(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 4. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Alexandrie pourquoi ? dans Le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell

 

Corinne Alexandre-Garner (Université Paris X-Nanterre)

 

De l'Alexandrie des Ptolémés, il ne reste plus rien. Le Pharos, les palais impériaux, les temples d'Isis et d'Osiris, le Serapeion, le Soma, tombeau du fondateur Alexandre de Macédoine et la grande Bibliothèque où devaient être conservés tous les savoirs du monde ont été engloutis par le temps, enfouis à jamais sous les strates d'autres Alexandries plus récentes. Dans Inchira, fille d'Alexandrie, Chalom Cohen décrit le quartier d'Anfouchi "où les maisons se serrent les unes contre les autres. . . . Ayant perdu son plâtre, l'une [d'elles] révèle son ossature de bois, remontant à l'âge où le fer et le béton étaient inconnus (1)."

Aujourd'hui si, dans les fouilles, les archéologues découvrent des traces de passés lointains, ce ne sont souvent que des matériaux antiques ou médiévaux réemployés pour des structures plus modernes, comme ces pierres gréco-romaines qui ont servi à l'érection de maisons ottomanes. Déconstruction, reconstruction architecturale de la ville avec des éléments anciens, que semble imiter le narrateur du Quatuor qui, pierre par pierre, souvenir par souvenir, tente la reconstruction imaginaire de la ville et peut-être aussi une reconstruction plus intime.

La ville est un palimpseste de pierre dont les premières traces n'auront pas résisté au temps, effacées comme les premières couches d'écriture d'un support trop friable. Et pourtant elle demeure la capitale de la mémoire, "the capital of memory."

L'histoire ancienne d'Alexandrie éclaire la ville du Quatuor du même éclat que le texte de Justine de Sade (dont certaines phrases servent d'exergue au roman) et, à moindre échelle, la tradition littéraire (Shakespeare, Plutarque, Cavafy et bien d'autres cités dans le texte) éclairent celui de Durrell qui porte le même nom : Justine. Cette richesse du passé inonde, comme le Nil, le contenu du texte qui s'élabore et déborde de sens.

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1. Com, Chalom. lnchira,fille d'Alexandrie. Paris: Éditions de l'Aube, 1992, p. 22.

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Mais la richesse du mouvement de l'écriture de Durrell et le foisonnement de références culturelles qui l'accompagnent ne suffisent pas à expliquer la tendresse et la fascination que la ville du Quatuor a toujours exercée sur les lecteurs qui ont su se prendre et se perdre à son charme. Pour les Alexandrins exilés, elle reste plus qu'un ancrage de la nostalgie d'une époque et que l'incarnation d'un rêve millénaire tout à jamais détruit. Elle est bien plus que "l'évocation d'un temps où la Méditerranée était cet espace où se mêlaient et se confrontaient les hommes, les langues et leurs écrits" que décrit Eglal Errera (2).

À la puissance d'évocation de la ville dont on répète le nom comme une incantation s'ajoute la certitude que la ville est un destin, une partie de nous-mêmes. Pas moyen d'y échapper, les personnages sont les reflets prismatiques d'une partie de nous-mêmes. Tel un kaléidoscope, Alexandrie mélange et sépare par instants les ingrédients de nos plus terribles passions en des images toujours changeantes d'une étrange beauté, c'est un ailleurs toujours recommencé.

Alexandrie pourquoi?

Comment expliquer le choix de cette ville de la Méditerranée d'entre tous les lieux, et toutes les villes qui traversent l'oeuvre de l'écrivain anglo-irlandais né aux Indes ? Point de capiton de l'oeuvre de cet Anglais de la Méditerranée, Alexandrie est devenue comme un emblème pour les lecteurs. Quel insu se glisse dans le texte pour nous étonner encore et toujours à chaque relecture de l'œuvre ?

Alexandrie est à la fois le théâtre où des figures sont animées par des mises en scène toujours changeantes et le lieu d'un texte de fiction théâtralisé dans sa représentation. Théâtralité qui reprend, au niveau de l'écriture, la mise en scène des figures sexuelles qui se font et se défont comme des chaînes et des constellations en des tableaux sadiens toujours recommencés sur la scène éclairée de la ville. Dans l'ombre du décor pourtant, un drame antique semble avoir été joué par des acteurs à jamais aliénés de l'histoire.

S'il faut analyser cette grammaire des corps, c'est uniquement pour que la calligraphie de l'amour du Quatuor devienne lisible et qu'apparaisse la règle de ses échanges.

Revenons sur nos pas. La ville du Quatuor n'est pas celle que l'on croit. La note introductive de l'oeuvre dit : "The characters in this novel are all inventions, together with the personality of the narrator, and bear no ressemblance to living persons. Only the city is real" (3).

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2. ERRERA, Eglal. "Le rêve d'Alexandre ou le mythe littéraire", Alexandrie 1860-1960. Paris: Éditions Autrement, 1992, p. 156.
3. Toutes les références au texte de Durrell proviennent de l'édition de 1963 de DURRELL, Lawrence. The Alexandria Quartet (Justine, Balthazar, Mountolive, Clea). Londres: Faber & Faber. Pour les citations les initiales des ouvrages - J, B, M, C - seront suivies du numéro de la page.

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Mais dans un entretien dans lequel il s'expliquera à nouveau sur le statut particulier de la ville dans cette fiction, il dira qu'à la différence des personnages, la ville, elle, est réelle.

C'est sur cette ambiguïté fondamentale que l'espace ficùonnel a été érigé.

L'auteur ne mentionne pas de nom : Alexandrie n'est pas nommée. L'espace de la ville est un entre-deux anonyme, fluctuant comme le terrain duquel a pu jaillir la ville, terre alluviale, portée par l'eau douce du Nil à la rencontre des eaux marines de la Méditerranée, terre mouvante entre deux eaux, à laquelle Justine sera identifiée : "I felt once more the strange equivocal power of the city - its alluvial lanscape and exhausted airs - and knew her for a true child of Alexandria which is neither Greek, Syrian, nor Egypdan but a hybrid: a joint?" (J 27).

C'est ce no man's land que le poème de Cavafy, The City, traduit par Durrell, peut nous aider à situer:

. . .
you will tell yourself. I'll be goneTo some other land, some other sea,
To a city lovelier far than this. . .
There's no new land, my friend, no
New sea; for the city will follow you,
In the same streets you'Il wander endlessly,
The same mental suburbs slip from youth to age,
In the same house go white at last -
The city is a cage.
No other places, always this
Your earthly landfall, and no ship exists
To take you from yourself. Ah! don't you see
Just as you've ruined your life in this
One plot of ground you have ruined its worth
Everywhere now - over the whole earth?

La ville se révèle comme une métaphore, au sens étymologique du mot: elle nous transporte vers une autre ville et vers toutes les villes. Elle nous transporte au centre de cette nouvelle carte du tendre, de cette nouvelle géographie de l'amour moderne que Durrell s'est fait un pari de décrire.

La plupart des auteurs qui ont écrit sur Alexandrie, parmi lesquels Plutarque, Cavafy, Forster, et plus récemment, Stratis Tsirkas, Naguib Mahfouz et Chalom Cohen

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s'accordent avec Durrell pour dire que c'est la ville par excellence de la révélation des corps et de l'amour. Mais lorsqu'il décrit ce que Nessim appelle "the great winepress of love," Durrell nous en dit plus. Nous entrons dans l'univers des amants de la ville. Si le charme de ce texte opère, malgré nous, l'espace d'un instant, nous devenons des Alexandrins potentiels, rescapés de la ville comme ceux dont Nessim dit : "those who emerged from it were the sick men, the solitaries, the prophets - I mean all those who have been deeply wounded in their sex" (J 14).

Je ne reviendrai sur la personnification de la ville divine et séductrice, vierge et courtisane, naissante et millénaire que pour rappeler qu'elle déflore le narrateur à qui elle ouvre simultanément le chemin de l'amour et de l'écriture et qu'elle est l'ordonnatrice quasi-sadienne des configurations de corps conjugués dans l'amour: "Aphrodite permits every conjonction of mind and sense in love" (C 154). Et Cléa annonce au narrateur dès le début de la fiction son destin d'amour dans la ville : "there are only dree things to be done with a woman. . . you can love her, suffer for her or turn her into literature" (J 22).

Ainsi se développeront trois relations. Darley aime Cléa, souffre avec et par Mélissa et transforme son amour perdu pour Justine en livre qui portera son nom dont l'auteur du Quatuor nous livre le récit : "The three women who arranged also themselves as if to represent the moods of the great verb, love : Mélissa, Justine and Cléa" (C 154).

On voit qu'ici encore se mêlent amour et écriture, langage des corps et des mots, ce que le narrateur, écrivain en devenir explique ainsi : "loving is only a sort of skin language, sex a terminology, merely" (J 197).

Il se forme comme une chaîne de femmes qui se succèdent dans l'amour du narrateur, chaîne d'amour qui vient en écho et en miroir des maillons de la chaîne des écrivains de la fiction : "We were three writers, I saw now, confided in a mythical city from which we were to draw our nourishment, in which we were to confirm our gift. Amauti, Pursewarden, Darley - like Past, Present and Future tense" (C 154).

Des trois relations d'amour, rien ne reste que le corps transformé des femmes (le corps de Justine marqué par une attaque, le corps mort de Mélissa, corps mutilé de Cléa dont on ampute la main) et un texte produit par un homme, le narrateur.

On s'interrogera sur le lien entre l'amour, l'acte sexuel, sa production, la parole et l'écriture, car les traces de l'aventure d'Alexandrie sont un texte et un enfant qui portent le même nom : Justine.

Seule représentation d'un enfant vivant dans la fiction. Cette petite fille se trouve au centre d'un système d'échange très complexe.

Le narrateur Darley est lui-même le pivot de cet échange puisqu'il fait lien à deux niveaux : il prend en charge un enfant entre l'instant où sa mère meurt et celui où son père

 

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accepte de la prendre en charge, il est un relais dans le temps, mais il sert à la fois de père et de mère à l'enfant, gravant symboliquement du masculin et du féminin sur son propre corps qui produit simultanément du texte.

Ce rapport d'un homme au texte et à l'enfant se révélera d'importance pour comprendre l'insu du texte et la tragédie en coulisse.

Darley n'est pas seulement le pivot d'un système d'échange d'enfant, il est surtout au coeur d'un système d'échange de partenaires sexuels des deux sexes. Une constellation de couples éphémères tourne autour de lui car les trois femmes dont il a été l'amant ont eu chacune des chaînes d'amants. Affaire classique dans les villes de l'Orient où la sensualité ne s'embarrasse pas de culpabilité.

Dans Cités à la Dérive, qui décrit la ville à la même époque, on trouve la description suivante :

[Nan à Nancy :] et quand j'ai pensé à demander à ma mère la liste des invités, que crois-tu que j'ai découvert ? Une chaîne, des méandres. L'amant de l'épouse avec sa femme, maîtresse de l'autre dont la femme. . . Voilà notre monde. Imposture et hypocrisie, de la cendre. . . Une vie basée sur la complicité du silence (4).

Dans Loin, un récit de Pontalis, situé dans une ville imaginaire qui ne peut être que l'Alexandrie que Durrell a connue on lit ceci :

Simone inscrivit les noms des invités sur la nappe. . . entreprenant de les situer les uns par rapport aux autres. . . Se succédèrent alors une série de graphiques. Chaque nom représenté par un point était affecté d'une lettre, son initiale ; un trait reliant deux points indiquait la nature de la relation ; mari-femme, amant-maîtresse, premier mari, ancien amant. . . Les lignes sur la nappe se multipliaient, s'entrecroisaient, se ramifiaient en tous sens, composant une sorte d'arbre généalogique à l'horizontale. . . "vous vivez dans l'inceste". . . la toile d'araignée (5).

Pourtant ces réseaux décrits par Tsirkas et Pontalis, s'ils illustrent un climat de débordement de sensualité, comme chez Durrell, n'ont pas la même fonction dans leur texte

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4. TSIRKAS, Stratis. Cités à la dérive (trad. Lerouvre, C. & Prokopaki, C.). Paris: Points Seuil, 197 1, p. 579.
5. PONTALIS, Jean-Baptiste. Loin. Paris: Gallimard, 1980, p. 30.

 

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que dans le Quatuor dans lequel ces réseaux sont comme une grammaire de la représentation. Ces réseaux font langage.

Ainsi on peut décrire le réseau dont un homme, Darley, est le centre: Justine a été violée par Capodistria, elle a d'abord épousé Arnaud puis Nessim, elle est l'amante de Pursewarden, du narrateur et peut-être de quelques autres. Mélissa qui n'a jamais été mariée, a été la maîtresse de nombreux hommes dont Cohen, Pursewarden, Nessim (le père de son enfant) et bien sûr, Darley. Cléa, après avoir été repoussée par Pursewarden, a eu une aventure avec Amaril en Syrie (elle a avorté à cette occasion), elle a aimé Justine et finalement Darley.

À cette constellation dont un homme est le centre s'ajoute une constellation dont une femme est le centre : c'est Leila, la mère de Nessim et Narouz. Mère, amante, épouse et libertine, elle orchestre autour d'elle une dame des amours avec Faltaus son mari invalide, ses deux fils, son amant Mountolive, qu'elle choisi pour sa ressemblance avec son propre fils.

Cette sarabande des amours se termine par le suicide du frère incestueux qui offre sa propre mort comme cadeau de noce à sa soeur, la délivrant ainsi d'une relation mortifère et la rendant au circuit de l'échange des femmes, brisant dans la grammaire amoureuse la seule relation figée, inscrite dans l'espace d'un temps arrêté.

Pourtant cette constellation autour de Darley est radicalement différente de l'autre. Leila est prisonnière du réseau stellaire qui l'entoure, dont tout l'espace est occupé, saturé par les hommes. Darley, en revanche, est au centre d'une constellation dont l'espace reste ouvert au lieu du texte qui s'élabore et qui décrit précisément la structure de ces réseaux tout en interrogeant leur fonction. "The symbolic lovers of the free Hellenic world are replaced here by something different, something subtly androgynous, inverted upon itself" (J 14).

Ce que décrit l'univers d'Alexandrie, c'est le débordement des sens, la multiplicité des combinaisons sexuelles, le déchaînement polymorphe des passions, le mouvement centrifuge des attirances des corps. Ce que le texte du Quatuor recèle c'est la représentation en négatif de ce tableau.

En effet le mouvement centrifuge des corps de ces Alexandrins aux cinq sexes "There are more than five sexes and only demotic Greek seems to distinguish between them" (J 14) - s'oppose au mouvement centripète qui attire comme un aimant tous les acteurs du Quatuor vers un lieu unique, le miroir où les couples enlacés se reflètent en une figure androgyne où les deux sexes sont imbriqués. "Hermaphrodites in the green courtyards of art and science" (J 39).

Cléa la peintre et Darley l'écrivain incarnent tous deux la représentation de la bisexualité de l'artiste, tirant de l'expérience un pouvoir visionnaire et lorsque le Quatuor se clôt, ils partent ensemble vivre ailleurs de leur art. Dans Le Quintette d'Avignon sera développée cette idée que la conjugaison du masculin et du féminin est indissolublement

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liée à la création. Ici, elle s'inscrit particulièrement dans la représentation du couple incestueux, Liza et Pursewarden, réincarnation moderne d'Isis et Osiris, Ptolémé et Arsinoé, les figures tutélaires de la ville.

Ainsi se mêlent les sexes et les époques, révélant les différentes strates de l'architecture imaginaire du Quatuor, métaphores des strates archéologiques de la ville. Le double mouvement centrifuge et centripète illustre la destinée artistique de la ville antique rayonnant dans le monde dans un double mouvement d'irradiation des savants alexandrins aux quatre coins de l'univers et d'attraction vers un lieu unique, la Bibliothèque d'Alexandrie, de tous les savoirs du monde :

And then as far as Alexandria is concemed, you can understand why it is really a city of incest. I mean that here the cult of Serapis was founded. For this etoliation of the heart and reins in love-making must make one tum inwards upon one's sister. The lover mirrors hirmelf like Narcissus in his own family; there is no exit from the predicamenl. (J 97)

La figure de l'inceste, elle aussi, a une double face: elle est néfaste puisqu'elle arrête l'échange des femmes mais elle est également extrêmement positive puisqu'elle est liée à la représentation de la bisexualité indissociable du pouvoir visionnaire et de la création.

Comme sur un palimpseste, l'image d'Isis est bientôt recouverte par celle de Cléopâtre (telle que les historiens la présentent puis telle que nous la connaissons à travers la pièce de Shakespeare souvent citée dans le texte), puis par les images des Cléopâtre modernes que sont tour à tour toutes les femmes de la fiction, enroulées dans un tapis pour être livrées à leur futur amant comme Mélissa et Cléa ou identifiées directement à elle par un des personnages.

Les femmes de la fiction sont toutes marquées dans leur corps, déformées, incomplètes : Mélissa porte les traces de la tuberculose, Leila est défigurée par la variole ; Justine porte à l'oeil le stigmate d'une sorte d'attaque ; Fosca, enceinte, meurt tuée par une balle perdue qui lui fait perdre tout son sang ; Sémira est mutilée depuis sa jeunesse et n'a pas de nez. À la suite d'un accident qui a failli lui coûter la vie, Cléa est amputée d'une main.

Le défilé pourrait sembler grotesque s'il n'indiquait qu'il existe au sein du texte une double représentation de la femme, intègre ou morcelée.

Ce que révèle le corps de Cléopâtre dans son intégralité, c'est tout le déroulement temporel d'une vie de femme et ce qu'elle peut en offrir à l'autre sexe. Trajet de l'homme entre trois femmes dont l'une lui donne la vie, la deuxième avec qui il peut donner la vie et la troisième qui lui prend sa vie, comme l'explique Freud dans le thème des trois coffrets.

Cléopâtre-Isis, lorsqu'elle épouse Antoine à Antioche, lui fait reconnaître ses deux jumeaux à qui on donne un nouveau nom. Et le cycle continue, annihilant le temps qui passe

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par des références à l'immortalité divine des corps qui se conjuguaient entre eux dans l'inceste dynastique, perpétuant l'espèce. Cléopâtre est fille, amante et mère. Morte, sa fille Cléopâtre vient dans le cycle prendre sa place. Continuité de la lignée, répétition du nom.

Mais dans te texte, que se joue-t-il entre les femmes ? Quel partage ente Alexandrie, Cléopâtre et les autres ?

Dans la fiction de Durrell, il n'y a pas de place pour la coexistence de deux générations de femmes. Lorsque des couples de mère-fille sont mentionnés, il y a toujours un élément manquant.

Ainsi Justine Hosnani vit, mais sa fille meurt. Liza vit et sa fille meurt. Mélissa meurt mais sa fille vit. Dans cet espace laissé vide dans le déroulement du temps, il y a la représentation d'un enfant mort.

Du corps de la femme qui renvoie le signifiant de la complétude, partent deux projections comme de deux axes différents à partir desquels on pourrait tracer, dans le texte, une image de la femme complète et idéale. Ainsi, il y aurait une représentation dans le Temps (Cléopâtre, la princesse-déesse mythique qui appartient au passé, à un temps à la fois historique et mythique qui est en relation syntagmatique avec les autres femmes de la fiction) et une représentation dans l'Espace (Alexandrie, la ville-femme, qui vit comme une femme et porte en son sein tous les corps fragmentés des femmes de toutes origines que la fiction décrit, en une relation paradigmatique).

Mais Alexandrie se dresse aussi comme un miroir entre les deux représentations de la féminité, c'est le lieu où elles se rencontrent, l'espace de l'interrogation, à la fois miroir franchissable (par-delà le miroir, la femme) et miroir infranchissable (d'un côté une femme blessée, sa blessure et un manque à combler, de l'autre l'image d'une femme entière). L'enfant-suture, l'enfant-rêve serait ce qui manque à la représentation de la femme morcelée au miroir d'Alexandrie.

Le mot Alexandrie serait le signifiant d'une idée de temps arrêté, d'espace fantasmatique, d'espace psychique où justement la coexistence des femmes, l'existence de la Femme (incluant simultanément l'amante et la mère) pourrait advenir: Alexandrie serait cette femme.

Il n'y a plus de traces de la ville des Ptolémés. Le Soma, tombeau du fondateur de la ville qui devait se trouver en son centre, a disparu. Soma, veut dire corps en grec, corps manquant sur lequel s'est bâtie la ville, Alexandrie, ville du corps manquant. Ce lieu édifié sur un manque serait également un espace de fracture, une faille dans la carte du tendre où s'engouffre le drame resté jusqu'à présent dans l'ombre.

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Dans la ville d'Alexandrie, comme dans sa représentation, les fondations semblent introuvables. Pourtant, lorsque Napoléon débarqua en Égypte, ses ingénieurs découvrirent une ville souterraine, au moins aussi vaste que la ville en surface. Une ville de citernes, un réseau magnifique de galeries de l'ombre. De même dans le texte, Alexandrie la belle, Alexandrie la bien aimée, grand pressoir de l'amour et creuset des cultures du monde, est bâtie sur un gouffre.

Il aura fallu presque dix ans de gestation d'écriture pour que le texte, conçu à Alexandrie sous le titre The Book of the Dead en 1944, voie le jour à Chypre en 1953 sous le nom de Justine, pour être achevé en 1956.

Dix ans de grossesse d'écriture. Dix ans de travail laborieux et sans effet : "We are all in limbo, all deader than really dead, or practically dying (6)."

En mai 1944 Durrell écrit à Miller :

No, I don't think you would like it. . . this smashed up broken down shabby Neapolitan town, with its Levantine mounds of houses peeling in the sun. A sea flat dirty brown and waveless rubbing the port. . . . If one could write a single line that had any human smell to it, one would be a genius. (7)

La poésie a opéré par la magie des mots, la richesse de l'intrigue, la beauté du décor créé. Mais l'attrait du texte est ailleurs et pas seulement dans la puissance d'évocation de la ville.

C'est pourquoi je souhaite introduire ici deux éléments biographiques majeurs pour éclairer le souterrain de cet espace.

Comme Mélissa, Durrell se trouve rejeté sur les rivages de la ville, chassé de Grèce par la guerre en 1941. Il arrive en Égypte avec sa première femme, une peintre qu'il avait épousé très jeune et qui avait partagé avec lui la bohème de Bloomsbury et Corfou, puis les aventures de Paris et la vie à Athènes et Kalamata. Leur enfant, une petite fille d'un an, est avec eux. Comme beaucoup de familles de fonctionnaires britanniques, la mère et la fille partent chercher refuge en Palestine. Elles ne revinrent jamais et restèrent deux ans sans donner de nouvelles. Plus tard, elles rejoignirent l'Angleterre.

C'est plus qu'une séparation. La disparition de sa fille fut suivie d'un terrible marasme, qui devait se répéter à Chypre quelques dix ans plus tard au moment de la rédaction de Justine. À nouveau, Durrell se retrouve séparé d'un enfant, sa seconde fille

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6. DURRELL, Lawrence, MILLER, Henry. Letters, 1935-1980. London: Faber & Faber, 1988, p. 164.
7. Ibid., p. 168.

 

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qu'il avait élevée seul dans la petite enfance et que sa seconde femme vient rechercher à Chypre pour l'emmener vivre avec elle en Angleterre. C'est dans cette répétition du départ d'un enfant que la douleur du premier épisode de l'enfant volée, disparue, arrachée à l'amour du père, prend sens et que peut s'ancrer le propre arrachement de l'auteur-enfant qui à douze ans fut éloigné de sa famille et de son Inde natale pour être envoyé en Angleterre. Quant à ses filles, devenues femmes, elles n'auront pas de descendance et la plus jeune, comme une Cléopâtre moderne, mettra fin à ses jours dans sa prime jeunesse.

La lignée s'arrête là.

Déchirure répétée, ineffaçable et qui éclaire d'un jour nouveau le destin des mères et des filles décrit dans le Quatuor. À Alexandrie, un drame a eu lieu en coulisse qui éclaire la scène de la fiction du vingtième siècle de l'intensité d'une tragédie grecque.

L'histoire des petites filles volées comme la fille de Justine ou de l'enfant que le narrateur Darley élève seul sur son île et qui lui sera enlevée par le géniteur de l'enfant, mais aussi toutes les représentations d'enfants morts et disparus dans les autres textes de fiction martèlent l'oeuvre de Durrell de la trace d'une insurmontable douleur.

Mais le filigrane du texte ne devient vraiment déchiffrable que si on ajoute à la souffrance de la lignée interrompue un magnifique espoir d'amour, digne des mythes de la ville, espoir qui s'effondra comme les murailles de la ville, dans le vacarme.

Tout commence deux ans après la première séparation. Durrell fait la connaissance d'une femme dont il écrit à Miller en mai 1944 :

It's funny the way you get woman atter woman. . . but only Gipsy Cohen burns black and fierce under Tunisian eyebrows; the flavour is straight Shakespeare's Cleopatra; an ass from Algiers, lashes from Malta, hips from Beirut, eyes from Athens and nose from Andros; and a mouth that shrieks and purrs like the witching women of Homs or Samarkand. And breasts from Fiume. . . with the Tibetan sensibility. (8)

Il découvre le rêve millénaire d'Alexandre de réconciliation de l'Orient et l'occident sur le corps d'une femme. Il le fait sien, il entre dans la mythologie de la ville et il épouse Alexandrie faite femme. Il raconte qu'il dut enlever la jeune femme à sa ville comme une princesse antique. Il l'emmène à Rhodes puis à Chypre où il s'imagine d'abord avoir enfin trouvé sa parèdre et puis c'est le désastre et l'arrachement.

La ville de la guerre aura été le théâtre du drame et du rêve les plus fous, fondation souterraine et terrible d'une ville mythique dont la généalogie architecturale nous échappe

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8. DURREL, Lawrence, MILLER, Henry. Letters, 1935-1980. London: Faber & Faber, 1988, p. 170.

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mais construit les strates de la ville du Quatuor. Comme le dit le narrateur du Quatuor "So the taste of this writing should have taken something from its living subjects. . . weaving them into the supple tissues of human memory. I want them to live again te the point where pain becomes art. . . perhaps this is a useless attempt" (J 17).

Inutile comme de remonter la chaîne de la mémoire - "the iron chains of memory" qui emprisonne le narrateur qui tente de rebâtir la ville en traquant chaque événement et chaque signe. "The important determinant of any culture, is after all the spirit of place. . . Yes, human beings are expressions of their landscape," dit Durrell. L'esprit des lieux est partout, intraquable, fugitif, éphémère et éternel; il est en nous de ce que nous reconnaissons de la ville, il nous indique que nous sommes étrangers à nous-mêmes, exilés, dans l'errance et que la ville, comme miroir, ne peut que nous renvoyer à nous-mêmes, comme le dit Nessim se souvenant de : "Look into yourself." Justine explique au narrateur : "We are the children of our landscape."

La ville, matrice de tous les rêves et tous les souvenirs de ses enfants, est bâtie sur la citée souterraine que Cavafy appelait "the black ruins of his life." C'est une crypte pleine de fantômes du passé auxquels s'identifient les anonymes ombres des coulisses du Quatuor d'Alexandrie.

Cavafy sut ouvrir à E.M. Forster la route des Indes, lui montrant que la ville était ouverte vers l'Asie, tout en restant liée à ses racines helléniques. Alexandrie fut pour Forster un pont, A Passage to lndia. Mais pour Durrell, qui avait suivi les pas de Forster dans la ville, utilisant son guide pour dresser sa propre géographie des lieux, Alexandrie fut une fracture, un point de rupture dans sa vie, un non-retour qui lui donna aussi l'élan d'une oeuvre de fiction qui devait devenir sa vie. Sil avait retrouvé l'Inde en Grèce, Alexandrie ne serait pas un nouveau tenant-lieu, mais la réfraction d'un ailleurs oublié.

La ville du Quatuor est en surface celle des débordements des corps qui cherchent à pénétrer la ville spirituelle. En profondeur, elle est la ville des enfants égarés, disparus, la ville de l'enfance perdue, aussi, peut-être. Cette ville sert de miroir brisé au passé, aux espoirs d'amour et d'écriture d'un homme qui produit un texte dont il accouche comme une fenune ce qui le place comme tous les artistes durrelliens au royaume de Tirésias, bisexué et visionnaire.

Ceux qui ont été fascinés par le texte du Quatuor d'Alexandrie au point, comme le formule Jacques Hassoun, "d'identifier cette cité à une utopie qui s'écrirait au féminin," auront ignoré les marches qui mènent à la cité de l'ombre où l'eau des citernes reflète l'autre côté de l'amour, le deuil et l'exil. Es auront succombé à l'exotisme de la ville qui fonctionne comme Inquiétante Étrangeté, radicalement autre et tellement familière.

Le travail de l'écriture à l'oeuvre dans le Quatuor est un travail de deuil qui ignore encore son objet, tout comme le vieil instituteur du delta qui assiste aux obsèques de Narouz

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en pensant à sa soeur disparue, ignore aussi encore l'objet de sa requête lorsqu'il fait cette étrange demande : "ask Alam the singer to sing the recitative of the Image of Women once more please. I wish to mourn it through again" (M 283). Le Quatuor d'Alexandrie est un travail de deuil, mais ce n'est pas la ville qu'on pleure, le deuil est ailleurs.

D'ailleurs, de quelle Alexandrie parlons-nous ?

Le psychanalyste Jacques Hassoun qui, de tous les auteurs cités, est sans doute celui qui a le mieux parlé de la ville, ne s'y est pas trompé lorsqu'il a appelé son livre Alexandries. (9) Dans un texte intitulé Les avenues de la mort, Lettre d'Alexandrie, il dit que la ville "représenterait une condensation d'un ensemble de signifiants, un lieu d'étayage d'un désir : le désir de retrouver ce qui est révolu. À jamais (10)."

Jamais, comme le titre de la chanson fétiche de la ville qui est aussi le nom du parfum de Justine, Jamais de la vie. Jamais, comme l'impossible retour contenu dans la musique qu'Antoine entendit avant de quitter la ville et sur laquelle revient le poème de Cavafy, The God abandons Antony, cité une dizaine de fois dans Le Quatuor, dont le vers principal dit : "And say farewell, farewell to Alexandria leaving," quelquefois traduit par : "And Say goodbye to Alexandria as you are losing her."

La fascination du Quatuor aurait à voir avec cet adieu, cette idée de vide et de disparition irrémédiable. L'esprit du lieu est là, dans cet ailleurs de l'exil, de l'errance que Justine remarque chez Darley tout au début de leur relation : "You are a mental refugee, being Irish. . ." ( J 39). C'est la perte, qui est la pierre angulaire du Quatuor, et les disparitions de femmes et d'enfants fictifs ne sont pas des épiphénomènes de l'amour, mais des facettes du pays perdu.

Tout ne s'était-il pas déjà inscrit, il y a bien longtemps, sur le support friable sur lequel cette ville palimpseste avait été érigée ?

Plutarque raconte qu'on traça au sol le plan de la ville non pas, comme on le faisait d'habitude, à la craie mais avec de la farine d'orge. On entendit alors un grand bruissement d'ailes et on vit surgir tous les oiseaux du delta et des marais environnants qui vinrent dévorer cette pitance providentielle. Les devins optimistes promirent alors à Alexandre de Macédoine un destin exceptionnel pour sa ville, qui allait devenir une métropole cosmopolite, le centre d'un monde de richesses temporelles et spirituelles. Ainsi la ville fut-elle prédestinée par la disparition symbolique liée à sa fondation et par le foisonnement cachant le vide qui le fonde.

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9. HASSOUN, Jacques. "Les avenues de la mort, Lettre d'Alexandrie", Des psychanalystes vous parlent de la mort. Paris: Tchou, 1979, p. 152.
10. HASSOUN, Jacques. Alexandries. Paris: La Découverte, 1985.

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BIBLIOGRAPHIE

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Autres ouvrages :

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 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 4. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)