(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 4. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Waugh, Barcelone et Gaudí

Alain Blayac (Université Paul Valéry-Montpellier 3)

 

"This volume should be read like a novel. . . only those who regard it as [an inwardly coherent work of fiction] will understand its real meaning. . . facts as such are never an object to me, but only a means of expressing their significance, which exists independently of them. (1) " Cette phrase de Keyserling peut être utilisée dans certains cas pour définir un genre qui fleurit durant l'Entre-Deux-Guerres et auquel nombre d'écrivains britanniques s'essayèrent, la relation de voyage.

Comme tous les anglais de sa génération et de son milieu, Evelyn Waugh était attiré par la Méditerranée. En 1926, son ami Alastair Graham l'avait invité à Athènes et il était rentré par Rome à l'issue d'un voyage de trois semaines. L'année suivante, il avait passé un mois sur la Côte d'Azur avec ses parents et son frère Alec mais ce n'est qu'en 1929, à l'âge de 26 ans, qu'il fit le tour complet de la Méditerranée. Rappelons les faits. Après le succès de Decline and Fall, publié en septembre 1928, Waugh qui s'était marié peu de temps auparavant (le 27 juin 1928) ne savait que faire. L'argent manquait et son épouse, qui relevait d'une sérieuse rubéole, avait besoin de changer d'air. A.D. Peters, toujours plein de ressources, réussit à obtenir pour le couple une croisière gratuite à bord du Stella Polaris en échange d'une publicité à insérer dans une future relation de voyage. Le couple embarqua donc à Monte Carlo en février 1929 pour une croisière d'où naîtrait Labels, a Mediterranean Journal (2). Evelyn Waugh, dans le premier chapitre, justifie son ouvrage en proclamant : "one of the arts of the successful authorship is preventing the reading public from forgetfing one's name in between the times when they are reading one's books (3)."

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1. KEYSERLING, Hermann. The Travel Diary of a Philosopher. Tr. J. Holroyd Reece (2 vols.). New York, 1925.
2. Londres: Duckworth, 1929.
3. Op. cit., p. 9-10.

 

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L'un des moyens dont il dispose est la relation de voyage et Labels sera le premier élément de cette stratégie. Remarquons tout de même que le jeune écrivain est ici tout autant provocateur que - une fois n'est pas coutume - trop modeste. Le chapitre VII de Labels (dont les pages 173-182 sont consacrées à Barcelone, ville qui a déjà donné lieu à un article intitulé "Gaudí (4)) montre que, dans son "récit de voyage," Waugh entend dépasser la simple démarche publicitaire. Il inscrit Labels entre la relation de voyage traditionnelle et ce genre nouveau qu'est le grand reportage. Celui-ci devient sans doute, au cours de l'Entre-deuxGuerres, une "producfion culturelle originale, située au point de rencontre d'une tradition littéraire bien précise - celle issue du Naturalisme - et d'un nouveau mode de diffusion et de consommation culturelle : les mass-media dont l'apparition date de cette époque" (5). . . et dont Waugh jouera avec plus ou moins de bonheur tout au long de sa carrière. Labels, malgré tout, ne s'apparente que tangentiellement au grand reportage tel que le définit Collomb. À l'instar de Remote People (1931) et de Waugh in Abyssinia (1936), l'ouvrage appareil plutôt comme une variation moderne sur le "travelogue" traditionnel dont il ne refuse pas toujours les poncifs. Rappelons que dans le travelogue les pays où l'on voyageait étaient toujours les mêmes (Italie, Grèce ou Moyen Orient) et que "le voyageur ne parlait que de ses petites aventures et des péripéties de son périple le long d'un itinéraire obligé, où il allait admirer et commenter ce que tous avant lui avaient admiré et commenté (6)."

Ce jugement, notons-le, porte avant tout sur le genre tel qu'il existe en France et dont son homologue d'outre-Manche se distingue par un exotisme, un individualisme typiques qui entraînent les auteurs vers les contrées inexplorées de l'Empire (7) et qui n'est pas sans lien avec la doctrine du "white man's burden".

Pour en revenir à Waugh, il convient de remarquer comment il se démarque du canevas traditionnel analysé par Collomb. En effet il commente "l'actualité esthétique" de Barcelone et de l'Europe du XXe siècle en s'intéressant à Gaudí, de même qu'il a utilisé, dès le premier chapitre, Picabia et Max Ernst (8) pour se situer lui-même à l'intérieur d'une tradition esthétique européenne et moderrdste.

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4. Architectural Review, 67 (juin 1930), p. 309-311.
5. COLLOMB, Michel. La Littérature Art-Déco. Paris : Méridiens Klincksieck, 1987, p. 191.
6. Op. cit., p. 201.
7. Pensons en vrac à Robert Byron (The Byzantine Achievement, 1929), Somerset Maugham (The Gentleman in the Parlour, 1930), Alec Waugh (Hot Countries, 1930), Alan Pryce-Jones (People in the South, 1932), Peter Fleming (One's Company : A Journey to China, 1934), Patrick Balfour (Grand Tour: Diary of an Eastward Journey, 1935), qui furent tous à des titres divers liés à Evelyn Waugh.

8. "Picabia and Emst,. . . the one so defiant and chaotic,. . . the other so delicately poised, so impossibly tidy. . . seemed between them to typify the continual conflict of modern society." Labels, p. 20.

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Le jeune Evelyn Waugh trouve-t-il donc à Barcelone quelque chose qu'il n'a rencontré nulle part ailleurs ? On peut dire sans crainte d'exagérer que l'oeuvre de Gaudí, découverte essentielle de ce tour de la Méditerranée, est un véritable "coup de foudre." Jusqu'ici le voyageur n'avait enregistré que le pittoresque des villes et des pays visités (9) quand il ne s'était pas borné à "faire de la réclame" pour la compagnie norvégienne qui lui offrait la croisière, pour le Stella Polaris sur lequel il avait embarqué et dont il vantait le confort, la discipline du personnel de bord (10), la nourriture même. Ce qui nous vaut le répertoire complet des innombrables occasions de se restaurer offertes aux passagers, en particulier l'impressionnant "buffet froid de une heure," "laden with every kind of Scandinavian delicatessen, smoked salmon, smoked eels, venison, liver pies, cold game and meat and fish, sausage, various sorts of salad, eggs in sauces, cold asparagus in almost disconcerting profusion" (11). Il avait poussé le vice jusqu'à proposer ses services à deux hôtels de Malte dont il ferait la promotion en échange d'un séjour gratuit. . . et s'était mis dans une situation embarrassante puisqu'au bas de la passerelle, lors de l'escale maltaise, l'attendait un envoyé de chaque établissement et que seul un mensonge éhonté lui avait permis de se tirer de ce mauvais pas. Constantinople l'avait laissé de marbre; de Port-Saïd il n'avait retenu que le faux pittoresque du quartier réservé. Bref rien de bien passionnant ni pour l'écrivain-voyageur, ni pour ses lecteurs jusqu'au moment où il arrive à Barcelone. Là, selon le mot de Paul Fussell, "he gratifies his taste for the fantastic viewed against a norm by contemplating the architecture of Gaudí (12)."

Il s'était promis de découvrir pourquoi les villes visitées au cours de son périple jouissaient de la réputation qui leur était faite. La rencontre avec Gaudí est d'autant plus sidérante que l'artiste lui était inconnu et qu'en son oeuvre il retrouvait d'emblée les caractéristiques antagonistes (ordre et anarchie, religion et barbarie, etc.) de sa propre nature. Gaudí, en un sens, l'étonna car il se reconnut en lui comme il reconnut dans le fleuron de l'École catalane noucentiste un Occident chrétien qui s'était affirmé dans la souffrance et la prière. Comment ne pas noter à ce propos que, quelques mois après avoir été confronté ex abrupto à l'oeuvre de l'architecte mythique et mythifié, il se convertit lui-même au catholicisme romain?

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9. N'avait-il pas choisi le titre de son livre "for the reason that all the places visited on this trip are fully labelled" (c'est moi qui souligne) ? Op. cit., p. 16.
10. "The stewards. . . maintained a Jeeves-like standard of courtesy and efficiency", p. 46.
11. Ibid., p. 47.
12. FUSSELL, Paul. Abroad, British Literary Travelling Between the Wars. OUP, 1980.

 

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L'architecte Antoni Gaudí (1852-1926), figure emblématique de l'architecture moderniste catalane, a pour originalité d'avoir su allier traditions classiques et innovations techniques audacieuses, fondre une ornementation brillante dans un ensemble unique "le Templo Expiatorio de la Sagrada Familia" (Temple Expiatoire de la Sainte Famille). Cette oeuvre majeure, illustration et rampart d'une profonde religiosité, devint finalement l'objet d'une adoration exclusive, chaque jour plus absorbante, et d'une concentration de tous les instants sur les problèmes que posait la mise en pratique des conceptions architecturales du maître. La Sagrada Familia marque l'apogée de l'affrontement entre Gaudí et la matière tentatrice, marque aussi l'absorption définitive de l'artiste par le mythe du créateur. Dans les derniers mois de sa vie, tel le Jocelin de Golding, ne réside-t-il pas sur le chantier au milieu des maquettes, des plâtres et des modèles qui emplissent son intérieur comme d'hallucinants ex-voto? Vivant dans une humble cabane au pied de la grande cathédrale qu'il a édifiée, il accomplit alors pleinement sa destinée d'architecte.

Décorateur-ensemblier tout autant qu'architecte, Gaudí peut aussi inventer, en étroite collaboration avec les meilleurs ouvriers du moment, tous ces éléments qui entrent en jeu dans l'espace architectonique - fer forgé, vitraux, sculptures, mosaïques, céramiques, etc. - et procèdent d'une conception organique de la création (13). Admiré et honni pour l'audace et la singularité de ses innovations, Gaudí ne laisse personne indifférent. Depuis sa mort son oeuvre n'a cessé de prendre de l'ampleur, se transformant en un phénomène qui dépasse les limites de l'architecture et dont Waugh prend instantanément conscience.

Sur les onze pages (Labels en comprend deux-cent-six) consacrées à Barcelone, neuf s'attachent à Gaudí. Sur un total de dix illustrations, sept portent sur ses créations (une du Parc Güell, six de la Sagrada Familia) (14) . Les photographies, de qualité médiocre, ont été prises par Waugh lui-même. Elles témoignent de sa fascination et de la volonté qu'il a de fournir au lecteur une idée concrète de son sujet. D'autant qu'elles tranchent sur les trois illustrations restantes (deux plans et un dessin de Waugh, sorte d'affiche humoristique où sont opposées une Grande-Bretagne noire et pluvieuse et un sud ensoleillé dont les

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13. Les critiques sont sévères avec les successeur du Maître. Cf. par exemple : "La nouvelle partie construite de la Façade de la Passion s'élève comme une vaste construction de carton-pàte faite de matériaux méprisés par Gaudí. Elle apparaît, par son schématisme et son mauvais goût, comme caricature de ce qu'elle est censée imiter et en outre dévalorise l'oeuvre originale en lui faisant perdre son identité." "Gaudí Prisonnier de la Sagrada Familia", Le Monde Aujourd hui, Dimanche 11 -lundi 12 août 1985, p. VII.
14. Soulignons au passage le flair de Waugh en rappelant qu'en 1984 ces deux oeuvres furent classées (avec la Casa Milá dite "La Pedrera") Patrimoine de l'Humanité par l'UNESCO.

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symboles traditionnels (pyramides, palmiers, mosquée, chameau et marchands de tapis) figurent l'attrait. En opposant dessins et photos, Waugh souligne que Gaudí introduit le lecteur dans un monde différent, un monde qui doit être pris au sérieux, celui de l'Art "But the glory and delight of Barcelona, which no other town in the world can offer [c'est moi qui souligne], is the architecture of Gaudí" (p. 173). Suit un résumé détaillé de ce que représente l'Art Nouveau en Catalogne et de la différence de nature qui le sépare de ses imitations (à Bognor Regis par exemple).

Gaudí bears to these anonymous contractors and job-builders something of the same relation as do the masters of Italian baroque to the rococo decorators of the Pompadour boudoir. . . . What in them is frivolous, superficial and chic is in him structural and essential; in his work is apotheosised all the writhing, bubbling, convoluting, convulsing soul of Art Nouveau. (P. 175)

Le grand mot est lâché. C'est le modernisme sous sa forme noucentiste qui intéresse le voyageur. "I knew now what I wanted to see" (p. 176). Suit le bref résumé de la vie de Gaudí et une description des maisons Battló et Milà y Campo (la fameuse Pedrera). Faute de temps Waugh se résigne à un choix : ". . . in the short time at my disposal I was obliged to concentrate myself upon his two major works, the Parc Güell and the Templo de la Sagrada Familia" (p. 177).

Pour le Parc, outre la photo, un véritable vade-mecum des caractéristiques susceptibles d'arrêter "the attention of all serious readers" (p. 198) est donné en onze points. Puis Waugh en vient à la cathédrale proprement dite et à une analyse détaillée de la méthode architecturale : " Gaudí has employed two very distinctive methods in his sculpture, the one evanescent and amorphous, the other so minute and intricate, that in each case one finds a difficulty in realising that one is confronted by cut stone, supposing instinctively that the first is some imperfectly moulded clay and the second ivory and mahogany" (p. 181).

Que certaines phrases semblent sortir de brochures touristiques, que Waugh ait utilisé des guides pour fonder ses analyses n'a guère d'importance. On le sait capable de ce genre de chose. L'essentiel ici réside dans la fascination que lui inspire l'oeuvre de Gaudí, dans le besoin qu'il ressent de joindre à son témoignage des documents photographiques qui le justifieront ou l'étayeront. Waugh, trop souvent considéré comme un passéiste, conservateur, chauviniste borné, apparaît - ce n'est pas là le moindre intérêt de Labels - sous un jour entièrement différent, celui d'un moderne, capable de goûter pleinement les créations artistiques de l'avant-garde européenne.

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Pourtant ne voir qu'enthousiasme dans les pages consacrées à Gaudí procéderait d'une lecture hâtive car elles recèlent mainte ambiguïté. L'enthousiasme y est souvent teinté de réserve. A côté d'expressions laudatives telles que "the glory and delight of Barcelona" (p. 173), "the soul of Art Nouveau" (p. 175), "All serious students" (p. 178), d'autres marquent une perplexité certaine : "it will always remain a ruin" (p. 179), "some inarticulate fantasy" (p. 179), eccentric millionaire," "the great sums that have already been squandered on it" (p. 181). La dernière page renforce d'ailleurs la tonalité générale : "Tourists for the most part are unsympathetic but I do think that it would be a pity to allow this astonishing curiosity to decay. I feel it would be a graceful action on the part of someone who was a little crazy in the head to pay for its completion" (pp. 180-1).

Ce qui tente Waugh d'un côté le rebute de l'autre. La tentative de dédouanement à laquelle il se livre en se démarquant des "touristes" honnis esquisse une timide approbation et accuse son déchirement. Il est si ardu de concilier bon sens et passion que l'écrivain se sent obligé de reprendre la même idée : Gaudí, conclut-il, "is a great example, it seems to me, of what art for art's sake can become when it is wholly untempered by considerations of tradition and good taste. Picabia in Paris is another example. But I think it would be more exciting to collect Gaudís" (p. 181).

Une fois de plus, la réflexion, la tradition, le bon goût sont convoqués pour faire contrepoids à l'engouement du modernisme. Ces tergiversations du jeune homme renvoient immanquablement à sa nature véritable d'une part, à celle de son oeuvre documentaire de l'autre. Jusqu'à quel point Waugh est-il moderne et iconoclaste? Jusqu'à quel point une relation de voyage peut-elle être artistiquement et intellectuellement sérieuse?

On sait bien le ressentiment des contemporains d'Evelyn Waugh vis-à-vis de leurs parents. Le conflit des générations, exacerbé par la responsabilité que ceux-là attribuaient à ceux-ci dans la genèse et le déroulement d'une guerre catastrophique se traduisit, comme c'est toujours le cas, par le rejet de toute tradition et, conjointement, la provocation et l'adoption de critères modernistes dans tous les domaines de la vie. Waugh n'est pas en reste, qui fit du sujet l'un de ses thèmes de prédilection (15). G. McCartney, dans son étude Confused Roaring, Evelyn Waugh and the Modernist Tradition (16), analyse "l'ambivalence fructueuse" qui caractérise Waugh. D'un côté la pose du conservateur renfrogné, gardien des traditions sacrées, défenseur d'autant plus acharné des valeurs aristocratiques qu'il est issu d'une

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15. Cf. en particulier Vile Bodies, dont l'intrigue se fonde sur l'opposition des générations et de nombreux articles. Parmi ceux-ci on retiendra "'The War and the Younger Generation", Spectalor, 142 (13 avril 1929), ou "What I Think of my Elders", Daily Herald, 19 mai 1930.
16. Indiana U. P., 1987.

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bourgeoisie moyenne, détracteur impénitent des "lower orders" et de toute dérive innovante, de l'autre celle du jeune iconoclaste impertinent, promoteur des valeurs nouvelles, grand amateur de canular, écrivain turbulent et dérangeant qui perçoit toutes les potentialités thématiques ou esthétiques que l'innovation est susceptible d'entraîner, le contempteur de J.C. Squires et l'admirateur de Bauhaus, le porte-parole de sa génération. Dans ce conflit, Labels, reconnaissons-le, joue le rôle de révélateur. Il s'y esquisse les contours d'une personnalité complexe qui, selon Keman (17), avait pour piliers le rempart et la jungle. L'essentiel demeure peut-être cette fascination pour la Sagrada Familia chez un homme qui se convertira, un an plus tard, au catholicisme romain. Ne peut-on voir dans l'enthousiasme du voyageur les premiers signes d'une conversion ? Barcelone ne serait-elle pas une étape sur le chemin de Damas de l'artiste ? Une religion alliant une tradition de vingt siècles et capable d'accepter un modernisme aussi outrancier n'est-elle pas en harmonie avec sa personnalité double ? Les romans waughiens attaquent une société qui a occulté toute valeur métaphysique. Or l'art de Gaudí inclut cette composante essentielle. Pour une fois que l'art moderniste expérimental prend en compte la dimension métaphysique, il vaut la peine de reconnaître son étrange et exceptionnelle valeur.

Evelyn Waugh utilise aussi Labels pour poser les fondements d'une méthode correspondant à cette personnalité que nous venons d'esquisser. Ici les pays visités, puis décrits deviennent le miroir d'une Grande-Bretagne dont l'auteur perçoit le retard, voire la décadence, en tout cas la perte de toute dimension métaphysique. Norman Douglas disait que la relation de voyage idéale invite le lecteur à entreprendre trois voyages simultanés "abroad, into the author's brain and into his own". Il ajoutait "the reader of a good travel book is entitled not only to an exterior voyage. . . but to an interior, a sentimental or temperamentai voyage, which takes place side by side with the outer one (18)." C'est, je crois, le cas de Labels, du moins dans l'épisode considéré qui incite non seulement à aller sur place admirer l'oeuvre de Gaudí, mais aussi à se faire une opinion personnelle, à approfondir ses propres convictions en partant de celles de l'auteur. Comme le Keyserling de l'épigraphe il peut alors dire que "facts are never an object [to him], but only a means of expressing their significance, which exists independently of them." En ce sens Labels dépasse, au moins dans l'épisode barcelonais, l'explication malicieuse que Waugh donnait de son titre. Loin de se borner à enregistrer passivement des images, il se livre dans tous les sens du terme; par le truchement

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17. KERNAN, Alvin, "The Wall and the Jungle : The Early Novels of Evelyn Waugh", Yale Review, 53 (1963-64), p. 199-220.
18. Cité par Fussell, op. cit., p. 203-4.

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de Gaudí, il donne une image de sa propre personnalité, contraignant de la sorte son lecteur à se poser les mêmes questions pour son propre compte.

Pour conclure, en même temps que l'épisode Gaudí porte en lui les germes métaphoriques de la vision qu'a Waugh du monde, il rapproche le lecteur de l'auteur ce qui, pour Collomb, en accentue le caractère moderniste. "La possibilité étant désormais offerte de la plus grande proximité avec le réel concret, avec l'histoire vécue (par l'auteur), la notion de lointain, de distance est abolie, qui était inséparable d'un certain type de consommation culturelle, lui-même lié à une classe sociale bien déterminée, qui décline au fur et à mesure de l'entrée des masses dans le champ culturel." (19) Ainsi les "travelogues" de Waugh reflètent-ils cette "restructuration du système des genres" caractéristique de la période. Ils font figure de jalons dans ce processus de rapprochement généralisé qui désormais caractérise et conditionne notre appréhension de la réalité et la façon dont nous la représentons. Ironie suprême aux antipodes des voeux de l'écrivain ! Peu à peu s'établit entre l'oeuvre et le public un système d'appel qui prépare un lecteur déjà à demi conquis à partager les pensées, l'esthétique du chroniqueur. Labels, à l'instar du grand reportage à visée humaniste et pédagogique, devient une fabrication moderne dont l'aspect se précisera avec Remote People (20), Ninety-Two Days (21) et, bien sûr, Waugh in Abyssinia (22). En outre, les travelogues préparent le public à comprendre en profondeur le message véhiculé par les romans proprement dits, ce combat éternel entre l'ordre et l'anarchie, la muraille et la jungle, si magistralement incarné dans sa dualité par l'oeuvre de l'architecte catalan, et sur lequel, en fin de compte, reposent la personnalité et l'oeuvre de Waugh, romancier moderne s'il en fut. Barcelone, Gaudf ne sont pas le simple prétexte à des vignettes ("labels") anodines. Ils s'insèrent dans un projet essentiel. Comme quoi "the artist, however aloof he holds hirnself, is always a creature of the Zeitgeist" (23). Waugh le comprendra plus tard, on n'échappe pas à son destin, pas plus Gaudí que lui qui, malgré toutes les poses qu'il crut bon d'adopter, est trahi - ou plutôt réhabilité - par son oeuvre multiforme et toujours éclairante puisqu'elle dévoile un écrivain perçu caricaturalement, épidermiquement, mais dont la pensée est mille fois plus complexe, plus profonde que certains ont voulu le dire.

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19. COLLOMB, op. cit., p. 216.
20. Londres, Duckworth, 193 1.
21. Londres, Duckworth, 1934.
22. Londres, Longmans, Green & Co, 1936.
23. WAUGH, Evelyn. "Felix Culpa", Commonweal, 16 juillet 1948.

 

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 4. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)