(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

 

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Structures schizomorphes et névrose obsessionnelle:
le cas Sherlock Holmes.

Nathalie Jaeck

Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3

 

Les histoires de Sherlock Holmes ont été écrites au tournant du siècle, entre 1887 et 1927. La critique littéraire a déjà largement relevé les affinités qui unissent le détective et le psychanalyste: hystérophobie, cocaïnomanie, et surtout même talent pour une pratique thérapeutique qui consiste à opérer un retour dans un passé refoulé et problématique par l’intermédiaire de la cure orale. Pourtant, même si l’on utilise beaucoup le jargon psychanalytique pour interpréter les histoires holmésiennes, le lecteur se perd un peu dans la jungle des diagnostics. Paranoïaque ou schizophrène pour les uns, Holmes ne serait pour d’autres qu’un brillant thérapeute, à peine plus névrosé qu’il est de coutume dans la profession. Quant au lecteur, il garde de Sherlock Holmes l’image déconcertante d’un cocaïnomane maniaco-dépressif particulièrement lunatique. Il reste pourtant à étudier le cas en détail, à isoler véritablement les comportements déviants de Sherlock Holmes, en cherchant à les inscrire dans l’histoire du sujet.

Sherlock Holmes est d’abord un thérapeute hors pair, et l’antichambre du 221bis Baker Street ressemble fort à une salle d’attente freudienne. Tous ses clients souffrent d’une névrose caractérisée par une perte d’avoir: qu’il s’agisse d’un être cher, d’une pierre précieuse, ou d’un document d’importance internationale, ils ont tous perdu l’objet qui constituait leur raison d’être. Ils poussent donc la porte de la consultation au moment où cette perte d’avoir menace d’évoluer vers une angoisse à caractère psychotique caractérisée par une perte d’être. Privés de leur bon objet, absolument dévorés par leurs affects, menacés dans leur intégrité corporelle et psychique, ils offrent le spectacle d’un conflit névrotique, qui se manifeste tantôt par l’expansion, tantôt par la dépression du sujet.

 

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Chez les sujets en expansion, la perte d’être se symptomatise par une exubérance désordonnée et incontrôlable: leur corps se dilate, se déchaîne, s’échappe à lui-même, et désobéit visiblement aux injonctions du Surmoi. Victor Hatherley présente un cas paroxystique de cette expansion névrotique qui se résout en crise d’hystérie:

He gave me the impression of a man who was suffering from some strong agitation, which it took all his strength of mind to control. [...]
‘Oh, my night could not be called monotonous,’ said he, and laughed. He laughed very heartily, with a high, ringing note, leaning back in his chair and shaking his sides. All my medical instincts rose up against that laugh.
‘Stop it!’ I cried; ‘pull yourself together!’ and I poured out some water from a carafe.
It was useless, however. He was of in one of those hysterical outbursts which come upon a strong nature when some great crisis is over and gone. (“The Adventure of the Engineer’s Thumb”, 275.)

Il faut dire que chez lui, la perte d’avoir est une perte d’être au sens propre, puisque c’est son pouce qu’il a perdu, qui lui a été tranché. L’ingénieur s’efforce tant bien que mal de lui redonner sa position érigée en lui adjoignant une sorte de tuteur, “a twig” (275), brindille phallique qui vient rafistoler le pouce tranché, et dénoter le refoulement sexuel propre à l’hystérie, l’ambivalence par rapport au désir. A peine l’imaginaire invoque-t-il le sexe, que le Surmoi le sanctionne, le sectionne. Au lieu d’être investi de plaisir, il réactive l’angoisse de la castration, et Watson se complaît de façon masochiste à la description: “He unwound the handkerchief and held out his hand. It gave even my hardened nerves a shudder to look at it. There were four protruding fingers and a horrid red, spongy surface where the thumb should have been. It had been hacked or torn right out from the roots” (“The Adventure of the Engineer’s Thumb”, 275).

Chez les sujets en dépression, la perte d’être se manifeste au contraire par une neurasthénie généralisée: au lieu de se mettre en avant, le corps se creuse, s’amoindrit. Il se retire, défaille, refuse d’assumer ses fonctions vitales, et cet abandon rapproche dangereusement le sujet de la mort. Somatisée, la dépression nerveuse devient une dépression physique. Nombreux sont donc les clients qui tombent, qui s’affalent. L’entrée de Thorneycroft Huxtable est particulièrement spectaculaire. Directeur d’un pensionnat de prestige, il a perdu, égaré son élève le plus cher: “His first action, when the door had closed behind him, was to stagger against the table, whence he slipped down upon the floor, and there was that majestic figure prostrate and insensible upon our bearskin hearthrug” (“The Adventure of the Priory School”, 539).

 

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Après s’être affalé de tout son long sur le sol, Huxtable continue à s’effondrer encore morceau par morceau. La dépression, la chute et le temps tirent le visage vers le bas: “The heavy, white face was seamed with lines of trouble, the hanging pouches under the closed eyes were leaden in colour, the loose mouth drooped dolorously at the corners” (539). Cet affaissement très méticuleux du visage est le symptôme d’un refus de la vie, d’un abandon à la pesanteur qui se double d’ailleurs d’un rejet de toutes les fonctions vitales, puisque Huxtable a sombré dans l’anorexie et l’insomnie.

La perte d’avoir s’aggrave de la même façon en une perte d’être chez Percy Phelps dans “The Naval Treaty”. Jeune haut fonctionnaire, il fait partie des héros ascensionnels, nombreux dans les nouvelles, qui ambitionnent de s’élever plus haut que leur condition, de transcender la fatalité humaine grâce à leur esprit supérieur. Cette dynamique ascensionnelle est tout à coup inversée par une perte d’objet: le traité qui vient de lui être confié, et qui pourrait être le moyen de gravir une marche supplémentaire, lui est dérobé. Cette perte d’avoir entraîne une perte d’être fulgurante: sans son traité, Phelps non seulement n’a plus rien, ni travail, ni position sociale, mais il n’est plus rien, il dégringole l’échelle existentielle, il s’échappe à lui-même, et sombre dans un coma délirant. L’objet interne se trouve pendant plusieurs mois plus ou moins perdu, peu à peu sacrifié à la cause de l’objet externe. Une partie du Moi de Percy Phelps devient étrangère à lui-même, et il enclenche un processus régressif et aliénant de dépersonnalisation: “I don’t know what I did. I fancy I must have made a scene. [...] I had a fit in the station, and before we reached home I was practically a raving maniac. [...] Here I have lain, Mr. Holmes, for over nine weeks, unconscious, and raving with brain-fever. [...] In my mad fits I was capable of anything. Slowly my reason has cleared, but it is only during the last three days that my memory has quite returned” (“The Naval Treaty”, 454-455).

Il consulte Sherlock Holmes quand il a quelque peu repris possession de lui-même, mais il reste effondré, amoindri, dépressif: “The invalid sank back upon his cushions” (455). La chute physique vient ici encore renforcer la dépression mentale, et Phelps ne sera guéri que lorsque Holmes lui aura rendu son bon objet. Holmes ne se trompe d’ailleurs pas sur la nature de ce bon objet, et il le lui rend sous la forme de nourriture: succombant à son goût de la mise en scène, il cache le traité sous la cloche qui devait abriter leur repas, et marque symboliquement que le traité est pour Phelps un objet interne, constitutif de son être et donc reconstituant. Ce dernier se dépêche d’ailleurs de suivre le conseil du psychanalyste et de réintégrer le bon objet. Le langage structure ici encore le fonctionnement de l’inconscient, et la métaphore alimentaire permet de préciser le statut interne de l’objet: “He caught it up, devoured it with his eyes” (468). La vie lui revient au fur et à mesure qu’il digère la nouvelle et qu’il réinvestit l’objet de son désir, en l’intégrant au plus profond de son corps,

 

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“into the innermost pocket of his coat” (466). Guéri, il reprend du même coup possession de son avoir et de son être. Ici encore, le texte situe la guérison au moment du réinvestissement positif de sa sexualité par le patient. Dès lors qu’il a renoué contact avec l’objet de son désir, il peut quitter l’abstinence et retrouver l’usage de sa sexualité. Le verbe qu’emploie à trois reprises consécutives Watson pour décrire la parole de Phelps est révélateur:

“Surely the gate was open!” ejaculated Phelps. (466)
“The key!” ejaculated Phelps. (466)
“Joseph!” ejaculated Phelps. (467)

Phelps, viril de nouveau, peut désormais épouser son infirmière. On s’aperçoit aussi avec amusement que le message de Phelps, hors contexte, rejoint une interprétation classique. Il parle en effet de clé, de porte ouverte et du Père Suprême, et il semble que cette mésaventure de l’objet perdu ait permis à Phelps de se libérer de l’emprise paternelle, de vaincre les résistances de son Surmoi. La libido d’objet s’est déplacée vers une libido du moi, qui permet au principe de réalité de coïncider de manière moins conflictuelle avec le principe de plaisir.

Comme il en fait la preuve dans le cas de Percy Phelps, Holmes est un psychanalyste hors pair, il guérit à tour de bras, et quelques séances lui suffisent en général pour remonter à l’origine du conflit, retrouver le bon objet perdu, et redonner figure humaine à ses patients. Bon élève, il adapte à la détection trois concepts fondamentaux de la cure orale telle qu’elle est pratiquée par Freud, à savoir la séparation physique pendant le protocole de la séance, l’importance accordée aux détails, et la technique des associations libres.

Il commence par ne tolérer aucun contact entre lui et son client, et il adopte une attitude d’isolement, de repli sur lui-même. La position rituelle est la suivante: “Sherlock Holmes had been leaning back in his chair with his eyes closed and his head sunk in a cushion” (“The Adventure of the Speckled Band”, 261). Il baisse le rideau, rompt le contact, et sert ainsi un objectif d’effacement, de suppression de la censure: il y a quelqu’un, mais il n’y a personne, et ainsi le patient, qui ne se heurte à aucune individualité, peut laisser libre cours à la sienne.

Holmes, qui copie le protocole physique de la séance psychanalytique, accorde également une importance toute particulière aux détails du discours. Freud et Holmes revendiquent cette même capacité à traiter et à valoriser tout ce qui est communément tenu pour négligeable, tous les traits dédaignés ou inobservés, les rebuts ou déchets du discours. Le détail est point d’achoppement, intrusion du refoulé dans le conscient, porte d’entrée vers cet origine du trauma qui pousse patient ou client à consulter, passeport pour l’involution.

 

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Car dans les deux cas il s’agit d’opérer un retour dans un passé problématique dont la trace a été perdue, et ce par l’intermédiaire de la parole et de la mémoire du client-patient. Pour Holmes, le succès de la détection repose sur sa capacité qu’il appelle lui-même “analytique” à s’enfoncer à reculons vers l’origine du trauma: “There are few people, however, who, if you told them a result, would be able to evolve from their own inner consciousness what the steps were which led up to that reason. This power is what I mean when I talk of reasoning backward, or analytically” (A Study in Scarlet, 84).

La découverte d’éléments inédits, que le client-patient croyait ne pas connaître, et sur lesquels il tombe presque par hasard, se produit aux détours de ces remontées qui se doivent d’être toujours sinueuses, selon l’avis du détective comme du psychanalyste. Car le détour est plus profitable que la ligne droite, il faut se perdre un peu dans les méandres de la mémoire pour mieux se retrouver. Holmes encourage ses clients à se laisser glisser sans résistance dans tous les crochets de leur esprit, à faire confiance à ces libres sinuosités, apparemment non motivées, qui retardent le but convoité. Ils doivent lui dire, sans discernement arbitraire de leur raison, tout ce qui leur vient à l’esprit. On reconnaît là, bien entendu, la technique des associations libres développée par Freud dans le cadre de la psychanalyse. Il enjoint par exemple l’homme aux rats à “dire tout ce qui lui vient à l’esprit, même si cela lui est pénible, même si sa pensée lui paraît sans importance, insensée, et sans rapport avec le sujet [1] .

Dès lors, le patient “ignore souvent la langue qu’il parle” [2], et le langage qu’il articule n’est pas forcément reconnu: aidés par la connaissance de tous les cas antérieurs, connaissant la structure de cette langue fondamentale, Holmes et Freud peuvent relier ces signifiants à des signifiés déjà rencontrés. Il leur faudra ensuite conduire leur patient à passer outre son langage-écran, et à réinvestir de sens les indices.

Prenons rapidement l’exemple du discours de Robert Ferguson dans “The Adventure of the Sussex Vampire”. La version, particulièrement circonstanciée, qu’il raconte à Sherlock Holmes est la suivante: il a vu, de ses yeux, sa femme devenir une vraie furie, et sucer le sang de leur nouveau-né. Pourtant, il apparaît rapidement à Holmes comme au lecteur que cette histoire est un paravent, que les souvenirs de Robert Ferguson sont des souvenirs-écrans. Car le contenu manifeste du discours est émaillé de pensées latentes que Ferguson ne peut contrôler, et qui accusent implicitement son fils aîné d’un premier lit. Holmes essaie d’ailleurs d’éprouver les résistances de son client, et s’efforce de recentrer l’entretien sur ce fils, pour faire reconnaître à Ferguson qu’il est là en train de s’approcher de ses pensées latentes, qu’il “brûle”. Un autre discours force alors le contenu manifeste:

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1. Freud, Sigmund, Cinq psychanalyses. Paris: Presses Universitaires de France, 1954, 202.
2. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre III, Les psychoses. Paris:: Seuil, 1981, 20.

 

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‘Did the boy give you no explanation of these assaults?’
‘No, he declared there was no reason.’
‘Were they good friends at other times?’
‘No, there was never any love between them.’
‘Yet you say he is affectionate?’
‘Never in the world could there be so devoted a son. My life is his life. He is absorbed in what I say or do.’
‘No doubt you and the boy were great comrades before this second marriage. You were thrown very close together, were you not?’
‘Very much so.’
‘And the boy, having so affectionate a nature, was devoted, no doubt, to the memory of his mother?’
‘Most devoted.’
‘He would certainly seem to be a most interesting lad.’ (1038)

Holmes a désormais sa solution, et dans cette nouvelle, l’entretien se rapproche de la séance psychanalytique non seulement par sa structure et ses méthodes, mais aussi par son contenu: le lecteur se trouve face à un cas classique de retour de la névrose infantile et du complexe d’Œdipe. Le fils s’est féminisé pour remplacer la mère morte, et la belle-mère ainsi que son rejeton sont dès lors perçus comme des rivaux intolérables. Ferguson manifeste par une sorte d’acte manqué qu’il dispose inconsciemment d’une réponse, lorsqu’il se libère avec gêne de l’étreinte un peu trop féminine de son fils: “He rushed forward and threw round his neck with the abandon of a loving girl. Ferguson gently disengaged himself from the embrace with some little show of embarrassment” (1041). Dans ce cas Holmes, qui sait depuis le début, pratique à la perfection, et attend patiemment que la solution s’impose d’elle-même à Ferguson. Il emploie les précautions recommandées par Freud: “En règle générale nous attendons, pour lui communiquer notre reconstitution, nos explications, que le patient soit lui-même si prêt à les saisir qu’il ne lui reste plus qu’un pas à faire pour effectuer cette décisive synthèse.”3

Encore une fois, la guérison est subordonnée à ce que Freud appelle “une récidive amoureuse”, un retour à une sexualité normale, libérée des angoisses de la manducation. Ferguson retourne à sa femme, et la cure lui permet de libérer cet instinct sexuel dont il se sentait visiblement coupable après la mort de sa première femme. Jacky, incarnation de son Surmoi, censure vivante de ce nouvel amour, est envoyé à la mer, et Ferguson est guéri, au sens freudien du terme: “Cette récidive est indispensable, car les symptômes contre lesquels

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3. Freud, Abrégé de psychanalyse.  Paris: Presses Universitaires de France, 1970, 46-47.

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le traitement est entrepris ne sont que des résidus de combats antérieurs contre le refoulement ou le retour du refoulé; ils ne peuvent être résolus et balayés que par une nouvelle marée montante de la même passion.” [4]

Pourtant, Holmes a beau respecter la lettre des théories freudienne, et remporter d’incontestables succès thérapeutiques, il n’en respecte pas l’esprit: sa pratique est déviante et recèle déjà des traces de sa propre névrose. Holmes ne peut en effet s’empêcher de transformer l’écoute en interrogatoire, de soumettre le client à la question, et d’exiger de lui une reddition totale. Les patients deviennent le moyen de satisfaire ses propres désirs narcissiques et mégalomanes de toute-puissance. A peine ont-ils franchi son seuil, que Sherlock Holmes leur fait son numéro: il les dépouille de toute intimité subjective, et en tire une fierté jubilatoire.

C’est là que se situe la seconde dérive: le cas est tout bénéfice pour Sherlock Holmes, qui transforme le sujet de l’analyse en objet de son propre désir. Au sens le plus littéral du terme, les patients sont déshumanisés, tout entiers contenus dans les objets qu’ils possèdent et qui parlent pour eux. C’est avec Henry Baker, qui consulte le détective dans “The Adventure of the Blue Carbuncle”, que la violation tyrannique de l’intimité du sujet par l’intermédiaire de l’objet est la plus manifeste: pour tout renseignement sur l’homme qu’il recherche, Holmes ne dispose que de son chapeau. Watson “succombe à l’obstacle de l’évidence” [5] , et pour lui, l’objet n’est rien d’autre que de la matière inanimée intransitive, “a very seedy hard-felt hat, a tattered object.” (246) Au contraire, Holmes fait véritablement sortir un homme de son chapeau, et le devine jusque dans ses détails les plus pénibles: “That the man was highly intellectual is of course obvious upon the face of it, and also that he was fairly well-to-do within the last three years, although he has now fallen upon evil days. He has foresight, but has less now than formerly, pointing to a moral retrogression, which, when taken with the decline of his fortunes, seems to indicate some evil influence, probably drink, at work upon him. This may account also for the obvious fact that his wife has ceased to love him. [...] He has, however, retained some degree of self-respect. He is a man who leads a sedentary life, goes out little, is out of training entirely, is middle-aged, has grizzled hair which he has had cut within the last few days, and which he anoints with lime-cream” (246).

Lorsque finalement Henri Baker arrive chez le détective, il n’est qu’un duplicata de son chapeau, il ne présente aucun trait réfractaire qui aurait échappé à la réduction par l’objet. Sherlock Holmes exploite d’autorité le sémantisme implicite de l’objet, le glissement métonymique du sens, pour inférer un amoindrissement de l’être. Il place l’objet

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4. Freud, Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen. Paris:: Gallimard, 1949, 203.
5. Barthes, Roland, L’Aventure sémiologique, “Sémantique de l’objet”, Paris: Seuil, 1985, 254.

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à l’origine du sujet et éprouve le besoin de faire reconnaître à ses clients cette soumission objectale, ce décentrage sémantique par rapport à leur être, qui se retrouve systématiquement en périphérie, en aval du sens.

Le plaisir que Sherlock Holmes éprouve à vampiriser ses patients de leur subjectivité les transforme du même coup en bons objets: “Sherlock Holmes’s eyes glistened, his pale cheeks took a warmer hue, and his whole face shone with an inward light when the call for work reached him” (The Valley of Fear, 778). Les clients se succèdent donc dans le cabinet du détective aussi nombreux que possible; consumables et interchangeables, ils constituent pour lui une sorte de combustible pulsionnel, un exutoire acceptable pour sa libido, qui passe ainsi au service de l’ordre symbolique. Car en tant qu’objets du désir, ces clients ont le mérite et surtout la vertu de déplacer la libido du corporel vers le spirituel, du réel vers le symbolique: ils ne sont pas des corps, mais des discours, des hommes-récits qui se résument à leur parole symbolique. Ils permettent à Holmes de jouir à exercer son génie, et la libido trouve à s’exprimer dans le cadre de la censure charnelle qui régit ouvertement le texte, mais aux dépens de l’intégrité des clients-patients, atomisés par le désir sadique holmésien. Le client constitue pour Sherlock Holmes le matériau qui lui permet de sublimer sa névrose en génie créatif.

Mais la névrose est bien là, et elle se fait entendre. Car les structures polémiques et schizoïdes qu’Holmes plaque sur le monde finissent par contaminer tout son fonctionnement psychique: condamné au combat, il développe pour le monde comme pour lui-même une pathologie de la rupture, un complexe schizoïde de la dissociation, qui le place en autarcie par rapport au monde sensible. Sa pensée se pose en perpétuel écran entre lui et les autres, et aussi entre lui et lui-même, et ce conflit se traduit par une clinique de névrose obsessionnelle, dont les symptômes majeurs sont l’isolation et la stérilisation de l’affectivité, compensées par la prolixité verbale, et la régression des affects sur les représentations anales.

Freud a très tôt déterminé que “la névrose rend asocial” [6] , et Sherlock Holmes manifeste tous les signes de cette asocialité. Dans sa phrase d’introduction de “The Greek Interpreter”, Watson interprète l’attitude de Sherlock Holmes en termes de refoulement, d’inhibition des affects, de mise à distance délibérée de toute proximité affective, qui trouvent leur origine dans un conflit antérieur. Il retrouve le concept freudien de la duplicité du conflit: “During my long and intimate acquaintance with Mr Sherlock Holmes I had never heard him refer to his relations, and hardly ever to his own early life. This reticence upon his part had increased the somewhat inhuman effect which he produced upon me, until sometimes I found myself regarding him as an isolated phenomenon, a brain without a heart, as deficient in human sympathy as he was preëminent in his intelligence. His aversion to

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6. Freud, Essais de psychanalyse. Paris: Payot, 1927, 169.

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women and his disinclination to form new friendships were both typical of his unemotional character, but not more so than his complete suppression of every reference to his own people. I had come to believe that he was an orphan, with no relatives living” (435).

Cette description Watson parle en effet de “réticence”, de “déficience”, et souligne le caractère antérieur du conflit, l’ancrage de la névrose dans le passé et même dans la petite enfance. Sherlock Holmes ne mentionne jamais ni sa mère, ni son père, et son frère n’est qu’un jumeau, un double à la pathologie exacerbée. Ce refoulement radical qui caractérise l’âge adulte est explicitement relié par le texte à une névrose infantile dont il serait le résidu. Le retour de la réalité psychique qui a été sacrifiée, et dont le manque continue à peser sur le sujet, détermine ses comportements névrotiques actuels. Lacan a précisé: “Quand nous parlons de névrose, nous faisons jouer un certain rôle à une fuite, à un évitement, où un conflit avec la réalité a sa part. Au moment où il déclenche sa névrose, le sujet élide, scotomise comme on dit depuis, une partie de sa réalité psychique, ou, dans un autre langage, de son id. Cette partie est oubliée, mais continue à se faire entendre de façon névrotique” [7].

Cette stérilisation névrotique des affects résulte du fait que les émotions sont perçues comme les ennemies de la raison souveraine, et cette valeur accordée à la raison le place en situation de déni du réel, d’autisme. La raison de la raison est toujours la meilleure pour Sherlock Holmes: “But love is an emotional thing, and whatever is emotional is opposed to that true cold reason which I place above all things” (The Sign of Four, 157). Il appartient au type du rationnel névrotique tel que Minkowski le décrit: “Le rationnel se complaît dans l’abstrait, dans l’immobile, dans le solide et le rigide; le mouvant et l’intuitif lui échappent; il pense plus qu’il ne sent et ne saisit d’une façon immédiate; il est froid à l’instar du monde abstrait; il discerne et sépare, et de ce fait, les objets, avec leurs contours tranchants, occupent dans sa vision du monde une place privilégiée: ainsi il arrive à la précision de la forme.” [8]

Ainsi, Sherlock Holmes succombe à la tentation intellectualiste, et perd le contact avec la réalité. Son autisme s’aggrave véritablement en un acosmisme, étape ultime du recul extrême par rapport au donné. Watson ne peut en croire ses oreilles lorsqu’il s’aperçoit, dès sa première rencontre avec le détective, que ce dernier n’a jamais entendu parler de Copernic, qu’il n’a aucune idée de la composition du système solaire, et pire, qu’il n’a aucune intention de remédier à ses lacunes. Holmes et Watson n’appartiennent visiblement pas à la même planète:

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7. Lacan, 56.
8. Cité par Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris: Bordas, 1984 (1969), 209.

 

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‘But the Solar System!’ I protested.
‘What the deuce is it to me?’ he interrupted impatiently: ‘you say that we go round the sun. If we went round the moon it would not make a pennyworth of difference to me or to my work.’ (A Study in Scarlet, 21.)

Mycroft Holmes présente un autisme encore plus avancé que son frère. Il est décrit dans “The Adventure of the Bruce-Partington Plans” comme un gigantesque cerveau à tiroirs, capable de contenir le monde entier: “His specialism is omniscience” (914). Chez lui, l’acosmisme n’est pas seulement un idéal, mais une règle de vie. Il passe tout son temps libre au Diogenes Club, qui érige de façon paradoxale cette asocialité en principe associatif, puisqu’il rassemble “the most unsociable and unclubable men in town” (436). La règle de vie y est la suivante: “No member is permitted to take the least notice of any other one” (436).

Le Diogenes Club est une tour d’ivoire, un observatoire qui maintient la distance entre le malade et le monde. Du haut de sa tour, Mycroft peut s’abstraire, se placer en autonomie du milieu ambiant, “regarder d’en haut, en aristocrate, les autres se débattre” [9], et une scène est particulièrement révélatrice de ce clivage, très proche de la spaltung freudienne. Protégés par la vitre d’une fenêtre, Mycroft et Sherlock passent en revue cette population grouillante à laquelle ils veulent à tout prix échapper, et classent inlassablement les êtres humains, qu’ils croient contenir tout entiers dans leurs cerveaux supérieurs: “ ‘To anyone who wishes to study mankind this is the spot,’ said Mycroft. ‘Look at the magnificent types!’ ” (437)  Non seulement Mycroft et Sherlock sont-ils sur une autre planète mais, dans une version humoristique de l’hallucination, ils se prennent bel et bien pour une autre planète. En apprenant que son frère va se mêler d’affaires terrestres, Sherlock Holmes commente en effet: “But Jupiter is descending today. What on earth can it mean?” (“The Adventure of the Bruce-Partington Plans”, 915) Holmes et son frère situent l’esprit en lieu et place de la divinité.

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la pauvreté des rapports émotionnels soit remplacée par la prolixité verbale, puisque la parole structure le monde informe selon les modèles distincts de l’esprit. En bon obsessionnel, Sherlock Holmes est un parleur expansif. Sa parole raisonnable, qui intervient en fin de nouvelle pour reconstruire le cas, substitue à l’opacité sensible du réel, à sa coloration passionnelle, le monde intelligible d’un univers du discours. Gusdorf explique ce totalitarisme rationaliste, en le liant à une pathologie schizoïde de l’homme moderne: “L’esprit ne peut prendre appui que sur l’esprit. C’est-à-dire que l’intellectualisme se donne pour tâche de mettre au point une ontologie sans présupposé, une vérité qui ne soit pas vérité d’autre chose que de soi, consacrant le triomphe de la forme.” [10]

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9. Durand, 209.
10. Gusdorf, Georges, Mythe et métaphysique. Paris: Flammarion, 1984, 240.

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Cette méfiance par rapport aux données sensibles et aux échanges émotionnels se traduit chez Sherlock Holmes par un comportement souvent obsessionnel. Il tient à exercer un contrôle répétitif, minutieux et exhaustif du monde réel, à le soumettre non plus seulement aux exigences de sa raison, mais aussi aux caprices de sa mémoire. Il s’arrange donc pour construire le monde qui l’entoure selon les données de sa mémoire, et le cas se déroule presque immuablement de la même façon, rythmé par des rites obsessionnels propitiatoires. Adoptant toujours la même position au début de chaque cas, réservant toujours la même pipe à la même circonstance, il substitue la répétition des schémas de l’esprit aux contingences de la réalité. Mais surtout, chaque cas nouveau est systématiquement interprété en termes de redite, de reconstruction d’un cas passé. Sherlock Holmes, qui se plaint souvent du manque d’imagination des truands, a pourtant un besoin obsessionnel de répétition, et il s’arrange pour que les événements qui émaillent sa vie rentrent dans ce cadre du déjà pensé, du déjà compris. Il développe à outrance sa mémoire de la réalité, apprend par cœur les rubriques de faits divers, et son activité consiste à retourner constamment vérifier les schémas existants. La répétition modifie le statut du réel, qui devient l’image, la projection de l’esprit, et se transforme en réalité interne, rassurante pour Sherlock Holmes mais aussi pour le lecteur. Car ce dernier lit aussi pour voir se répéter la même réalité nécessaire et sécurisante, ce qui est particulièrement paradoxal dans le cadre essentiellement contingent du roman policier. Le texte est jalonné de repères, et fonctionne, comme son héros, en autarcie: il crée un monde symbolique parallèle dont le lecteur a plaisir à retrouver rituellement les éléments typiques, et la lecture participe elle aussi d’un certain autisme.

Sherlock Holmes manifeste enfin un troisième élément qui est retenu par les psychiatres pour formuler le diagnostic de névrose obsessionnelle: il subit une régression pathologique de ses affects, en particulier sur les représentations anales. La névrose holmésienne est profondément marquée par cette régression du Moi, et l’intérêt génital est déplacé vers des phases antérieures de la sexualité, en particulier vers le stade anal. Freud note que la névrose s’accomplit toujours par voie de régression, “en évoquant des phases périmées de la vie sexuelle qui étaient l’occasion, pour l’individu, de certaines jouissances. Elle se manifeste par le retour à l’enfance, et le rétablissement d’une ère infantile de la vie sexuelle” [11]. La sexualité génitale de Sherlock Holmes est extrêmement pauvre, et si l’on s’en tient à ce qui nous est dit, il pratique même l’abstinence: il éprouve une véritable “aversion” (435) pour les femmes. Quant aux hommes, même si Rex Stout a voulu lui faire porter la culotte dans le couple homosexuel qu’il formerait selon lui avec Watson, il a payé cette interprétation fantaisiste du texte par un bannissement de toutes les réunions

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11. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse. Paris: Payot, 1953, 170.

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holmésiennes! [12] Si l’on s’en tient au texte, la sexualité de Sherlock Holmes semble effectivement être auto-érotique plutôt que dirigée sur des objets, comme lors des phases prégénitales.

Certes, il convient de mentionner une première fixation sur le stade: il n’est pas difficile de voir dans cette pipe qu’il suce un ersatz du pouce, qui stimule la zone buccale, et il adore aussi utiliser les organes de la phonation et du langage. Pour Sherlock Holmes comme pour le petit enfant, produire un langage est particulièrement jubilatoire, et la fin de chaque histoire est marquée par le flot compulsif de la parole holmésienne. Holmes a beaucoup de mal à renoncer à son plaisir, et il ne laisse à personne le soin de raconter à sa place, quitte à faire un caprice. Cette décharge pulsionnelle de parole, qui intervient toujours en fin de cas et marque son apothéose, ressemble beaucoup à une éjaculation symbolique.

Mais c’est surtout sur les représentations anales que la névrose holmésienne semble avoir régressé: sa détection fonctionne selon le double principe de rétention et d’expulsion.

Même pressé par les supplications de Watson ou de ses clients, Sherlock Holmes ne donne jamais la solution du problème tout de suite: il aime faire languir son public, et prolonger le plus longtemps possible la phase rétentive, qui fait de lui le centre de l’attention. Il garde en lui ce récit qui est devenu le bon objet intériorisé, instrument de pouvoir sur ceux qui attendent la délivrance. Désireux de faire monter les enchères et de garder pour lui ce que les autres considèrent comme précieux, il constipe volontairement son langage, et remet toujours à plus tard la solution  [13].

Cette résistance typique s’interprète bien entendu en termes de production de l’œuvre, de ce moment qu’Anzieu a appelé “la cinquième phase du travail de l’œuvre” [14] , et qui consiste pour un créateur à soumettre son ouvrage à l’appréciation du public. Pour Holmes, il s’agit bien de produire au dehors le corps de l’œuvre, et de le confronter à la réalité des

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12. Stout, Rex, Watson was a Woman. Toast prononcé lors de l’ouverture du congrès des Baker Street Irregulars de New York, 31 janvier 1941.
13. Citons par exemple cet extrait de “A Case of Identity”, 198:
‘Well, have you solved it?’ I asked as I entered.
‘Yes. It was the bisulphate of Baryta.’
‘No, no, the mystery!’ I cried.
‘Oh, that! I thought of the salt that I have been working upon. There was never any mystery in the matter, though, as I said yesterday, some of the details are of interest. The only drawback is that there is no law, I fear, that can touch the scoundrel.’
‘Who was he, then, and what was his object in deserting Miss Sutherland?’
The question was hardly out of my mouth, and Holmes had not yet opened his lips to reply, when we heard a heavy footfall in the passage, and a tap at the door.

14. Anzieu, Didier, Le Corps de l’œuvre. Paris: Gallimard, 1994 (1981), 125.

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faits. Anzieu insiste sur la double la résistance qui s’oppose toujours à la production de l’œuvre, une fois celle-ci terminée. D’une part, elle concerne la peur de voir son œuvre mal reçue, et Holmes, confronté au scepticisme jaloux de son public ou de ses confrères est conscient qu’“en paraissant à l’extérieur, l’œuvre risque s’inverser de bonne en mauvaise et se révéler horrible ou détestable, soit à l’auteur, soit au public” [15].

D’autre part, elle révèle la difficulté qu’il y a à se séparer de son bon objet, à le désinvestir d’énergie pulsionnelle. Holmes éprouve douloureusement le manque, la dépression qui s’installe dès que l’objet a été produit au dehors. Sitôt un cas fini, Holmes ressent les signes avant-coureurs de la dépression, comme par exemple à la fin de The Sign of Four: “Yes, the reaction is already upon me. I shall be as limp as a rag for a week” (157). Trouver la solution, c’est imprimer la secousse masochiste qui le détache de son bon objet, et il anticipe combien il lui sera douloureux de partager, de ne pas garder pour lui l’objet de son désir. Anzieu analyse le phénomène:

Ce qu’on donne aux autres de bon, on le perd pour soi; son avidité intérieure insatiable ne l’aura plus à sa disposition: publier est une frustration de cette avidité. Si ce sont les autres qui doivent trouver l’œuvre bonne, sa propre avidité insatiable est alors projetée en eux et elle lui fait fantasmer avec quel appétit ils se l’approprieront, la dévoreront, la digéreront, l’exploiteront, la plagieront, l’en déposséderont [16].

Ce sentiment névrotique de dépossession est très fort chez Sherlock Holmes, car il perd souvent effectivement l’autorité de son œuvre, qui est signée par la police officielle. Il a besoin de remplacer ce bon objet, de compenser immédiatement l’expulsion par une nouvelle ingestion, et c’est à défaut la drogue qui joue le rôle de ce substitut pulsionnel. Il développe l’angoisse anale type, “celle d’être brutalement dépossédé du contenu du corps par arrachement, d’être vidé littéralement” [17]. Holmes trouve son plaisir dans le processus, dans le transit de l’œuvre. L’œuvre ne l’intéresse qu’en tant qu’œuvre ouverte, virtualité. Le produit fini est déjà désinvesti, perdu pour le détective.

La deuxième phase de cette régression des affects sur les représentations anales concerne l’expulsion, suivie des félicitations. Lorsque enfin Sherlock Holmes décide de donner la solution, cela ne peut se faire sans qu'il invoque tout un cérémonial. Il anticipe le soulagement de l’autre, et les félicitations qui vont s’ensuivre. Applaudi, congratulé, Holmes est valorisé dans son corps propre. Tous s’accordent à dire qu’il a délivré quelque chose de précieux, qu’il est précieux, et Holmes devient Narcisse. La restitution fonctionne selon la logique despotique du cadeau ou de la punition, selon qu’il estime que l’on a bien

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15. Anzieu, 129.
16. Anzieu, 129.

17. Bergeret, Jean, Psychologie pathologique. Paris: Masson, 1972, 14.

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ou mal joué son jeu. Deux nouvelles au contenu symbolique semblable sont particulièrement révélatrices de cette double tactique de Sherlock Holmes. “The Adventure of the Naval Treaty” et “The Adventure of the Mazarin Stone” traitent toutes deux la disparition d’objets précieux — un traité d’importance internationale dans le premier cas, une pierre précieuse dans le second —, et leur restitution par Sherlock Holmes à ceux qui les ont perdus. Dans le premier cas, Sherlock Holmes a affaire à Percy Phelps, un client doux, faible, particulièrement attentif à ne pas le blesser, respectueux, une sorte de bonne mère que Holmes a envie de protéger. Dans le second cas s’instaure immédiatement une rivalité entre ces deux figures paternalistes que sont Holmes et Lord Holdernesse son client: ce grand homme autoritaire, agressif, particulièrement belliqueux, et surtout très peu confiant dans les capacités du détective apparaît comme un substitut du père censeur. Il se plaît à rabaisser Holmes, qu’il considère comme un employé en situation de dépendance: “Every man finds his limitations, Mr. Holmes, but at least it cures us of the weakness of self-satisfaction” (1021). Une situation œdipienne de rivalité et de défi se met alors en place, bien différente de la relation presque tendre qui unit Holmes et Phelps: “Sitting beside him, he patted his hand and chatted with him in the easy, soothing tone which he knew so well how to employ” (302).

Dans les deux cas, le lecteur retrouve les constantes de cette phase d’expulsion au moment où Holmes leur rend leurs bons objets respectifs. Il commence par les faire tous deux languir, et l’expulsion est précédée d’une phase de rétention jubilatoire: dans les deux cas, il prétend n’avoir pas retrouvé l’objet, tergiverse, propose à l’un de se mettre à table, intime à l’autre d’ôter son manteau et de se mettre à l’aise. Puis il met en place tout un cérémonial qui aboutit aux félicitations: “Phelps seized his hands and kissed it. ‘God bless you!’ he cried. ‘You have saved my honour’ ” (466) et “ ‘Sir, I am bewildered. But—yes—it is indeed the Mazarin stone. We are greatly your debtors, My Holmes.’ ” (1022). Mais il existe une différence de taille. Il offre à Percy Phelps cette expulsion comme un cadeau qui le récompense, qui le revigore: la solution lui est apportée sur un plateau, comme une offrande. Au contraire, dans “The Adventure of the Mazarin Stone”, il restitue à la dérobée, en se cachant, et en faisant de cette expulsion l’instrument d’une vengeance: il se contente de glisser subrepticement la pierre dans la poche de Lord Cantlemere, comme une punition, puisqu’il l’accuse immédiatement de recel. Alors que le traité naval était valorisé comme un objet précieux, la pierre devient objet sale, et la posséder signe de culpabilité.

Isolation, contrôle obsessionnel et régression constituent donc les trois symptômes qui permettent au lecteur de formuler ce diagnostic de névrose obsessionnelle, et de comprendre la maladie en termes de conflit schizoïde entre Holmes et la réalité externe, et aussi entre deux pulsions conflictuelles de son économie interne. Les structures belliqueuses du régime

 

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diurne engendrent cette névrose généralisée, et portent leur attaque sur l’intégrité psychique, en lui infligeant un pénible retour du refoulé. Holmes réussit à guérir ses patients de leurs symptômes, mais lui ne se sort pas indemne du conflit, et renvoie l’image clivée d’un névrosé autiste.

 

Bibliographie

Anzieu, Didier, Le Corps de l’œuvre. Paris: Gallimard, 1981.

Barthes, Roland, L’Aventure sémiologique. Paris: Seuil, 1985.

Bergeret, Jean, Psychologie pathologique. Paris: Masson, 1972.

Doyle, Arthur Conan, The Penguin Complete Sherlock Holmes. Londres: Penguin Books, 1981.

Durand, Gilbert. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. 1969. Paris: Bordas, 1984.

Freud, Sigmund. Essais de psychanalyse. Paris: Payot, 1927.

 

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)