectorisé de l'histoire littéraire ; ordre de la simultanéité dont Finnegans' Wake plus qu'aucun autre texte, serait pour Ackroyd, l'hypostase : "Everything exists in the continual present of the act of writing, and all possible meanings are contemporaneous" (Notes 91).

Dans cette synthèse contradictoire, déjà centrale à la réflexion d'Eliot (18), se défait s'inverse la logique de la copie et de la ressemblance. "Second by second/to recreate what was not created" (19), tel est l'impératif que se fixe Ackroyd, chaque oeuvre réécrivant un passé littéraire en forme de "present perfect," toujours déjà en gestation, toujours déjà inaccompli. "Chaque livre est [ainsi] le dernier et le premier" (20), seul dominant ce sentiment d'Ahnung cher aux romantiques allemands : "pressentiment qui n'est qu'un souvenir, réminiscence qui annonce, anticipation rétrospective, futur antérieur." (21) Dans l'entrelacs de l'être et de la répétition, de l'essence et du simulacre, se noue et se dénoue une tension qui hante tout le Modernisme, pris dans son acception la plus large, de Wilde à Joyce. Peguy ne suggérait-il pas que c'est en fait la première Nymphéa de Monet qui répète la série dans son intégralité? "The truth of masks" que célèbre Wilde dans son essai sur Shakespeare, et dont parle de

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also able to act not only as an 'archeological' analysis of another literary form and its background, but as a form of 'strong reading' of another work or set of works, to quote the term used bv Harold Bloom," op. cit., p. 90.
18. Cf. Eliot, "Tradition and the individual talent": "the whole of the literature of Europe from Homer and within it the whole of the literature of his own country bas a simultaneous existence and composes a simultaneous order. This historical sense, which is a sense of the timeless as well as of the temporal and of the timeless and of the temporal together, is what makes a writer traditional. And it is at the same time what makes a writer most acutely conscious of his place in time, of his own contemporaneity."
19. ACKROYD, The Diversions of Purley. Londres: Hamish Hamilton, 1987, p. 11.
20. SCHNEIDER, op. cit., p. 8, et si, pour changer de registre métaphorique, Ackroyd a "a finaer in every literary pie," c'est que le propre des Pastici, peintures italiennes élaborées à partir d'emprunts, était à l'origine, ainsi que le rappelle l'OED, "that those pictures are neither originals nor copies... because as the several things that season a pasty are reduced to one taste, so counterfeits that compose a pastici tend only to effect one truth."
21. SCHNEIDER, Op. Cit., p. 16.

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même Pound à propos de Personae –1909– (22), déconstruit la logique mimétique, l'impératif d'authenticité auquel est substitué celui de la substitution ou du "double coding" ventriloque de la parodie qui redécouvre la logique de la contrefaçon médiévale, "a word applied in mediaeval and Renaissance musicology to the substitution of one sung text for another where the same music is used." (23)

Le montage en série des références, voire le régime de l'apocryphe selon Chatterton, désorbitent le texte, le subtilisent à la fascination fallacieuse de l'origine, défont le mythe de la parole originelle et de la présence. Si présence il y a, c'est par la co-présence, la compossibilité des oeuvres et des textes stratifiés en transparence (ainsi une même ligne serpentine lie-t-elle les paysages de Gainsborough et les compositions de William Byrd, Merlin et Christian, Alice et Pip). L'écriture, nécessairement amphibie (on se souvient avec quel bonheur Swift use déjà de cette métaphore dans Waterland), brouille les catégories ontologiques du vrai et du faux, du passé et du présent. Le sens n'est plus à recouvrer, mais dans le même mouvement à feuilleter et à exfolier.

Le sujet dépossédé

L'auteur est ici plus agi qu'agent. Proprement im-posteur, il se dénie toute position d'autorité, voire toute place, sauf à se lover dans les plis des textes, là où le ruban de Möbius de la littérature revient sur lui-même, devient tresse infinie. Contre l'écriture classique de la modernité et de la culture individualiste et humaniste incarné par Matthew Arnold et que dénonçait déjà Eliot, Ackroyd pose une écriture subtilement anarchique, désunie et plurielle, mais qui serait à nouveau collective. Contre la subjectivité romantique et l'orthodoxie moraliste, il opte pour le renoncement, pour un dire impersonnel, pour un sacrifice que revendiquait déjà Eliot : "What happens is a continual surrender of himself [the author] as he is at the moment to something which is more valuable. The progress of an artist is a continual self-sacrifice, a continual extinction of personality."

Ce n'est qu'à ce prix que l'auteur peut, à l'instar du père de Tim dans English Music, devenir medium et, libéré des entraves du "je," accéder à ce "il" abandonné à la langue dont parlait Kafka et qu'implicitement célébra Chatterton. Le mythe de l'aède, de l'écrivain traversé par un dire sans appartenance, un dire commun, remplace celui du sujet rationnel et de la figure romantique de l'artiste. Du sujet dispersé, dissout, ne subsiste qu'un nom de façade : Chatterton ou encore, selon la suggestion de la Reine Rouge dans English Music,

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22. "I began this search for the real in Personae, casting off complete masks of the self in each poem," cité dans Notes for a New Culture, p. 35. Ackroyd voit dans Pesonae l'un des exemples modernistes de la constitution d'une indentité poétique multiple par la déconstruction de l'identité subjective du poète.
23. ROSE, Op. Cit., p. 80.

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"Isoecho" (EM 31), dépouille patronymique sans au-delà de celui qui se dénie toute parole propre. Il est, à ce titre, révélateur que les deux romans les moins "personnels" d'Ackroyd, First Light et The Great Fire of London (24), soient ceux dans lesquels il tente de renoncer aux masques du pastiche pour écrire en son nom propre et que similairement dans English Music l'écriture semble être en attente, en souffrance, sauf à devenir parodique.

"Tentatives d'appropriation et de désappropriation, traversées de l'impropre" (25), selon les mots de Michel Schneider, le plagiat et la parodie se veulent "improper" – l'une des acceptions du préfixe para – pour mieux distiller l'émotion artistique impersonnelle à laquelle une fois encore Eliot aspirait. Les pastiches d'Ackroyd sont donc construits sur une double absence : celle, bien sûr, mallarméenne, de l'objet du dire dont le texte se fait l'élégie (comme Swift, Ackroyd ne fait que la chronique de pertes et de deuils intimes, qui disent la perte de l'objet même du discours), celle concomitante de l'auteur dont l'identité devient infiniment spectrale, dont la voix de synthèse ou de falsetto dit la fragilité et l'impermanence.

D'un tel truisme moderniste, Ackroyd ne saurait pourtant se satisfaire. Ce processus d'appropriation puis de désappropriation ouvre sur la réappropriation de la langue poétique par elle-même. Cette absence consubstantielle à l'écriture se transmue en présence poétique du langage à lui-même : "The 'I' then becomes a literature, since it is 'about nothing,' except itself" (Notes 36). À la cohérence "organique" défendue par Coleridge dans Biographia Literaria et héritière de l'energeia aristotélienne (26), doit se substituer pour Ackroyd une énergie, un génie créatif profondément impersonnel, subversif, "orgique," qui confine à cet infini qu'évoque Gilles Deleuze dans Différence et répétition : "Quand la représentation trouve en soi l'infini, elle apparaît comme représentation orgique, et non plus organique: elle découvre en soi le tumulte, l'inquiétude et la passion sous le calme apparent ou les limites de l'organisé" (27).

Le travail de la mémoire n'a donc rien de ces "emotions recollected in tranquility" que nous susurre Wordsworth. La remémoration est dans English Music soeur de l'insomnie et du sommeil paradoxal. Elle vient perturber la surface limpide de jours sans profondeur. Le pastiche est parole désoriginée, aussi exilée que Wilde, dans The Last Testament, ou Eliot, aussi nomade que Tim et son père, aussi troublée et troublante que la page centrale de

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24. ACKROYD, The Great Fire of London.
25. SCHNEIDER, Op. Cit., p. 13.
26. Voir à ce propos, STEINER W., The Colours of Rhetoric, Problems in the Relation between Modern Literature and Painting. Chicago University Press, 1982, p. 10.
27. DELEUZE G., Différence et répétition, Paris: PUF, 1968, p. 61.

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 Hawksmoor. Rendue enfin "unheimlich," défamiliarisée, étrange et étrangère à elle-même, la littérature est force dé-concertante, barbare comme put l'apparaître Wilde aux yeux d'une société aux normes mortiferes.

"Home is net where the art is," sauf à définir l'art sur le mode de la perturbation, sauf pour l'écriture à se constituer, au-delà des conventions esthétiques, en sujet d'essence musicale (ceci explique le paradigme musical d'English Music) ou rythmique, qui trouverait en lui-même sa pertinence créatrice, de même qu'Eliot en appelait à cette "auditory imagination," faite de "the interdependence of rhythm and diction, or the recognition of meaning when it is embodied in cadence." (28) De la partition anarchique des Notes for a New Culture de 1976 à la très culturelle et très anglaise Mélodie d'Albion, il est cependant, convenons-en, plus qu'un changement de registre ou de clé. Ses différentes oeuvres ont en commun de tenter de déceler ce qu'il définit, après Humboldt, comme "the innere Sprachform of a people, the language which embodies its life and relations" (Notes 55), cette "English music, by which lie mean[s] not only music itself but also English history, English literature and English painting" (EM 21). Le ton se fait cependant plus élégiaque, à mesure que la quête d'une origine se fait, comme nous l'avons analysé, plus chimérique et plus urgente à la fois, et que l'écriture devient plus crépusculaire.

L'hiver de la littérature

English Music relate "a case of [mistaken] identity" (EM 127) (où l'on retrouve une thématique centrale à Great Expectations). L'"authorship" ne se définit que dans la ronde des masques et des simulacres aussi nécessaires que fallacieux. De Thomas Malory à John Locke, mêmes accents, mêmes cadences, de Bunyan à Carroll, même imaginaire vacabond, "and the sun also rises"... Ce livre des vanités esthétiques qu'est English Music, ce livre hivernal – Frye ne définit-il pas la parodie comme "mythos of winter"? – est symptomatique d'une crise identitaire plus large, dans laquelle l'identification à une culture ne peut se dire que sur le mode élégiaque de la remémoration/commémoration, propre à une littérature de l'épuisement.

"Are we for ever to be twisting and untwisting the same rope? For ever in the same track – for ever at the same pace?" ... "Shall we for ever make new books, as apothecaries make new mixtures, by pouring only out of one vessel into another?" (EM 313) s'interroge l'un des personnages que Tim rencontre durant l'un de ses vagabondages dans un tableau de Gainsborough. Le "sense of belonging" que cherche à créer le père du narrateur durant ses séances de spiritisme et qui métaphorise le projet d'Ackroyd, est-il condamné à n'être qu'un

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28. ACKROYD, T.S. Eliot, p. 265.

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communing, with the dead" (EM 48), une forme de "demonic possession" (29) qu'évoquait déjà Eliot? La littérature n'est-elle qu'une vaste maison hantée, envahie par les ombres et dans laquelle auteur et lecteur se heurtent aux dépouilles – "the skins of dead people" (EM 77) – d'un passé qui insiste ?

Les "songs of experience" d'Ackroyd renvoient l'auteur à une anxiété d'influence qui ne saurait plus être dépassée comme elle le fut chez Eliot, et le lecteur à une circularité répétitive qui n'est pas sans rappeler celle du "Pierre Ménard" de Borgès. Ecriture et lecture, création et interprétation sont prise dans la même dérive, dans une valse statique, figée, qui se verrait interdire les trois temps de la dialectique. L'artiste critique que chanta Wilde est pris dans les rets d'une exégèse généralisée, d'un monde devenu hiéroglyphe "[that] encircles us" (EM 172) et dénie la fonction créatrice même. "Every word, every image, is leased and mortgaged" (30) suggère la photographe Sherrie Levine. Textes et lecteurs ne sont que tablettes sur lesquelles seraient gravées en filigrane les traces du passé et l'épitaphe voulue par Eliot : "In my beginning is my end. In my end is my beginning," mots sur lesquels se conclut la biographie qu'Ackroyd consacra au poète.

Loin de défamiliariser une littérature qui serait mal connue à force de l'être trop, loin de laisser s'immiscer un sentiment d'"Unheimlichkeit" comme le fit le ventriloquisme de The Last Testament of Oscar Wilde et Chatterton, English Music est saturé de "Heimlichkeit," se condamne donc au silence à force de gloser un passé obsédant, se consume à force de vouloir le consommer et l'exorciser en le célébrant. Le texte, et avec lui toute la culture sont scellés, comme est scellée la lecture d'une oeuvre faite de scenarii hypercodés, qui rabat l'intentio lectoris sur l'intentio operis et fait d'un lecteur une créature toute de mémoire, une créature pré-inscrite, toujours déjà lue par son passé culturel, toujours déjà programmée par le texte, sorte de figure monstrueuse du lecteur modèle" (31).

À l'hiver de la littérature, la création ne peut plus dire que son propre enfermement dans une mémoire mortifère. Le pastiche, la parodie, facteurs selon Hutcheon et Rose de "double coding" ironique, facteurs d'ouverture du texte, contribuent à l'inverse à sa clôture. Le désir de sens est désir de mort, "quest for a lost object in a word death" (Notes 142);

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29. Ibid., p. 27.
30. "Five comments," in Brian Wallis (ed.), Blasted Allegories: An Alithology of Writings by Contemporary Artists. New York: New Museum of Contemporarv Art, 1987; cité dans Linda Hutcheon, The Politics of Postmodernism, Londres: Routledge, 1989, p. 98.
31. Voir à ce sujet la comparaison pratiquée par Marc Angenot entre Lotman et Kristeva, loc. cit., p. 127.

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ce mot paradoxalement fondateur dont Blanchot nous disait déjà qu'il était la seule condition de possibilité, le droit imprescriptible de l'écriture (32).

À l'image des figures d'écrivains parodiques selon Frye, Ackroyd est de ces desdichados, à l'innocence abolie, de ces écrivains qui trempent leur plume à l'encre noire de la mélancolie. Son soleil noir n'est que de cendres froides et il a lu tous les livres, "ha[s] heard the music" (EM 400)... Comme les mélancoliques de l'Anatomy de Burton, il se voue à un "heroic love" transi et nostalgique, à un "literary eroticism" tout de remémoration inassouvie.

Le montage en série des références propre à la parodie et au plagiat dissimulerait donc – là serait donc le réel subterfuge – la nostalgie d'un montage en parallèle, d'un temps où le dire pouvait épouser le monde, où la parole n'était pas condamnée à une infinie redite. Ackroyd tente en vain d'écrire au nom du père, tente en vain d'actualiser le mauvais jeu de mots de l'énigmatique tête décapitée qui surgit au détour du chemin que Tim suit aux côtés de Pliable et Obstinate: "I shouldn't say dead if I were you. I should say farther" (EM 29). Entre l'hypermnésie érotique des premiers plagiats (Chatterton et The Last Testament of Oscar Wilde) et la fascination de Mnémosyne/Thatiatos dans English Music, le coeur d'Ackroyd balance donc, sans qu'il parvienne à dépasser (vers une troisième synthèse du temps) une alternative qui fait de l'écriture une déploration (33).

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32. Voir "La solitude essentielle," L'espace littéraire. Paris: Gallimard, 1955, "La littérature et le droit à la mort," La part du feu, Paris: Gallimard, 1949.
33. Évoquant l'art du biographe, le narrateur de Flaubert's Parrot décrit similairement cette vie potentielle de l'écrivain comme du biographe : "It is not just the life that we know. It is not just the life that has been successfully hidden. It is not just the lies about the life, some of which cannot now be disbelieved. It is also the life that was not led," Barnes J., Flaubert's Parrot. Londres: Jonathan Cape, 1984, Picador, 1985, p. 121.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)