(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 4. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

13

Sea, sex and sin : la Méditerranée et ses avatars
dans les romans de David Lodge


Jean-Michel Ganteau (Université Paul Valéry, Montpellier)

David Lodge est principalement connu en Grande-Bretagne comme à l'étranger en tant qu'auteur de campus novels, ces comédies de moeurs qui fustigent certains travers du milieu universitaire. Les personnages de la trilogie de Rummidge (Changing Places, 1975, Small World, 1984, Nice Work, 1988) sont caractérisés par une étonnante mobilité géographique qui leur permet de sillonner une planète singulièrement rétrécie par les progrès technologiques. Au cours de leurs pérégrinations et au hasard des conférences internationales, certains professeurs visitent les rivages de la Méditerranée, qui réapparaît dans la plupart des romans de Lodge. Mais c'est à la Méditerranée en tant que berceau du christianisme que nous allons nous intéresser ici. En effet David Lodge, qui a été élevé dans la foi catholique, n'a jamais caché que l'une des influences littéraires ayant le plus marqué son oeuvre est celle du roman catholique de langue anglaise représenté au vingtième siècle par des auteurs tels Evelyn Waugh et Graham Greene (1). L'obsession de Lodge pour tout ce qui touche au catholicisme et à ses effets dans la vie du catholique moyen vivant dans une société en pleine mutation a été exprimée dans des ouvrages tels The Picturegoers, 1960, Ginger You're Barmy, 1962, The British Museum Is Falling Down, 1965, How Far Can You Go?, 1980 et aussi dans son dernier roman publié en 1991 : Paradise News. Dans ces ouvrages, le motif de la Méditerranée (présentée directement ou sous forme d'avatars) apparait de manière récurrente et semble rendre compte de l'évolution des sentiments de l'auteur à l'égard de son Église tout en redéfinissant sa position en ce qui concerne la tradition du roman catholique. Nous allons donc tenter de montrer comment dans un premier temps la Méditerranée cristallise un sentiment de rejet et d'opposition, avant d'évoluer vers l'affirmation d'un compromis.

_______________

1. BERGONZI, Bernard. "David Lodge interviewed", Month, février 1970, p. 109.

14 

A l'exception de son premier roman publié, The Picturegoers, qui retrace les étapes de la découverte d'une vocation chez le jeune protagoniste et s'inscrit directement dans la lignée des romans catholiques de Waugh et de Greene, David Lodge a souvent manifesté son opposition à l'égard de l'autorité de l'Église Catholique Romaine et pris pour cible les enseignements de sa hiérarchie en matière de contrôle des naissances (2). Cette attitude de rejet caractéristique de la plupart des romans de Lodge conduit à l'opposition de deux principes qui entrent en conflit permanent : d'une part l'autorité et la rigueur religieuses qui exigent de l'individu abnégation et sacrifice, et d'autre part la tentation de l'individu d'obéir à ses désirs et pulsions en se laissant aller à un égoïsme qui fait fi de l'enseignement de l'Église. Cette dialectique occupe une place prépondérante dans l'univers de Lodge et caractérise le fonctionnement de ses romans, que le thème religieux y soit dominant ou pas. C'est ce que Lodge confirme dans un entretien publié par John Haffenden : "I tend to balance things against each other; my novels tend towards binary structures (3)." Les romans de Lodge sont caractérisés par cette organisation binaire. On y trouve des oppositions d'ordre essentiellement religieux telles autorité religieuse-liberté de conduite, vertu-péché, etc. Mais les romans où le thème religieux est beaucoup plus discret mettent en jeu une série de tensions entre frustration et libération, tracas et insouciance sur lesquelles viennent se greffer des associations diverses, de nature géographique par exemple. C'est notamment le cas de la relation entre Angleterre et Etats-Unis analysée par Lodge dans un article de 1968 intitulé "The Bowling Alley and the Sun or, How I Learned to Stop Worrying and Love America (4)." Dans ce texte l'Angleterre représente la frustration et les tracas de la même manière que l'Amérique évoque systématiquement la liberté, le bien-être et l'insouciance car elle garantit le triomphe d'un mode de vie hédoniste. Ainsi la plupart des protagonistes des romans de Lodge sont en proie à des angoisses et scrupules sans fin, qu'ils soient de nature métaphysique ou purement éthique, voire sociale. La plupart du temps ces personnages s'efforcent de s'affranchir de cet héritage de malaise. Cette libération passe évidemment par le rejet, parfois la révolte (comme on peut le constater dans How Far Can You Go?), et la fuite vers le plaisir et la joie de vivre. De la même manière que, dans de nombreux romans (5) ces qualités sont assimilées aux États-Unis, pays de la société de consommation et du bien-être, il semblerait qu'elles soient aussi rattachées au motif de la

_______________

2. LODGE, David. Ginger You're Barmy (Harrmondsworth : Penguin Books, 1984) et How Far Can You Go? Harmondsworth : Penguin Books, 1981.
3. HAFFENDEN, John. Novelists in Interview. Londres : Methuen, 1985, p. 160.
4. LODGE, David. "The Bowling Alley and the Sun", Write On. Harmondsworth : Penguin Books, 1988, pp. 5-16.
5. C'est notamment le cas de Out of the Shelter, 1970 et Changing Places, 1975.

 

15

Méditerranée, destination non moins prometteuse d'hédonisme pour les personnages insulaires et membres des classes moyennes des romans de Lodge.

Dans Ginger You're Barmy le protagoniste Jonathan Browne connaît les affres de la vie d'un appelé du contingent affecté pendant deux ans dans le nord de l'Angleterre. Il oppose à l'enfer de sa vie au camp, où il est victime de la discipline et de la rigueur militaires, la perspective d'un voyage à Majorque qui doit marquer sa libération et son retour à la vie civile. Ce voyage laisse présager beaucoup de plaisir car ce sont des éléments tels la liberté, le soleil, mais aussi la consommation de sa relation avec sa fiancée qui rendent la promesse des rivages méditerranéens particulièrement alléchante. Dans The British Museum is Falling Down le couple de jeunes catholiques en proie au dilemme posé par I'inefficacité des moyens de contraception autorisés par la hiérarchie vit dans la menace de la naissance d'un quatrième enfant dont la venue compromettrait sérieusement une situation financière déjà précaire. Leur pénible existence quotidienne est à plusieurs reprises mise en opposition avec un épisode de leur jeunesse où, isolés sur une plage roussillonnaise, loin de toute autorité frustratrice, et dans un cadre idéalisé par la nostalgie, les fiancés se laissent aller à divers jeux sensuels. Dans la nouvelle "Hôtel des Boobs" l'action se déroule sur la Côte d'Azur. La Méditerranée n'apparaît pas directement mais c'est tout un cadre méditerranéen qui prédomine. La mer est toutefois présente à travers la piscine qui en constitue un avatar facilement identifiable dans la mesure où elle cristallise toute une série d'associations familières : eau, soleil, exotisme et sensualité patente, comme l'indique le titre. Les vacances dans cet hôtel sont la récompense de l'année de travail à l'usine et une occasion, pour le protagoniste, de s'adonner au voyeurisme autour de la piscine où les résidentes dévoilent sans vergogne des bustes de toutes formes et provenances. Dans Paradise News nous sommes confrontés à un nouvel avatar, le Pacifique, qui offre les mêmes caractéristiques que la "mer occidentale," à savoir : des promesses d'exotisme, de liberté et de sybaritisme loin de toute source d'autorité. Les avions long-courriers atterrissent à l'aéroport d'Honolulu pour y déverser des flots de touristes prêts à tout pour échapper à la monotonie de leur vie quotidienne et au fardeau de mortifications accumulées au cours des douze derniers mois.

Pour mieux expliquer cette fuite Lodge met en scène un professeur de théologie à la faculté de Rummidge (ville imaginaire des Midlands) et un anthropologue qui consacre sa vie à l'analyse des mythes et rituels liés au tourisme. Ces deux personnages sont d'avis que, la religion ne remplissant plus ses fonctions de soutien et d'espoir dans la vie de l'homme moyen, et dans la mesure où le mythe chrétien a perdu beaucoup de son influence auprès de nos contemporains, ces derniers ont recours à des activités de substitution, dont le tourisme. Roger Sheldrake, l'anthropologue, conclut même que le tourisme est devenu l'opium du

 16

 

peuple (6), thème qui fait écho au premier roman de Lodge, The Picturegoers, où c'est le cinéma qui remplit cette fonction. Dans ce monde sécularisé où triomphent les valeurs les plus matérialistes, individus et familles partent donc pour des rivages exotiques dans le but d'échapper à l'enfermement et aux contraintes de leur vie quotidienne. Si l'oppression n'est plus de nature exclusivement religieuse, le désir de liberté persiste et il est toujours étroitement associé à la volupté et à l'épicurisme  : comme le précise un employé à Heathrow les touristes cherchent sur les rivages de la Méditerranée ou du Pacifique "the three esses. . . Sun, sand and sex" (PN 4).

Cependant les pauvres hères qui fuient le vide de leur quotidien, attirés par le miroir aux alouettes d'un paradis exotique se trouvent généralement confrontés à une déception de taille. Tout d'abord, l'image arcadienne véhiculée par les brochures des marchands de paradis est généralement déformée. À la place d'immenses plages de sable fin bordant une mer diaphane, les touristes découvrent le triste réalité de la jungle immobilière et de la pollution. Sur la côte méditerranéenne comme à Waikiki, le sable a cédé la place au béton. Comme le précise Roger Sheldrake, l'anthropologue, "The Mediterranean is like a toilet without a chain : you have a one in six chance of getting an infection if you swim in it" (PN 63). Les brochures des tour operators ne sont que mensonges.

D'autre part Lodge nous montre que la fuite des touristes, leur quête d'oubli et de liberté, a toutes les chances d'avorter sur les plages ensoleillées. En effet, leur soif de grands espaces loin de toute source d'autorité aboutit le plus souvent à un enfermement et non à la libération tant attendue. Au lieu de trouver la liberté ces voyageurs se retrouvent eux-mêmes, et ce qui avait démarré comme une quête de l'oubli va aboutir à une crise introspective et à l'analyse de problèmes et frustrations personnels. Dans Ginger You're Barmy le jeune couple se trouve isolé dans une pension espagnole, complètement coupé du monde faute de pouvoir communiquer dans la langue du pays et dans ces circonstances le protagoniste se livre à un examen de conscience très poussé. Dans The British Museum is Falling Down les jeunes gens sont isolés sur la plage vierge de toute présence où seules les empreintes de leurs pas apparaissent sur le sable. Après la baignade ils sont amenés à faire le point sur leur situation et à contempler les perspectives d'avenir, et il faut se rendre à l'évidence, l'optimisme naïf du jeune homme laisse la place aux doutes de sa future épouse (le roman se clôt sur le mot "perhaps", écho résigné au "yes" final de Molly Bloom dans Ulysses). (7) Dans "Hôtel des

_______________

6. LODGE, David. Paradise News. Londres : Secker & Warburg, 1991, p. 64. Pour les citafions, le titre de l'ouvrage sera abrégé en PN, suivi du numéro de la page.
7. LODGE, David. The British Museumn is Falling Down. Harmondsworth : Penguin Books, p. 16 1, et JOYCE, James. Ulysses. Londres : Penguin Books, 1984, p. 644.

17 

 

Boobs" c'est derrière les murs et les persiennes de la chambre d'hôtel que couple fictif et couple "réel" vont laisser apparaître leurs blocages. Dans Paradise News, enfin, les îles de l'archipel hawaïen garantissent l'isolement des personnages, isolement renforcé par la circularité propre aux circuits touristiques analysés par Roger Sheldrake (PN 266).

Enfermés avec eux-mêmes, les personnages n'ont d'autre issue que d'entreprendre un douloureux retour sur soi, car dans l'impasse de cette arcadie moderne, ils se trouvent confrontés à la résurgence de leurs angoisses. Cette introspection se fait au moyen de l'écriture (on sait combien Lodge aime mettre en scène des personnages de romanciers et écrivains de tout poil). Jonathan Browne, le protagoniste de Ginger You're Barmy se livre à ce qu'il qualifie de "confessional outpouring" (8) qui va l'aider (en bon cousin de certains personnages de Graham Greene) à expier sa faute  : la trahison de son meilleur ami. Dans Paradise News, Bernard le raté (prêtre défroqué, encore vierge à quarante cinq ans, rejeté par sa farrùlle et menant une vie érémitique dans une chambre de cité universitaire) confie ses échecs à un carnet découvert par hasard chez sa vieille tante. Ce "spasm of self-revelation, or self-examination" (PN 165) est bien une crise, et il finira par accoucher de son récit au prix de souffrances non simulées. De plus, il a été appelé à Hawaï par sa tante agonisante, et découvre que dans cet Eden artificiel tout n'est pas aussi rose que l'affirment publicité et mythologie populaire. Pour le commun des touristes, le paradis exotique est décevant. Pour Yolande, amie de Bernard et sa future initiatrice aux plaisirs de la chair, il est ennuyeux ("Yeah, that's the bad news. Paradise is boring, but you're not allowed to say so," PN 141). Pour la vieille tante mourante, il n'est rien moins qu'insupportable. Plus que le paradis, c'est le purgatoire que les personnages rencontrent à Hawaï.

Outre la confirmation de la présence du mai sur terre et celle de son échec personnel, Bernard l'excommunié vérifie à Waikiki que ses doutes à l'égard de l'eschatologie catholique conventionnelle sont bien fondés. Il interprète l'Eden factice que représente Hawaï comme une métaphore du paradis chrétien dans sa conception traditionnelle. De la même manière que l'employé de l'agence de voyages est assimilé à un prêtre vendant à ses fidèles les promesses d'une vie meilleure dans l'au-delà (PN 153), et de la même manière que les agences de voyages vendent des mensonges aux bonnes gens en mal d'évasion et de transcendance, Bernard découvre et explique clairement que le paradis n'existe plus, du moins sous sa forme traditionnelle (PN 280). Le narrateur de How Far Can You Go? nous avait déjà clairement annoncé la disparition de l'enfer ("At some point in the nineteen-sixties, Hell disappeared" (9)) et donc du péché et de la peur. Bernard rejette ici l'idée d'un

_______________

8. LODGE, David. Ginger You're Barmy, p. 9.
9. LODGE, David. How Far Can You Go?, p. 113.

18

paradis, lieu où prendraient place individuellement les âmes des élus, et affirme ses doutes à l'égard de toute existence de l'au-delà.

Que reste-t-il donc à l'homme? Le doute. L'individu, dans sa quête de transcendance, continue d'espérer ou du moins de se poser des questions d'ordre métaphysique. Cependant il ne peut plus se raccrocher à quoi que ce soit de précis. Sans nier complètement l'existence de toute divinité, Bernard se montre très sceptique. De la même manière Yolande, l'athée, parviendra elle aussi à douter de ses convictions : "I suppose everybody has these moments of doubt - or should I say, faith?" (PN 289) Foi et doute se confondent donc dans un roman qui affirme une incertitude maximale. Rien n'est établi fermement, ni l'existence d'une vie après la mort, ni son absence et Lodge choisit de conclure avec une citation de Miguel de Unamuno qui insiste sur la nécessité et la permanence du doute (et donc de la foi) chez l'individu :

In the most secret recess of the spirit of the man who believes that death will put an end to his personal consciousness and even to his memory forever, in that inner recess, even without its knowing it perhaps, a shadow hovers, a vague shadow lurks, a shadow of a shadow of uncertainty, and while lie tells himself : "there is nothing for it but to live this passing life, for there is no other!", at the same time lie hears, in the most secret recess, his own doubt murrnur : "Who knows?. . ." He is not sure lie hears aright, but lie hears. Likewise, in some recess of the soul of the true believer who has faith in the future life, a muffled voice, the voice of uncertainty, murmurs in his spirit's ear : "Who knows?. . ." Perhaps these voices are no louder than the buzzing of mosquitoes when the wind roars through the trees in the woods; we scarcely make out the humming, and yet, mingled with the roar of the storm, it can be heard. How, without this uncertainty, could we ever live? (PN 293)

Cette incertitude laisse tout de même une place à l'espoir dans la conclusion où Bemard, qui s'était raccroché au doute tout au long du roman, semble se tourner vers la foi. C'est ce que semblent indiquer les dernières lignes, dans lesquelles Lodge suggère une théophanie à travers l'image des feuilles d'un hêtre rouge tombant telles des langues de feu sous l'effet de la brise (PN 293), allusion à peine voilée à l'évocation de la Pentecôte et à l'effusion de l'Esprit Saint dans le deuxième Acte des Apôtres. Mais même si le protagoniste semble retourner vers la foi, il ne s'agit que d'une expérience individuelle qui ne semble nullement affecter la situation générale.

19

 Devant l'effondrement des certitudes eschatologiques, l'homme se raccroche donc à ce qui est tangible  : cette vie sur terre. La rendre aussi agréable que possible n'est certainement plus un péché mais un devoir  : " 'l think we have to make our own heaven on this earth,' said Yolande. 'And answer our own prayers' " (PN 220). Pour ce faire, il faut se laisser aller ("lose control", PN 221) et goûter le moment présent. Ainsi les bains dans le Pacifique correspondent à des instants de bonheur purement physique qui permettent de se concentrer sur les seules sensations et d'oublier les tracas de la vie. De même Bernard reçoit enfin une initiation sexuelle complète dans les bras de Yolande et découvre une dimension animale de la vie humaine qui lui avait été refusée et qui était à l'origine de ses frustrations les plus profondes. Or, alors que dans des romans tels Ginger You're Barmy et The British Museum is Falling Down, le péché de chair commis dans le paradis méditerranéen était sanctionné par la naissance inopportune d'un enfant, alors que dans "Hôtel des Boobs" le voyeurisme du protagoniste attirait la colère divine sous la forme d'une violente bourrasque emportant les pages de la nouvelle qu'il était en train d'écrire ("It was like the visitation of some god or daemon, a pentecost in reverse, drawing words away instead of imparting them. The author felt raped." (10)), dans Paradise News l'acte sexuel n'apporte que libération et promesses de bonheur. Le plaisir n'est plus considéré comme un péché, et n'est donc plus sanctionné en tant que tel. La structure binaire qui sous-tend l'ensemble de l'oeuvre de David Lodge semble disparaître dans la conclusion de Paradise News : l'opposition frustration-hédonisme n'est plus valable et les antinomies se trouvent réconciliées en une synthèse inattendue.

Une des premières conséquences de ce bouleversement est la disparition du motif de la Méditerranée associé au thème de la révolte. Il est à présent inutile de rejeter le dogme dans la mesure où on ne prend plus la peine de le respecter. Tout le symbolisme de rejet que le motif de la Méditerranée véhiculait dans les ouvrages antérieurs est aboli. Un autre motif plus approprié à la situation moderne doit être trouvé  : Lodge propose le Pacifique. C'est ce qui est suggéré dans le passage suivant où Bernard, venant de recevoir un appel téléphonique de sa tante malade, envisage de se rendre à Hawai et contemple une carte du Pacifique  : "His éducation, his work, his whole life and outlook, had been imprinted with the shape of a much smaller and more populous sea, the Mediterranean. How far had the growth of Christianity depended on the assomption of believers that they lived at the 'centre of the world'?" (PN 26)

Bernard tourne le dos à la Méditerranée pour considérer le Pacifique et cette translation souligne la chute d'une conception du christianisme traditionnel et l'avènement d'une approche différente de la religion. Parallèlement à ce mouvement, on remarque une

_______________

10. LODGE, David. "Hôtel des Boobs." The Penguin Book of Modern English Short Stories. Londres : Penguin Books, 1987, p. 330.

20 

 

préoccupation moindre à l'égard des problèmes spécifiquement catholiques. Ce sont les vents de l'oecuménisme qui semblent souffler sur la route du Pacifique.

Car c'est à l'humanité entière de touristes potentiels (la métaphore des agneaux et brebis n'étant plus de rigueur en cette fin de millénaire) que Lodge semble s'adresser. Il considère que la nouvelle qu'il leur apporte, cette nouvelle du paradis, est une bonne nouvelle. Il s'agit de la réhabilitation de l'homme dans toutes ses dimensions, sensualité et animalité comprises, ce qui n'est plus incompatible avec la foi. En réconciliant les antinomies dans un monde où le cadre conceptuel traditionnel et rigide de la religion catholique a disparu, Lodge insiste sur la primauté de l'homme qu'il place au centre de ses préoccupations. C'est donc un message fortement teinté d'humanisme qu'il apporte. À cet égard, le symbole qui s'attache à redéfinir cet homme nouveau est celui des véliplanchistes et surfers caractérisés par leur beauté, leur habileté et leur bonheur au milieu des vagues. Les images des surfers sont porteuses de toute une série d'associations euphoriques et sensuelles. Mais ces derniers ne sont pas totalement prisonniers de leur enveloppe de chair et leur nature composite semble aussi procéder du divin, comme le suggère la scène suivante appréhendée selon la perspective de Bemard  : "as they approached me they seemed to be walking on the water. Then as they lose momentum, they sink to their knees, as if in thanksgiving, before turning and paddling back to the open sea" (PN 163). Plus loin leur nature quasi divine est aussi soulignée : "They seemed, to Bemard, like gods" (PN 210). Il s'agit bien évidemment de dieux, au pluriel et sans majuscule. Lodge a recours à cette comparaison pour nous rappeler que l'homme a été créé à l'image de dieu et suggérer combien le dieu du christianisme traditionnel a évolué pour être poussé vers la périphérie des préoccupations humaines. C'est l'homme dans toutes ses dimensions qui est ainsi réhabilité et qui occupe la place centrale, à travers le symbole du surfer évocateur de cette "Unité d'être" si chère à Yeats que Lodge suggère en citant par deux fois des vers tirés de "News for the Delphic Oracle" (11) - poème qui chante l'amour des sens tout en l'associant à l'expérience mystique, extases sensuelle et mystique se fondant en une seule et même expérience (PN 265, 270). Grâce à cette réconciliation, les vertus chrétiennes traditionnelles, et plus particulièrement le pardon, l'honnêteté et la pitié sont mises en valeur mais cessent d'être incompatibles avec l'égoïsme inhérent à tout plaisir sensuel. L'individu, au lieu de se déchirer et de se rejeter, apprend à apprécier ce monde et à s'aimer lui-même avant de pouvoir s'intégrer dans la communauté des hommes. C'est par l'intermédiaire de la femme et la découverte de la sensualité rendue légitime par un amour sincère que Bemard, l'exilé, réalise son intégration, ce que Lodge décrit en des termes évocateurs de la prose de D. H. Lawrence : "He let himself be carried

_______________

11. YEATS, William Butler. "News for the Delphic Oracle". Collecied Poems. Londres : Macrnillan, The Papermac Yeats, 1982, p. 376-7.

21

 

 along by the stream of humanity on the sidewalk, floating rather than walking. He felt rested, refreshed, renewed. He felt serenely happy. He felt hungry" (PN 222).

L'angoisse fondamentale de la différence et de l'exclusion intimement liées à la situation du catholique anglais qui traverse l'oeuvre de Lodge se trouve exorcisée. Grâce à la femme, Bernard connaît une forme d'extase. Ainsi purifié de ses frustrations il va pouvoir reprendre goût à la vie et, toute rancoeur oubliée, repartir à zéro sur le chemin de la foi ou peut-être plus humblement de l'espoir.

 

L'utilisation du motif du paradis exotique méditerranéen et son remplacement par celui du Pacifique permettent à David Lodge de souligner et d'explorer l'évolution du catholicisme et plus généralement du christianisme dont il s'est fait le chroniqueur dans des ouvrages tel How Far Can You Go? Avec Paradise News la structure binaire traditionnelle sur laquelle reposait l'opposition de deux systèmes de valeur, l'un imposant l'autorité religieuse, l'autre la rejetant, disparaît pour céder la place à une réconciliation des antinomies dans la conclusion. Lodge semble en effet affirmer l'avènement d'une forme d'humanisme dans la mesure où, à travers le symbole du surfer notamment, l'individu est réhabilité dans toutes ses dimensions. Avec ce symbole Lodge nous montre que le cadre conceptuel du catholicisme traditionnel représenté dans les romans catholiques de Waugh et de Greene où nature humaine et nature divine étaient strictement séparées, a perdu sa validité dans les années quatre-vingt-dix. Or si ce bouleversement a des répercussions sur la vie de nos contemporains, il semble qu'il affecte aussi le roman catholique. Paradise News perpétue certains éléments propres à cette forme littéraire : il affirme la pérennité de certaines vertus chrétiennes, fustige le matérialisme, s'intéresse au rôle de la femme médiatrice dans l'intervention de la Grâce. Cependant certains éléments traditionnels disparaissent ou sont déformés. C'est le cas du topos du sacrifice sexuel, totalement inversé par l'affirmation d'une unité d'être. Ainsi c'est bien l'homme qui est au centre du roman, et il ne s'agit certainement plus d'un homme déchu mais d'un homme complet, conquérant et plein d'espoir représenté dans toute sa gloire par le symbole du surfer. Même si Bernard est un héritier des personnages des premiers romans de Lodge (il a fréquenté le même cinéma de quartier que les protagonistes de The Picturegoers), fi est bien le produit de toutes les mutations analysées dans How Far Can You Go? Paradise News est un roman des années quatre-vingt-dix dans lequel la lutte entre le bien et le mal cède la place à une vision résignée mais résolument souriante de la condition humaine.

 22

 

En 1970, dans un entretien avec Bemard Bergonzi, David Lodge faisait la déclaration suivante :

I don't think that one can talk of the Catholic novel in quite such sharply-defined terms any more, partiy because Catholicism itself has become a much more confused - and confusing - faith, more difficult to define. . . . The Church no longer represents that sort of monolithic, unified, uniform view of life which it once did. And therefore one would expect and in fact does find, I think, that Catholic novelists now display a much wider variety of attitudes, and that one tends more to talk of novelists who happen to be Catholic, who use Catholic material, but don't put forward a necessarily Catholic ideology or view of life. (12)

En dépit de ces révélations, David Lodge lui-même aurait vraisemblablement été surpris s'il avait pu imaginer que vingt ans allaient suffire pour passer de la Méditerranée au Pacifique, de la croix au surfer.

_______________

12. BERGONZI, Bemard, p. 109.

23 

BIBLIOGRAPHIE

OEuvres de David Lodge :
(La date de première parution est indiquée entre parenthèses.)

The Picturegoers. Bath: The Chiver's Press, 1991 (1960).
Ginger You're Barmy. Harmondsworth: Penguin Books, 1984 (1962).
The British Museum is Falling Down. Harmondsworth: Penguin Books, 1983 (1965).
"The Bowling Alley and the Sun, or How I leamed to stop worrying and love America." Write On, Occasional Essays. Harmondsworth: Penguin Books, 1988, p. 3-16 (1986).
Out of the Shelter. Harmondsworth: Penguin Books, 1986 (1970).
How Far Can You Go? Harmondsworth: Penguin Books, 1981 (1980).
Small World, an Academic Romance. Harmondsworth: Penguin Books, 1985 (1984).
"Hôtel des Boobs." The Penguin Book of Modern English Short Siories. Édité par Malcolm Bradbury. Harmondsworth: Penguin Books, 1987, p. 326-33.
Nice Work. Harmondsworth: Penguin Book, 1989 (1988).
Paradise News. Londres : Secker & Warburg, 199 1.

Autres ouvrages :

BERGONZI, Bernard. "David Lodge interviewed." Month, février 1970, p. 108-16.
HAFFENDEN, John. Novelists in Interview. Londres : Methuen, 1985, p. 145-67.
YEATS, William Butler. "News for the Delphic Oracle." Collected Poems. Londres : Macmillan, 1982, p. 376-7.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 4. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)