(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

 

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Catholic Kitsch: approches du sublime dans le roman
catholique britannique contemporain et postmoderne

Jean-Michel Ganteau

Université Paul Valéry, Montpellier

 

Le roman catholique britannique contemporain se nourrit d’un paradoxe. Sous des apparences hétérodoxes (il a tendance à s’appuyer sur des procédés métafictionnels qui mettent à mal la norme réaliste et semblent constituer autant d’illustrations esthétiques d’une révolte contre l’autorité morale de l’institution), il manifeste le plus souvent, quoique de manière oblique, des velléités conservatrices. Les romans de David Lodge, de Muriel Spark, de Piers Paul Read, comme ceux que John Braine publia dans les années soixante ne cessent de convoquer, derrière des professions de foi potentiellement iconoclastes (suggérées par le biais d’une thématisation directe ou d’une métaphorisation esthétique de la révolte et de la colère) la nostalgie de certitudes morales et spirituelles, d’un passé pré-lapsaire dépositaire d’une stabilité épistémologique et ontologique. Par le biais d’une esthétique du détour, ces romans répètent leur appartenance à une idéologie communautaire (celle de la minorité catholique anglaise) et leur inscription dans une tradition littéraire (celle du roman catholique qui naît en Grande-Bretagne dans le sillage du Mouvement d’Oxford, au siècle dernier, pour se perpétuer sous la plume d’auteurs tels Ronald Firbank, Evelyn Waugh et Graham Greene)[1].

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1. Pour plus de précisions à ce sujet, voir nos articles “ ‘Conservatively Ever After?’: Clôture et représentations de la foi dans les romans de David Lodge”, Études britanniques contemporaines 10 (décembre 1996), 65-82;Personnages en quête de lectures: The Comforters  de Muriel Spark, Études britanniques contemporaines 12 (décembre 1997), 99-117; ainsi queConservative Radicalism: le roman catholique britannique contemporain, Sources  4 (printemps 1998), 147-73.

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Ce conservatisme détourné (quoique consubstantiel) n’est tout de même pas l’unique caractéristique du roman catholique contemporain. Il s’identifie de prime abord par le recours à une thématique spécifique (qui tourne autour du topos fédérateur de la conversion) et la mise en place d’une toile de fond réaliste qui laisse une place de choix à l’évocation de lieux et de pratiques communautaires propres. Ces derniers sont aisément identifiables pour les initiés (c’est-à-dire, en général, les membres de la communauté gratifiés du plaisir de la reconnaissance) et garantissent un frisson exotique pour le lecteur profane, tout simplement étranger à la communauté. L’exotisme catholique (le catholique constituant à bien des égards le loup dans la bergerie, l’étranger dans la nation, le différent au beau milieu du quotidien) se fonde sur une série de traits qui offrent une coloration insolite, au figuré comme au propre. Dans un environnement anglican ou sécularisé, les statues de la Vierge — les mains tendues, toute de bleu et blanc vêtue — l’intérieur surchargé et polychrome des églises, le bric-à-brac de bénitiers, de statues de Lourdes et autres crucifix ne passent jamais complètement inaperçus. Dans les romans catholiques, ces éléments du décor agissent comme autant de dénotateurs d’exotisme et de différence, au même titre que les situations éminemment mélodramatiques dans lesquelles sont entraînés les personnages (conversions in extremis, sacrifice sexuel, pacte avec Dieu, etc.). Ce sont cette coloration particulière, ce goût pour le différent et l’excessif, cette appétence pour le mauvais goût qui ont conduit certains critiques à parler d’inverted aestheticism en tant que composante majeure de la culture et de la littérature catholiques britanniques [2].

Cet esthétisme à rebours n’est autre qu’un cousin du kitsch [3], héritier du baroque et du romantisme, omniprésent chez les préraphaélites, glorifié par les décadents, exploité par les surréalistes, instrumentalisé par les praticiens du Pop Art et rendu omniprésent dans les sociétés contemporaines, à travers la publicité, les séries télévisées (et autres soap operas),

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2. Voir Thomas Woodman, Faithful Fictions (Buckingham: Open University Press, 1991), 70.
3.
Les avis sont partagés quant à l'origine du mot, comme l'explique un spécialiste de la question: “There is no consensus among scholars as to the origin of “kitsch”. Some believe that it derives from the English “sketch”, mispronounced by the Germans, while others link it to the German verb verkitschen (to make cheap). Ludwig Giesz maintains that the origins of “kitsch” can be traced to the German verb kitschen, meaning [...] literally, “to collect rubbish off the street”. There have been speculations that “kitsch” comes from the inversion of the French chic. The experts do, nevertheless, agree that ever since the word was coined, in the second half of the nineteenth century, it has borne distinctly negative connotations.” Tomas Kulka, Kitsch and Art (University Park, Pennsylvania: The Pennsylvania State University Press, 1996), 18-9. A ces acceptions, Jacques Sternberg ajoute une interprétation supplémentaire de l'allemand verkitschen, qu'il rend parvendre en sous-main, refiler, sens sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans la deuxième partie de ce travail. Jacques Sternberg, Les chefs d’œuvre du kitsch (Paris: Éditions Planète, 1971),
9.

 

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le cinéma [4], l’art contemporain (on pense aux créations des Français Pierre et Gilles), la haute couture, les édulcorations à la Walt Disney, les souvenirs de vacances miniaturisés (sur supports plastiques ou réalisés par assemblage de coquillages), les nains de jardin et les délires marmoréens qui peuplent les allées du Père Lachaise. On trouve des versions littéraires du kitsch dans la poésie saccharinée, les romans de hall de gare et leurs variantes à l’eau de rose, tous les avatars contemporains du mélodrame qui ménagent une place de choix à l’excès d’émotions faciles.

“Excès”, “facile”, deux mots qui n’ont rien d’innocent et qui attestent les propensions du kitsch à susciter des réactions viscérales, des prises de positions forcément subjectives. Ces deux termes sont récurrents dans la polémique qui oppose ses apôtres et ses détracteurs, tant il est vrai que le kitsch constitue une nébuleuse, un phénomène qui échappe à toute classification tout en occupant diverses sphères. Dans le sillage du romancier allemand Hermann Broch, pour qui “Le Kitsch est le mal dans le système des valeurs de l’art” [5], Alan Greenberg, dans un essai intitulé “Avant-garde et kitsch”, et Saul Friedländer [6] s’attachent à voir dans le kitsch la clé de voûte esthétique et rhétorique sur laquelle est venue s’appuyer la propagande nazie. Milan Kundera, dans la sixième partie de L’Insoutenable légèreté de l’être, ainsi que dans un discours publié dans le magazine New York Review of Books s’attache également à analyser les abus auxquels le kitsch peut être soumis dans un contexte totalitaire, et plus particulièrement sous le régime communiste d’avant la Glasnost [7].

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4. Le succès du film du Canadien James Cameron, Titanic, qui bat des records d'entrées en France comme dans de nombreux autres pays occidentaux après avoir remporté une multitude de récompenses à Hollywood, se fonde largement sur un recours systématique aux deux catégories principales du kitsch, à savoir le sweet kitsch (s'appuyant sur une exaltation édulcorée de la vie et de l'amour) et le sour kitsch (dont les ressorts principaux sont la mort et la souffrance). L'intrigue repose sur une structureromantique (au sens anglais du terme) et mélodramatique qui ne recule pas devant une exploitation esthétisée de la mort. L'ensemble fait également flèche de tout bois en recourant à divers schèmes, topoi et archétypes de la culture occidentale, dont l'accumulation nostalgique est destinée à produire une saturation affective et par là même à annihiler toute distance critique.
5.
Rapporté par l'Italien Gillo Dorfles dans son excellent ouvrage Le Kitsch: le catalogue raisonné du mauvais goût. Paris: Presses Universitaires de France, 1978 (1968), 71.
6.
Article reproduit dans le recueil de Gillo Dorfles mentionné ci-dessus. Ibidem, 122-34. Saul Friedländer est l'auteur d'un ouvrage intitulé Reflections of Nazism: An Essay on Kitsch and Death (New York: Harper and Row, 1984), dont l'essentiel est reproduit dans un article intituléKitsch and the Apocalyptic Imagination publié dans Salmagundi 85-86 (hiver-printemps 1990), 201-206.
7.
Kundera, Milan, L'Insoutenable légèreté de l'être, traduit du tchèque par François Kérel. Paris: Gallimard, 1984, 301-51. Dans cette partie intituléeLa Grande Marche, Kundera dénonce le kitsch sans appel, au moyen de formules saisissantes: “Au royaume du kitsch s'exerce la dictature du cœur” (315).
Milan Kundera, “Man Thinks, God Laughs”, The New York Review of Books, 32.10 (13 juin 1985), 11-12.

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D’autres commentateurs se sont intéressés non plus spécifiquement aux utilisations et détournements du kitsch, mais à son statut esthétique, ce qui a conduit Matei Calinescu ou encore Philip Crich à concevoir ce phénomène comme une forme d’anti-art (Crich parle même de parasitisme) [8]. Sans se prononcer de manière aussi subjectivement catégorique, Tomas Kulka consacre un volume au problème du statut esthétique du kitsch et, sans crier au parasitisme ni à la tromperie, conclut à une autonomie fondamentale: le kitsch n’est ni de l’anti-art, ni du mauvais art, mais jouit d’un statut autonome, constitue un genre à part, existe in sui generis (Kulka 115). Il n’y a que le Français Jacques Sternberg, dans Les chefs-d’œuvre du kitsch, catalogue enthousiaste des manifestations quotidiennes de ce phénomène protéen, aux yeux de qui le kitsch puisse trouver grâce, à travers une apologie de l’abondance et de l’excès [9].

Cette composante majeure de l’art contemporain n’a pas été l’objet d’un traitement attentif, en France. Toutefois, il est évident qu’elle a déjà fait couler beaucoup d’encre à l’étranger, et notamment dans les pays anglo-saxons. Cependant, les manifestations du kitsch ont le plus souvent été étudiées dans le domaine des arts plastiques ou graphiques, et plus rarement en matière de littérature. Il n’y a guère que Tomas Kulka qui s’attache à mettre au jour les constantes techniques (thématiques, génériques, narratives, voire rhétoriques) du kitsch pour brosser en deux pages une esquisse de ses principaux marqueurs. Or, dans la multitude de traits qui alimente la nébuleuse kitsch, certaines constantes apparaissent clairement, comme l’excès, l’imitation, le sentimentalisme, la nostalgie, la facilité. Nous retiendrons les principales d’entre elles (l’excès, l’imitation et la facilité) pour tenter de souligner comment, dans le corpus de romans catholiques contemporains qui nous concerne, elles convergent vers la mise en avant de l’émotion comme voie de recherche d’une extase, d’un moyen de dire l’innommable, d’entrevoir le sublime.

Certes, l’excès n’est pas l’apanage du roman catholique, ni une composante exclusive du kitsch. Cependant, les romans catholiques contemporains affichent une tendance à l’emphase et à l’hyperbole sous toutes ses formes qui prend une coloration résolument catholique et se retrouve dans des textes du début du siècle. C’est notamment le cas de

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8. Calinescu, Matei, Five Faces of Modernity: Modernism, Avant-Garde, Decadence, Kitsch, Postmodernism (Durham: Duke University Press, 1987); Crich, Philip, “Kitsch”, British Journal of Aesthetics 23.1 (hiver 1983), 48-52.
9.
L'auteur s'intéresse aux débordements du kitsch qui viennent agrémenter une époque triste, plate et réaliste au moyen d'un peu d'insolite, d'inattendu, voire de merveilleux, et passe en revue les domaines de prédilection de ce qu'il semble considérer comme une forme artistique à part entière: la vie quotidienne, les arts plastiques, la pornographie, les spectacles, la presse et la publicité.
Sternberg, op. cit.

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l’œuvre de Ronald Firbank, et particulièrement de son fameux Valmouth [10]. Il est courant d’associer Firbank à une emphase et à un maniérisme que l’on serait tenté de qualifier de précieux, voire de kitsch, mais pour des raisons qui ne sont pas toujours convaincantes. Firbank est avant tout un satiriste, qui accumule les pieds-de-nez adressés à une société édouardienne frileuse et conservatrice, par le biais d’une ironie tapageuse et d’une fascination à peine voilée (à l’instar de son contemporain Saki) pour les manifestations d’une sexualité considérée comme déviante. Il prend ainsi pour cible les représentants de la société bien-pensante de l’époque, notamment les membres de la bourgeoisie et de l’aristocratie catholiques. Bien souvent, il semble que chez Firbank les manifestations kitsch soient utilisées à des fins satiriques, mais la fascination de l’auteur pour le mauvais goût et la débauche ornementale est trop obsédante pour être un simple symptôme de rejet. L’excès kitsch des romans de Firbank est lié à un goût marqué pour la boursouflure, qui se traduit par une langue très raffinée, voire ampoulée, le tout aboutissant à un effet assez proche de ce qui est communément appelé style pompier. Dans le petit monde de Valmouth, évoluent les membres oisifs et passablement dégénérés de l’aristocratie catholique, univers d’ombrelles et de dentelles dans lesquels les personnages agissent et s’expriment avec préciosité. Cet excès de maniérisme confine le plus souvent à l’artificialité (“Here and there, an orchard, in silhouette, showed all in black blossom against an extravagant sky.” [Firbank 6]) et entraîne certains dérapages potentiellement métafictionnels longtemps avant la lettre, comme l’atteste l’adjectif “extravagant”, dans la citation précédente, qui souligne si pertinemment, sous forme d’auto-commentaire, le mode de fonctionnement des descriptions à la Firbank. L’excès, lié à la répétition de l’élément catholique, est présent dans de nombreux passages, comme le montre la longue phrase suivante, véritable synecdoque du style firbankien: “Glancing nervously at the unostentatious (essentially unostentatious) font, Mrs Thoroughfare swept softly over a milky-blue porcelain floor (slightly slithery to the feet) to where her pet prie-dieu, laden with pious provender like some good mountain mule, stood waiting, ready for her to mount, which with a short sigh she did” (Firbank, 74).

Dans cet énoncé, le choix d’un lexique rare, voire archaïque (“provender”) ailleurs prolongé par le recours à des emprunts lexicaux à d’autres langues (au premier rangs desquelles le latin, le français et l’italien), associé à un goût que l’on pressent immodéré pour la nuance et le détail (“a milky-blue porcelain floor”), s’appuient sur des procédés cumulatifs et dilatoires qui, par le biais de la multiplication de segments appositifs et de comparaisons, font éclater la syntaxe et allongent la phrase dans des proportions qui lui font friser le ridicule, transformant l’ensemble en parodie d’énoncé “périodique” (dans l’acception que les rhétoriciens anglais donnent à cette épithète). Par ailleurs, la tendance

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10. Firbank, Ronald, Valmouth and Other Stories. Ware, Hertfordshire: Wordsworth Classics, 1996 (1919).

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digressive qui apparaît dans ce bref extrait est à l’image de l’intrigue du roman dont toute une série de détours et circonlocutions narratives viennent brouiller la linéarité, menaçant ainsi toute perception immédiate de l’ensemble. Ce type d’excès narratif est toutefois partiellement compensé par la présence d’un narrateur que l’on serait tenté de qualifier d’envahissant, tant il guide le lecteur dans son interprétation, lui laissant une marge de manœuvre fort réduite et recourant de manière systématique (comme le souligne la multiplication des parenthèses dans l’extrait cité ci-dessus) au telling, en dépit de la grande place réservée aux dialogues. D’un point de vue plus précisément thématique, l’excès se manifeste à travers un penchant pour le surnaturel (incubes et succubes sont convoqués sans ambages par certains personnages résolument excentriques [Firbank, 29]), pour les sentiments amoureux exacerbés (et ce en parfaite conformité avec le genre auquel le sous-titre, A Romantic Novel, renvoie sans ambiguïté), ainsi que pour un mélange de l’érotique et du religieux, comme l’atteste la conclusion d’une autre longue nouvelle de Firbank, Concerning the Eccentricities of Cardinal Pirelli, qui se clôt sur l’hommage funèbre qu’une dame bien intentionnée n’hésite pas à rendre à la dépouille nue du cardinal éponyme, après une nuit de délires érotiques: “She stopped to coil her brier-wood chaplet about him in order that he might be less uncovered. ‘It’s wonderful what us bits of women do with a string of beads, but they don’t go far with a gentleman.’ ” [11]. Dans ces textes, l’excès sous toutes ses formes — représentées et représentantes — est associé à l’élément catholique pour mettre en avant, au-delà de la vocation satirique, une fascination pour le mauvais goût, le chic à rebours, en un mot le kitsch catholique.

Cette obsession pour le mauvais goût et la surcharge se retrouve dans des romans beaucoup plus récents, lorsqu’il est question de camper un décor réaliste dans lequel vont évoluer les membres de la communauté. La narration n’hésite pas à s’effacer au profit de la description pour proposer des arrêts sur images, véritables vignettes qui viennent émailler le texte, grâce auxquels le spatial devient une modalité du psychologique, de l’affectif, du potentiellement spirituel: “He tried to fix his attention on the statuette of the Virgin Mary on the mantelpiece; he had brought it back from Andorra as a present three years ago and liked it so much that each time he looked at it he regretted not having kept it for himself. The body was not essentially much more than an elongated cone, but the face was acquainted with grief [...] her expression couldn’t make you cry because she’d reached the stage past that animal relief. What could make you cry would be the picture of her as Madonna, and as he thought of it he discovered his eyes moistening” [12].

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11. Firbank, “Concerning the Eccentricities of Cardinal Pirelli”, Valmouth and Other Stories op. cit., 192.
12. Braine, John, The Jealous God. Londres: Eyre and Spottiswoode, 1964, 145-6.

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Cette évocation, tirée d’un roman peu connu de John Braine, trouve des prolongements dans des textes beaucoup plus récents, tel Therapy de David Lodge, où le narrateur se laisse aller à la nostalgie en évoquant la culture et, partant, l’hagiographie et l’iconographie communautaires des années cinquante. Le passage qui suit décrit la première rencontre entre le narrateur-protagoniste et son amour d’adolescence: “I asked her what her name was. ‘Maureen.’ ‘Mine’s Lawrence.’ ‘Turn me over,’ she said, and giggled at my blank look. ‘Don’t you know the story of Saint Lawrence?’ I shook my head. ‘He was martyred by being slowly roasted on a gridiron,’ she said. ‘He said, “Turn me over, this side is done.” ’ ‘When was that?’ I asked, wincing sympathetically. ‘I dunno exactly,’ she said. ‘Roman times, I think.’ ” [13]

Dans ces lignes, la distance comique introduite par le narrateur souligne le caractère certes exotique, mais surtout grotesque, voire impudique de la manifestation ostentatoire du privé communautaire dans la sphère publique d’une société sécularisée: la veine hyperbolique dont découlent la plupart de ces descriptions a tendance à rendre poreuse la frontière qui sépare mauvais goût et obscénité.

L’outrance kitsch se retrouve par ailleurs dans la plupart des romans catholiques, dont les structures narratives empruntent largement à la romance et au mélodrame. Frederick Rolfe (plus connu sous le pseudonyme de Baron Corvo), dans The Desire and Pursuit of the Whole, A Romance of Modern Venice, n’hésite pas à recourir au thème du travestissement et de l’androgynie pour faire triompher les valeurs du cœur et des amours homosexuelles, tout en sacrifiant aux règles les plus élémentaires de la morale édouardienne [14]. Quelques années plus tard, c’est Graham Greene qui, dans nombre de ses romans et dans The End of the Affair notamment, imagine des situations extrêmes et éminemment mélodramatiques. Il met en scène le topos du sacrifice sexuel, au moyen du pacte que Sarah Miles, la protagoniste féminine du roman, passe avec Dieu en échange de la vie de l’homme qu’elle aime [15]. Evelyn Waugh, dans Brideshead Revisited, paradigme du roman catholique contemporain, s’attache à sonder les relations conflictuelles qui opposent amour divin et amour humain. Le pathétique culmine dans une scène de conversion in extremis, faisant triompher la thématique du renoncement [16]. Dans Paradise News, David Lodge marche sur les traces de ces illustres prédécesseurs, lorsqu’il fait s’opposer mélodrame eschatologique et romance, à

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13. Lodge, David, Therapy. Harmondsworth: Penguin Books, 1996 (1995), 229.
14. Rolfe, Frederick, The Desire and Pursuit of the Whole, A Romance of Modern Venice. Oxford: Oxford University Press, 1986 (1908).
15. Greene, Graham, The End of the Affair. Harmondsworth: Penguin Books, 1962 (1951).
16. Waugh, Evelyn, Brideshead Revisited, The Sacred and Profane Memories of Captain Charles Ryder. Harmondsworth: Penguin Books, 1962 (1945).

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grand renfort d’invraisemblances et de manifestations miraculeuses, mettant en danger le fonctionnement réaliste mis en place dans les premières pages du roman [17]. Dans les textes évoqués ci-dessus, par le truchement d’une veine sentimentale fondée sur l’excès, apparaissent nombre de conventions de la littérature populaire qui, de Dickens jusqu’à Lodge, satisfont les attentes affectives d’un lectorat varié. Les manifestations thématiques et formelles du kitsch catholique trouvent également une expression insolite dans des textes récents qui ménagent une place de choix à des stratégies métafictionnelles.

La métafiction n’est certes pas l’apanage du roman catholique britannique. Cependant, dans de nombreux textes récents (et moins récents aussi, si l’on considère le premier roman de Muriel Spark, The Comforters, publié en 1957 [18]), les procédés métafictionnels sont utilisés dans un but de transgression (dans le cadre d’une esthétique globalement réaliste) mais à des fins d’interrogation métaphysique, voire ontologique. Ce type de fonctionnement peut être observé dans Polonaise de Piers Paul Read, ou encore dans How Far Can You Go? de David Lodge (Ganteau, 97 et 98). Chez Spark et chez Lodge, les potentitalités subversives de la métalepse, ainsi que son utilisation répétitive, frisant la saturation, contribuent à la mise en place d’une esthétique de l’hyperbole. L’excès narratif y est subordonné à l’évocation d’expériences et de vérités caractérisées par une grande intensité affective, voire spirituelle. Il peut être considéré comme la manifestation d’un sentimentalisme exacerbé et contribue manifestement à la mise en place d’une poétique de l’émotion. On peut être tenté de voir dans cette précellence de l’émotion un avatar de la suprématie que les romantiques accordaient aux vertus libératrices et édifiantes de l’imagination. Dans sa variante métafictionnelle, l’excès catholique reste un des paramètres fondateurs d’une esthétique du kitsch dans laquelle outrance et irrationnel vont nécessairement de pair.

L’imitation, ainsi que nous l’avons suggéré en introduction, est considérée comme l’une des caractéristiques fondamentales du kitsch. Dans les diverses analyses du phénomène, les notions largement négatives de copie et de plagiat apparaissent de manière récurrente, et certains théoriciens n’hésitent pas à parler de parasitisme, indiquant que le kitsch est dépendant de l’art authentique duquel il se repaît, et sans lequel il ne saurait exister (Crich 1983, 48). Sans cantonner le kitsch à des notions aussi étroites que celles de copiage, de contrefaçon, en un mot de servilité mimétique, il serait peut-être pertinent de s’interroger sur l’utilisation qu’il propose de la répétition et de l’imitation.

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17. Lodge, Paradise News. Londres: Secker and Warburg, 1991.
18. Spark, Muriel. The Comforters. Harmondsworth: Penguin Books, 1963 (1957).

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Le kitsch catholique — et la littérature qui l’accueille — exploitent une tradition, sans que l’on puisse à proprement parler les taxer de pillage. Les dettes sont parfois reconnues explicitement, à travers une mise à distance ironique du modèle initial — ce qui n’implique nullement le rejet de cette matrice — comme le montre le travail de David Lodge qui, dans son troisième roman, The British Museum Is Falling Down [19], propose de multiples pastiches de divers textes, structures, topoi et maniérismes du roman catholique traditionnel, dans le but avoué de s’affranchir de la paternité des romanciers qui ont nourri sa culture littéraire d’adolescent catholique. Ironiquement, grâce à la tonalité jubilatoire d’un roman dans lequel la satire vise plus une institution religieuse conservatrice que les manifestations littéraires qui lui sont attachées, le premier ouvrage comique de Lodge fonctionne comme un concentré de culture catholique et garantit l’identification nostalgique du lecteur initié. Les supports de cette reconnaissance sont variés et contribuent à la mise en place d’un réalisme générique clairement défini qui se fonde sur la reprise de stéréotypes, de clichés hagiographiques, d’emprunts à des textes bibliques et liturgiques, et plus largement à des structures caractéristiques, telles la comédie et la romance, mais aussi les récits de conversion et le mélodrame.

Dans How Far Can You Go?, Lodge joue sur les stéréotypes de la vierge et de la putain, à travers l’évocation schématique de deux personnages féminins, la blonde Angela et la brune Polly [20], véritables synecdoques féminines de la communauté catholique britannique des années cinquante. Les références à la martyrologie communautaire abondent également dans les textes du corpus (Braine 1964, 94), favorisant l’identification ou la reconnaissance du lectorat. Cependant, c’est au niveau structurel que l’imitation devient plus discrète, donc d’autant plus intéressante et efficace. Les romanciers contemporains et même postmodernes s’emploient en effet à recycler des structures, se re-situant ainsi dans le cadre d’une tradition à l’arrière-goût d’édification. C’est principalement à travers la référence au récit de conversion que le kitsch catholique se manifeste. Cette structure fondamentale, présente dans les textes néo-testamentaires dont se nourrit la culture communautaire, se retrouve dans la littérature d’édification catholique qui a fait florès dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, à l’époque où s’élaborait le canon du roman catholique. Au vingtième siècle, c’est Brideshead Revisited qui fait office de relais, de résumé et de stabilisation, dans la transmission de ce canon, repris par nombre de jeunes romanciers catholiques. C’est le cas de Piers Paul Read qui, dans des textes tels The Upstart ou encore A Married Man, s’inspire des modèles paulinien et augustinien pour mettre en scène des pécheurs invétérés qui finissent par être touchés par la grâce, au terme d’un itinéraire caractérisé par la

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19. Lodge, The British Museum Is Falling Down. Harmondsworth: Penguin Books, 1983 (1965).
20. Lodge, How Far Can You Go? Harmondsworth: Penguin Books, 1981 (1980), 14.

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turpitude [21]. Dans la plupart des cas, chez Waugh, comme chez Read, mais aussi chez Lodge (Lodge 1991), la conversion se décline sur le mode mélodramatique, avec le cortège de traits afférents: situations extrêmes, émotions intenses, invraisemblances diverses, liées à l’évocation de réalités ressortissant au numineux, notoirement délicates à représenter dans le cadre de textes généralement réalistes. Ce type de roman s’intéresse par définition à un réalisme socio-communautaire prenant pour objet le monde phénoménal, et c’est en ménageant une place non négligeable à la romance qu’ils tentent de représenter l’ineffable (Ganteau, 95). Dans de nombreux romans, le mouvement vers la conversion est sous-tendu par une structure comique (dans l’acception que les Britanniques prêtent à ce terme), si bien que les divers itinéraires problématiques culminent dans une fin heureuse, véritable commedia au sens religieux du terme, telle celle que l’on trouve à la fin de la Divine Comédie de Dante. Plus fondamentalement encore, le mythe chrétien, à travers ses promesses de vie éternelle, fonctionne selon une structure “comique” de base: celle de la bonne nouvelle, comme David Lodge le démontre dans Paradise News (Lodge 1991). Il est possible de constater que, dans la plupart des cas, le kitsch catholique joue de l’imitation moins dans un but de pillage que d’appropriation et d’enrichissement d’une tradition. Obliquement, au moyen des structures de la conversion, du mélodrame, de la romance et de la comédie, le roman catholique diffuse les valeurs intrinsèquement chrétiennes de la réconciliation et du pardon. Il est certes possible de déceler une nostalgie, voire un conservatisme, évidents dans l’exploitation de telles structures. Tout cela correspond certainement aux analyses que Gillo Dorfles donne du processus de “kitschisation du mythe” qu’il taxe de fétichisme — entre autres maux —, mais grâce auquel l’élément irrationnel et strictement affectif est mis au service du texte: “le kitsch recourt en priorité à des éléments irrationnels, fantasmatiques ou, si l’on veut, subconscients ou préconscients” (Dorfles, 57). Cette injection de l’irrationnel au détriment de la raison, cette résurgence d’une imagination romantique mise au service d’une tradition littéraire et religieuse est très certainement liée à une rhétorique spécifique, dans laquelle l’imitation se réduit à une répétition, à un martèlement de thèmes, de clichés et de topoi, comme l’exprime le même auteur, dans des propos dont il faudrait pondérer la sévérité: “La méthode qui préside à cette monotone articulation de vocables de la réalité est celle de la syntaxe primitive; elle rappelle le rythme régulier du tambour” (Dorfles 80). L’image du battement de tambour fonctionne à merveille pour proposer une synthèse des valeurs d’emphase et d’imitation qui sont les deux composantes fondamentales du kitsch analysées ci-dessus, à travers l’invariant de la répétition, et plus particulièrement de la répétition nostalgique.

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21. Read, Piers Paul, The Upstart. Londres: Secker and Warburg, 1973 et A Married Man. New York: Avon Books, 1981 (1979).

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Toutefois, pour revenir aux notions de copiage et de redoublement qui nous concernent plus directement, peut-être conviendrait-il de proposer une réévaluation de la démarche kitsch, en matière d’imitation. Aux accusations de parasitisme (Crich 1983), de malhonnêteté selon Broch, Greenberg et bien d’autres (Dorfles 1978), ou encore de galvaudage, pour reprendre les termes de Gillo Dorfles (Dorfles 1978), nous serions tenté de substituer celle de colportage. C’est en effet par colportage que le kitsch catholique permet de littéralement transporter des valeurs culturelles et communautaires, de les transmettre par la mise en place d’une “syntaxe primitive”, de les véhiculer en les “fourguant” (voir l’étymologie allemande et le sens de verkitschen, qui signifie “fourguer/refiler”). C’est par le porte-à-porte, c’est-à-dire par la répétition lancinante et minutieuse, que ce processus est mis en place, en un martèlement ininterrompu. Surtout, c’est de manière oblique et détournée (sous le manteau si l’on peut dire) que les colporteurs propagent une culture et les valeurs (esthétiques, morales, voire religieuses) qui lui sont propres. Par ailleurs, le colportage est généralement associé au commerce de marchandises en petite quantité, et de moindre qualité, dont la consommation est assurée par une clientèle de petites gens. C’est dans cette acception que s’entend l’expression “littérature de colportage”, qui renvoie aux ouvrages populaires diffusés par des colporteurs, du seizième au dix-neuvième siècles. L’instrumentalisation du kitsch dans la littérature catholique permet la mise en place d’une poétique de l’imitation, de l’insistance, de la répétition, caractérisée à bien des égards par une nostalgie et par un désir de retour (à une tradition et à des valeurs-clés, notamment), qui se fonde sur la pratique du colportage d’articles de peu de valeur apparente, que les Britanniques qualifieraient vraisemblablement de cheap (en prenant en compte toutes les connotations et effets de sens du terme). Cette activité a pour but la mise en place d’une propagande discrète [22], dans laquelle ce qui est apparemment de l’ordre de la bimbeloterie et du clinquant cache ironiquement des valeurs esthétiques, morales et religieuses fondamentales et inaliénables. Elle est d’autant plus irrésistible qu’elle fait de la facilité son arme de prédilection.

La facilité est l’une des constantes sur lesquelles reviennent nombre des auteurs qui se sont intéressés aux manifestations du kitsch, au premier rang desquels Milan Kundera, dans la sixième partie de L’Insoutenable légèreté de l’être. Dans ce texte éminemment polémique, cité par la plupart des théoriciens du kitsch, l’auteur souligne l’utilisation pernicieuse du kitsch par la propagande communiste, dans les pays d’Europe de l’Est, dans

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22. Pour plus de précisions sur l'utilisation du kitsch  à des fins de propagande, voir les articles de Saul Friedländer notamment (pour ce qui concerne la propagande nazie) et de Milan Kundera (au sujet de son équivalent stalinien) tous deux mentionnés supra.

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les années soixante. Il en donne pour exemple la mise en scène des célébrations officielles du premier mai: “La fête du 1er mai s’abreuvait à la source profonde de l’accord catégorique avec l’être. Le mot d’ordre tacite et non écrit du cortège n’était pas “Vive le communisme!” mais “Vive la vie!”. La force et la ruse de la politique communiste, c’était de s’être accaparé ce mot d’ordre. C’était précisément cette stupide tautologie (“Vive la vie!”) qui poussait dans le cortège communiste des gens que les idées communistes laissaient tout à fait indifférents” (Kundera 84, 313) [23].

On voit bien ce que Kundera entend par “facilité”. Il s’intéresse à son effet de lobotomisation métaphorique des masses, et analyse les modalités de sa mise en place en se fondant sur le galvaudage et le recyclage des mythes et rituels d’origine religieuse, et plus particulièrement chrétienne. Certes, l’imitation de modèles clairement identifiés par le lectorat est au centre de cette facilité, car elle installe le lecteur en terrain connu, potentiellement conquis, elle rassure par le sentiment de reconnaissance. La répétition de modèles entraîne ainsi le plus souvent le lecteur à s’installer dans une forme de “confort intellectuel”, pour citer une fois encore Gillo Dorfles (Dorfles 1978, 12). Le lecteur des récits de conversion de Piers Paul Read, même s’ils mettent en scène une forme euphémisée de conversion qui tient peut-être plus précisément de l’amendement (notion qui convoque des textes tels The Upstart, A Married Man ou encore Polonaise) [24], ne sont pas sans évoquer en filigrane la structure canonique de Brideshead Revisited, renvoyant elle-même à l’ensemble du corpus de la littérature de conversion de la fin du siècle dernier. Il en va de même pour les romans de John Braine, connu comme romancier de la colère. Ses textes les plus célèbres, s’attachant à décrire l’itinéraire et l’ascension sociale de Joe Lampton (Room at the Top et Life at the Top) [25], quand bien même ils sont caractérisés par une grande discrétion pour ce qui concerne la thématique catholique, se re-situent également (de

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23. Deux pages plus tôt, le narrateur a défini ce qu'il entend paraccord catégorique avec l'être en des termes qui n'admettent aucune équivoque: “Il s'ensuit que l’accord catégorique avec l'être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n'existait pas. Cet idéal esthétique s'appelle le kitsch (Kundera 84, 311). On peut constater dans ces lignes combien, pour Kundera, la notion de kitsch s'oppose radicalement à celle de réalisme, combien elle semble exclure toute prise en compte du principe de réalité. Nous verrons plus loin comment elle peut être mise au service d'un autre type de représentation, dans les dernières pages de ce travail.
24.
Op. cit. et Piers Paul Read, Polonaise. Londres: Secker and Warburg, 1976.
25.
Room at the Top se clôt dans une atmosphère de contrition, le narrateur-protagoniste récitant les mots d'un cantique. John Braine, Room at the Top. Harmondsworth: Penguin Books, 1959 (1957), 233. Life at the Top se termine par un retour au bercail et le rejet de valeurs matérialistes, après un itinéraire moral parsemé de multiples détours et autres incartades.
John Braine, Life at the Top. Harmondsworth: Penguin Books, 1965 (1962).

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manière certes euphémisée), dans la grande tradition des récits de conversion, et voient triompher les valeurs du bien dans la clausule. Dans tous ces textes, la reconnaissance d’une structure crée des lignes d’attente, en cours de lecture, qui sont scrupuleusement respectées en fin de parcours, ce qui a pour conséquence de verrouiller le texte en gratifiant le lecteur d’un haut degré de conformité par rapport à une structure de base. Le désir et le plaisir de la reconnaissance fusionnent ainsi dans une impression généralisée de congruence, tant il est vrai que le kitsch se nourrit de facilité.

La gratification de attentes du lecteur, comme nous avons eu l’occasion de le souligner ailleurs (Ganteau 1996), va souvent de pair avec un haut degré de clôture textuelle: il est en effet notoirement déstabilisant, pour le lecteur, de se voir refuser une fin claire et… définitive. Les romanciers catholiques, praticiens du kitsch, l’ont bien compris qui font culminer la plupart de leurs romans dans des clôtures ostentatoires. La plupart des romans catholiques (à l’exception de ceux qui souhaitent manifester leur opposition à la tradition et aux valeurs de la communauté en refusant la clôture et projetant le lecteur dans l’incertitude d’un après du texte qui reste à écrire) respectent la convention de la clôture ostentatoire. Il faut voir ici encore une manifestation de la comédie, au sens religieux du terme, dans la mesure où les fins de romans sont le plus souvent heureuses, et font triompher des valeurs telles que la justice. Que les coupables soient condamnés, que l’adversité soit vaincue, que les efforts soient récompensés, que les bons aient accès au paradis, telle est l’essence des attentes du lecteur, et l’une des manifestations du kitsch catholique consiste à combler ces attentes, de manière à faire triompher les valeurs de la congruence. Une lecture de Paradise News, de David Lodge, permettra d’illustrer cette notion. Tout au long du roman, le protagoniste, Bernard Walsh, prêtre défroqué, malmené par l’existence, modèle d’humilité et de bonté, hanté par un complexe de frustrations, affronte vaillamment l’adversité. Il est récompensé de ses efforts dans les dernières pages du roman où il devient riche, retrouve la femme qu’il aime, et aussi la foi. Certes, la fin du roman frise l’invraisemblance et compromet le fonctionnement réaliste d’un texte qui se donne à lire comme tel dès l’incipit. C’est probablement pour cette raison qu’il a été assez mal accueilli, surtout en Grande-Bretagne, par une critique qui s’est plu à voir dans ce texte une œuvre strictement alimentaire, ne mettant que très rarement l’accent sur l’instrumentalisation de la romance et du mélodrame à des fins d’identification à une tradition et d’interrogation spirituelle. Paradise News fleure la facilité et la littérature de hall de gare parce qu’il constitue une variation sur une structure de base facilement identifiable dans la culture occidentale, largement (même si c’est indirectement) nourrie de souvenirs bibliques. Ce roman est en effet une adaptation des Béatitudes prononcées par le Christ lors du Sermon sur la

 

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Montagne (Matthieu 5, 1-10). Dans cette fin de roman, imitation, clôture euphorique et justice viennent se surdéterminer pour gratifier le désir de congruence du lecteur (Lodge 1991).

Le sentiment de congruence se nourrit également de la notion afférente de certitude. Le doute est une position affective beaucoup trop inconfortable pour recueillir la faveur du lectorat, et les romanciers catholiques ne s’y trompent pas, qui utilisent la prédilection du kitsch pour la certitude. Entraîner le lecteur sur le terrain d’une structure ou d’un hypotexte connus, lui faire emprunter des sentiers battus, en un mot susciter une nostalgie relève d’une stratégie de dissolution du doute. Clore un texte dans un sentiment de stabilité ostentatoire va dans le même sens. Pour les romanciers catholiques, l’utilisation du kitsch passe par un rejet de l’ambiguïté et la promotion de certitudes inébranlables, garantissant une reconnaissance et une satisfaction immédiates, et jouant des vertus séductrices de la congruence. C’est ce qui a poussé certains commentateurs, inspirés par une critique marxiste des manifestations kitsch dans la société de consommation, à parler d’une complaisance kitsch, en des termes passablement caustiques: “In kitsch, deliberation and indulgence walk hand in hand, as courtier and courtesan. Flattery is its essence.” (Crich 1983, 12). Dans le même article, le kitsch est analysé en termes d’hédonisme, comme l’indiquent les mots suivants: “Kitsch is the great hedonist vehicle of our time, a parasite now grown to Leviathan maturity, while the host on which it feeds remains comparatively small” (Crich 1983, 52). Complaisance, hédonisme, consommation et satisfaction immédiates, autant de modalités du sentiment de congruence liées aux manifestations du kitsch. Il est intéressant de constater que Milan Kundera trouve les origines de cette congruence dans le plus fameux des hypotextes bibliques, à savoir la Genèse: “Derrière toutes les croyances européennes, qu’elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d’où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique avec l’être” (Kundera 1984, 311).

C’est bien de croyances (et dans un contexte explicitement religieux) que parle Kundera. C’est bien une croyance, épurée jusqu’à épouser un statut de pure évidence, qu’il évoque dans sa glose: “accord catégorique avec l’être”. Dans ces lignes, le kitsch est analysé comme émanation d’origine strictement religieuse, utilisée à des fins potentiellement (mais non exclusivement) religieuses. C’est ainsi que l’entendent vraisemblablement les romanciers catholiques qui recourent à l’aspect ostentatoirement décoratif du kitsch, à ses qualités nostalgiques, à ses fonctions de colportage, ainsi qu’à ses apparences bon marché, prédigérées, qui flattent les appétits du lecteur pour faire triompher la congruence. Au bout du compte, cette congruence est largement sous-tendue par un guidage relativement strict du lecteur. Que les narrateurs des romans catholiques soient

 

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envahissants (obtrusive) ou non, que ces textes soient caractérisés par un mode de présentation en telling ou en showing n’a que peu de pertinence immédiate. Le recours à des topoi du genre, de même que l’utilisation de structures et hypotextes canoniques ont pour effet de mettre en place un contrôle efficace, quoique détourné, de la sympathie du lecteur qui, sans renoncer systématiquement à son libre arbitre, a le loisir de goûter le confort de la congruence.

Excès, imitation, congruence, autant de traits caractéristiques du kitsch tel qu’il est utilisé et recyclé dans les romans catholiques. Or, il semblerait que l’invariant qui se profile derrière ces manifestations soit à rechercher du côté du sentiment, de l’irrationnel, de l’imagination romantique, en un mot de l’émotion. C’est ce que suggère Robert C. Solomon, dans un article intitulé “On Kitsch and Sentimentality” [26], l’un des rares textes à proposer une apologie du kitsch et à passer en revue les arguments de ses contempteurs. Solomon postule et démontre que le procès qui est fait au kitsch (en termes d’esthétique mais aussi de morale) est lié à une méfiance et à un mépris constants envers le sentiment et les émotions qui ont valeur de doxa depuis le milieu du dix-huitième siècle (Solomon 1991, 2). Il procède ensuite à une défense de l’émotion, du sentiment et du sentimentalisme comme composante fondamentale de la culture et de la littérature britanniques, dont le rejet serait afférent à une honte étroitement puritaine (Solomon 1991, 9). En un mot, pour Solomon, la mauvaise réputation infligée au kitsch est directement liée à sa composante sentimentale qui n’a plus vraiment droit de cité dans un âge qui a vu triompher positivisme et matérialisme.

Par ailleurs, le corrélat le plus direct de cette priorité de l’émotion est certainement à rechercher dans la composante nostalgique du kitsch et des textes qui en accueillent les manifestations. La nostalgie dans laquelle baignent les romans catholiques est celle d’une certitude, d’une clôture, voire d’un verrouillage du sens. A une époque où le texte fragmenté et suspensif tend à exprimer une perte et une fuite, le roman catholique évoque, même à travers des manifestations apparemment transgressives et déstabilisantes (métafiction, dialogisme), une nostalgie de la certitude. A l’heure où la plupart des romanciers postmodernes accueillent la disparition des grands méta-récits fondateurs de la culture occidentale dans une attitude ambiguë où le regret se mêle au plaisir de l’émancipation, les romanciers catholiques utilisent les potentialités imitatives du kitsch pour recycler les mythes fondateurs du christianisme. Ce qui semble ressortir, dans les textes de notre corpus, c’est essentiellement la nostalgie d’une stabilité de nature certes épistémologique, mais surtout ontologique, un désir de confiance, d’assurance métaphysique, un phantasme de contact avec l’absolument stable: le numineux. C’est probablement ce qu’entrevoit A.S.

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26. Solomon, Robert C., “On Kitsch and Sentimentality”, Journal of Aesthetics and Art Criticism 49.1 (hiver 1991), 1-14.

 

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Byatt, dans un essai datant de 1979, en se penchant sur une des caractéristiques des romans britanniques postmodernes: “an awareness of the difficulty of “realism” combined with a strong moral attachment to its values, a formal need to comment on their fictiveness combined with a strong sense that models, literature and “the tradition” are ambiguous and problematic goods, combined with a profound nostalgia for, rather than rejection of, the great works of the past” [27].

La nostalgie catholique s’exerce par le biais d’emprunts aux genres potentiellement kitsch du mélodrame, de la comédie, et de la romance notamment, sélectionnés pour leurs affinités avec l’expression du religieux. Ironiquement, ces composantes à la tonalité et aux effets clairement conservateurs sont utilisés à des fins non point réactionnaires, mais résolument progressistes, car ils aboutissent plus à une recherche et à une projection qu’à un retour. Dans le roman catholique, l’émotion kitsch est instrumentalisée dans le cadre d’un désir de découverte, ce qui évoque les conclusions auxquelles Frédéric Regard aboutit dans son article “Penser, sentir, écrire”: “on ne saurait sous-estimer cette permanence de la question du feeling, dont l’avant-garde anglaise semble non seulement avoir repéré la puissance idéologique, mais avoir réalisé l’absolue subversion esthétique” [28]. Sans pour autant associer les romans catholiques abordés ci-dessus aux créations d’une quelconque avant-garde, il semblerait que l’on puisse suggérer, au terme de ce travail, que l’utilisation du kitsch n’y est subordonnée qu’instrumentalement à l’expression d’une nostalgie, que cette nostalgie y est dépassée par une recherche, une ouverture vers une signification potentiellement transcendante, mais pour lors insaisissable, qui tient plus de la lueur que de la clarté, de l’espoir que de l’espérance, du doute que de la foi (on pense à des textes tels que The Jealous God, Polonaise ou encore Paradise News). Quoi qu’il en soit, l’émotion est suscitée pour sa parenté irrationnelle avec la croyance, pour leurs vertus et caractéristiques connexes, le débordement kitsch étant constitutionnellement icônique de cette croyance.

En d’autres termes, en recourant au kitsch, c’est le problème de l’irrationnel et du sublime (avec ses notions afférentes de parousie, de déchirement du voile, de jaillissement du numineux) que ne cessent d’interroger les romanciers catholiques contemporains et postmodernes. Paradoxalement, comme le souligne Jean-François Lyotard, l’expression du sublime s’accommode parfaitement des entorse aux règles et canons du beau, ce qui semble indiquer une compatibilité avec le kitsch: “Les imperfections, les entorses au goût, la laideur

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27. Byatt, A.S., “People in Paper Houses: Attitudes to Realism and Experiment” in “English Postwar Fiction”, Malcolm Bradbury et Gerald Palmer, éd., The Contemporary English Novel. Londres: Edward Arnold, 1979, 34.
28.
Regard, Frédéric, “Penser, sentir, écrire. Quelques réflexions sur la notion de feeling dans l'histoire de l'esthétique britannique, Études britanniques contemporaines 9 (juin 1996),
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ont leur part dans l’effet de choc. L’art n’imite pas la nature, il crée un monde à côté.” [29] Comme l’explique l’auteur, analysant les théories de Burke, le sublime instrumentalise une nostalgie, la nostalgie d’une perte à venir: “le sublime est suscité par la menace que plus rien n’arrive” (Lyotard 1979, 104). C’est au moyen des potentialités subversives du kitsch qui, à travers ce qui est généralement désigné comme le mauvais goût, permet une convocation immédiate de l’émotion la plus crue et au-delà, de l’irrationnel, que les romanciers catholiques tendent vers la recherche d’une extase, d’un jaillissement, dont ils tentent de tracer les voies euphémisées et imparfaites dans le cadre de récits qui ménagent une place de choix à l’émotion. L’émergence de la croyance, ou de son corrélat, le doute (lorsque sont ébranlés athéisme et agnosticisme, lorsque le vertige métaphysico-ontologique devient possible), peut se produire alors, de loin en loin, dans un surgissement, où la congruence fustigée par Kundera abandonne ses potentialités galvaudantes pour faire place à l’évidence d’un sens qui, par-delà le moment moderniste, renvoie à l’extase romantique. C’est probablement ce qu’entend Lyotard lorsque, dans son analyse des toiles du peintre américain contemporain Barnett Newman, il rapporte les propos de l’artiste confronté à une manifestation (que l’on serait tenté de qualifier d’ostention) de l’imprésentable: “Debout devant le tumulus de Miamisburg [...], j’étais confondu [...] par le caractère absolu de la sensation, par cette simplicité qui allait de soi” (Lyotard 1979, 115). Le kitsch est une des réponses que les romanciers catholiques postmodernes (s’inscrivant dans une tradition littéraire et la recyclant sans en rejeter l’identité profonde) ont choisi pour accommoder le mode réaliste, de manière à passer d’un réalisme strictement phénoménal à la représentation d’un autre type de réalité, liée à la recherche d’une lueur de transcendance. C’est pour ses potentialités parousiques, ses tentatives pour renouer avec une stabilité ontologique et, partant, épistémologique dont il pleure la dissolution et s’efforce d’entrevoir à nouveau l’essence, que le kitsch a droit de cité dans la littérature religieuse. Grâce à une dé-hiérarchisation des formes caractéristique de la littérature postmoderne, en mélangeant l’ambitieux et le populaire, le canonique et le mauvais goût, le kitsch est mis à profit pour dynamiser, prolonger et enrichir la mimésis, et l’adapter aux exigences d’une autre forme de réel, celles d’un “monde à côté”.

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29. Lyotard, Jean-François, “Le sublime, à présent”, Poésie 34 (1986),- 102.

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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)