(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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Excentricité et interlinguisme dans Metroland
et Talking It Over de Julian Barnes

 

Vanessa Guignery

Université de Paris-Sorbonne - Paris IV

 

 

  Si l'excentricité, en tant qu'éloignement du centre, suppose une démarcation et une exploration de la périphérie, elle se manifeste communément par un type de comportement où se reflète la détermination de l'individu à s'écarter des normes. Dans la littérature, l'excentrique est un personnage récurrent qui met à jour un mouvement de va-et-vient entre le centre et ses marges, et autorise souvent des percées humoristiques. Le postulat de cette étude consiste à considérer comme marque éventuelle d'excentricité la tendance prononcée de certains protagonistes barnesiens à produire un code linguistique insolite fondé sur l'intégration de vocables étrangers à leur langue maternelle; c'est cette pratique que l'on choisit de nommer interlinguisme.

            En écho à la définition de l'intertextualité proposée par Gérard Genette en tant que "relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes"[1], le concept d'interlinguisme ou intertextualité linguistique peut renvoyer au rapport de coprésence entre deux ou plusieurs langues. Le terme d'interlinguisme est préféré ici aux notions bakhtiniennes de multilinguisme, polylinguisme ou plurilinguisme car le préfixe inter- (entre) implique un réseau de relations réciproques, d'échanges entre les langues et pas uniquement leur juxtaposition ou coexistence. L'interlinguisme semble bien constituer un mode intertextuel car l'insertion ponctuelle de bribes de langues étrangères participe d'une stratégie analogue à l'intertextualité strictement littéraire même si les enjeux diffèrent. A l'instar des palimpsestes textuels, l'intertextualité linguistique introduit au coeur du continuum narratif une fracture, une rupture, une disparité, que l'on peut sans doute nommer une


 

[1] GENETTE, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris: Seuil, 1982, 8.

 

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"agrammaticalité" ou "anomalie intratextuelle" pour appliquer les termes de Michaël Riffaterre[2] à un nouveau contexte. Les traces d'agrammaticalité sont extrêmement visibles et flagrantes puisque la langue d'accueil laisse s'immiscer des idiomes étrangers à son propre système, fréquemment retranscrits en italique. L'interlinguisme, lorsqu'il devient procédé récurrent, confère ainsi au texte une hétérogénéité et une hybridité dont le lecteur s'accommodera plus ou moins bien.

  Dans certains ouvrages de Julian Barnes comme Metroland (1980), Flaubert's Parrot (1984), Talking It Over (1991) ou encore Cross Channel (1996), l'insertion répétée de lexèmes étrangers signe un éloignement du centre linguistique qu'occupe la langue anglaise, se lit comme le symptôme d'une excentricité linguistique. Dans ces textes, la prédominance d'un bilinguisme anglo-français s'explique sans doute par la francophonie et la francophilie de l'auteur. Nous nous proposons ici de vérifier l'hypothèse selon laquelle l'interlinguisme mis en oeuvre par certains protagonistes barnesiens figurerait une forme d'excentricité. A cet effet, il s'agira d'analyser le fonctionnement de ces effets de langue et de mesurer leur impact dans le cadre de la caractérisation des personnages. Il conviendra alors de s'interroger sur la portée effective des jeux interlingues en tant que marque d'une marginalité désirée mais aussi de se pencher sur la situation délicate du lecteur qui, en cas de compétence linguistique défaillante, tend à subir malgré lui une mise à l'écart. L'excentricité, en liaison avec la pratique de l'interlinguisme, sera par conséquent envisagée sous trois angles: le décentrement des énoncés par rapport à la langue maternelle, l'attitude excentrique des protagonistes et la marginalisation involontaire d'une partie du lectorat.

            Dans Flaubert's Parrot et Cross Channel, l'excentricité est littéralement géographique (en tant qu'écart par rapport au centre que constitue la Grande-Bretagne); en effet, le narrateur de Flaubert's Parrot, Geoffrey Braithwaite, se rend en Normandie en quête du psittacidé qui servit de modèle à Loulou dans Un Coeur simple, et les nouvelles qui composent Cross Channel se caractérisent par une similitude topique puisqu'elles mettent toutes en scène des Britanniques en France. Aussi l'usage du français, porteur d'effets de réel et pourvoyeur de couleur locale, semble-t-il souvent justifié, surtout lorsque les narrateurs ou personnages se réfèrent à des particularités de la culture française. Ainsi, les narrateurs désignent des spécialités culinaires comme le "pot-au-feu" (101) et la "tête de veau" (186) dans Flaubert's Parrot[3]; ils mentionnent certaines activités typiques comme la "pétanque" (84) dans Flaubert's Parrot, le "vin d'honneur" (8) ou le "Tour de France" (161)


 

[2] RIFFATERRE, Michaël, "L'intertexte inconnu", Littérature  41 (fév. 1981), 5.
[3] BARNES, Julian, Flaubert's Parrot, 1984,  Londres: Picador, 1985.

 

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dans Cross Channel[4], et transcrivent logiquement en français les noms de lieux. De nombreux termes sont toutefois conservés en version originale française alors qu'ils pourraient être traduits de façon adéquate, en particulier des noms de professions comme le "pharmacien" (15, 18, 84, 85), le "gardien" et la "gardienne" (15, 20, 79, 183, 185) dans Flaubert's Parrot, le "boulanger" (11, 18, 120), le "charcutier" (21, 122), le "régisseur" (169, 172, 180, 181) et les "vendangeurs" (173, 179, 185) dans Cross Channel. Ces vestiges des séjours des divers narrateurs en France contribuent à immerger le lecteur dans la réalité quotidienne française et, dans ces cas précis, il s'avère peu probant de parler d'excentricité linguistique puisque le centre topographique est lui-même déplacé.

  En revanche, la majeure partie de Metroland et Talking It Over se déroule en Grande-Bretagne et les combinaisons interlingues qui parsèment les discours de Christopher Lloyd, Toni Barbarowski et Oliver Russell, qui ont délibérément choisi de se placer hors de la norme, c'est-à-dire hors du centre, en marge, semblent participer de leur personnalité extravagante. Il s'avère alors plus pertinent de s'attarder sur ces deux ouvrages afin de s'interroger sur les interactions entre excentricité et interlinguisme.

Dans ces deux ouvrages, l'intégration de lexèmes étrangers dans la langue maternelle permet aux divers locuteurs de se forger leur propre idiolecte et ainsi de se situer, par le biais du langage, en marge de la communauté. Dans Metroland[5], Christopher est tout d'abord attaché à son excentricité géographique: il habite à Metroland au nord-ouest de Londres, une banlieue qui émergea en raison de l'extension de la Metropolitan Line à la fin du XIXe siècle, et il apprécie particulièrement le trajet quotidien qui le conduit en métro de son école de Baker Street à son quartier excentré, soit du centre de la capitale à l'épicentre, voire la périphérie. En outre, Toni et Christopher partagent la même aversion pour la société normée et bourgeoise, "the unidentified legislators, moralists, social luminaries and parents of outer suburbia" (14) et ils adoptent un comportement marginal, idéaliste et cynique. Ils s'enorgueillissent tous deux d'être "[r]ootless" (32), adjectif qu'ils s'empressent de traduire, "[s]ans racines", afin de pouvoir dans un second temps glisser une antanaclase dont la portée intertextuelle n'est toutefois pas exploitée, "Sans Racine". Cultivant ce défaut d'attaches qui implique son pendant, soit le foisonnement d'influences, Christopher ne peut que convoiter la situation privilégiée de Toni dont les parents sont juifs polonais: "This gave Toni the flash foreign name of Barbarowski, two languages, three cultures, and a sense (he assured me) of atavistic wrench: in short, real class" (32).


 

[4] BARNES, Julian, Cross Channel, Londres: Jonathan Cape, 1996.

[5] BARNES, Julian, Metroland, 1980,  Londres: Picador, 1981.

 

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dans Cross Channel[6], et transcrivent logiquement en français les noms de lieux. De nombreux termes sont toutefois conservés en version originale française alors qu'ils pourraient être traduits de façon adéquate, en particulier des noms de professions comme le "pharmacien" (15, 18, 84, 85), le "gardien" et la "gardienne" (15, 20, 79, 183, 185) dans Flaubert's Parrot, le "boulanger" (11, 18, 120), le "charcutier" (21, 122), le "régisseur" (169, 172, 180, 181) et les "vendangeurs" (173, 179, 185) dans Cross Channel. Ces vestiges des séjours des divers narrateurs en France contribuent à immerger le lecteur dans la réalité quotidienne française et, dans ces cas précis, il s'avère peu probant de parler d'excentricité linguistique puisque le centre topographique est lui-même déplacé.

  En revanche, la majeure partie de Metroland et Talking It Over se déroule en Grande-Bretagne et les combinaisons interlingues qui parsèment les discours de Christopher Lloyd, Toni Barbarowski et Oliver Russell, qui ont délibérément choisi de se placer hors de la norme, c'est-à-dire hors du centre, en marge, semblent participer de leur personnalité extravagante. Il s'avère alors plus pertinent de s'attarder sur ces deux ouvrages afin de s'interroger sur les interactions entre excentricité et interlinguisme.

 Dans ces deux ouvrages, l'intégration de lexèmes étrangers dans la langue maternelle permet aux divers locuteurs de se forger leur propre idiolecte et ainsi de se situer, par le biais du langage, en marge de la communauté. Dans Metroland[7], Christopher est tout d'abord attaché à son excentricité géographique: il habite à Metroland au nord-ouest de Londres, une banlieue qui émergea en raison de l'extension de la Metropolitan Line à la fin du XIXe siècle, et il apprécie particulièrement le trajet quotidien qui le conduit en métro de son école de Baker Street à son quartier excentré, soit du centre de la capitale à l'épicentre, voire la périphérie. En outre, Toni et Christopher partagent la même aversion pour la société normée et bourgeoise, "the unidentified legislators, moralists, social luminaries and parents of outer suburbia" (14) et ils adoptent un comportement marginal, idéaliste et cynique. Ils s'enorgueillissent tous deux d'être "[r]ootless" (32), adjectif qu'ils s'empressent de traduire, "[s]ans racines", afin de pouvoir dans un second temps glisser une antanaclase dont la portée intertextuelle n'est toutefois pas exploitée, "Sans Racine". Cultivant ce défaut d'attaches qui implique son pendant, soit le foisonnement d'influences, Christopher ne peut que convoiter la situation privilégiée de Toni dont les parents sont juifs polonais: "This gave Toni the flash foreign name of Barbarowski, two languages, three cultures, and a sense (he assured me) of atavistic wrench: in short, real class" (32).


 

[1] BARNES, Julian, Cross Channel, Londres: Jonathan Cape, 1996.

[2] BARNES, Julian, Metroland, 1980,  Londres: Picador, 1981.

 

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liste des avocats spécialisés dans les divorces le jour du mariage de Stuart et Gillian, ferme les rideaux en plein jour ou confectionne de faux certificats de travail), sa marginalité est aussi langagière: ses monologues se caractérisent par une prédilection pour des tournures syntaxiques complexes et une profusion de termes recherchés ou ampoulés comme "crepuscular" (26) ou "steatopygous"[8] (23). Sa démarcation volontaire trahit ainsi une suffisance étudiée, que l'on pourrait interpréter comme une forme de dandysme. Le lecteur est d'ailleurs mis en garde dès les premières pages par Stuart qui avance: "Oliver's a pedant" (2) et ajoute, partagé entre convoitise et sincère admiration: "Oliver impresses people. He talks well, he's travelled to distant lands, he speaks foreign languages" (17). Le plurilinguisme d'Oliver est ainsi posé d'emblée comme l'un des traits marquants du personnage et permet à ce dernier d'entretenir une excentricité savante.

            Ce polyglotte compassé oblige en effet le lecteur anglophone à se constituer un véritable glossaire tant les lexèmes qu'il emploie tels que "oubliette" (26), "coureur" (29), "contretemps" (41, 214), "outré" (156) ou encore "blanchisseuses d'antan" (238) débordent souvent le vocabulaire de base de tout étranger. En outre, le bilinguisme ludique d'Oliver l'incite parfois à mettre en oeuvre des phénomènes contrastifs[9] très rapprochés, c'est-à-dire à lier des vocables français et anglais de façon très étroite, comme si leur conjonction se révélait plus apte à véhiculer le sens visé que l'équivalent unilingue. Ainsi, à l'instar de Lewis Carroll et de James Joyce qui inventèrent des mots-valises formés par coalescence, Oliver crée des néologismes bilingues comme "a poumonful of Gauloise" (86) où les sonorités étouffées du quantitatif "poumonful" semblent mimer le souffle chargé du tabacomane. Il qualifie une jeune femme par le biais de l'adjectif composé "éclat-lacking" (190), où l'assonance de la voyelle ouverte [a] et l'écho agressif de l'occlusive [k] renforcent la connotation péjorative de l'expression. Le jeune homme se plaît en outre à 'bilinguiser', si l'on s'autorise ce néologisme, des expressions idiomatiques. Ainsi, il se réfère à "the triste truth" (95), expression franglaise tirée de la locution répandue en français de 'la triste vérité', et où l'allitération en [tr] vise à gommer l'effet contrastif. Enfin, Oliver mêle l'hyperbolisme avéré du français aux tendances euphémistiques de l'anglais lorsqu'il se déclare "a touch bouleversé" (170, 204), expression où se heurtent la délicatesse brève de


 


[8] Oliver définit lui-même ce terme rare, en réponse à la perplexité supposée du lecteur: "Steatopygous? Means his bum sticks out: the Hottentot derrière" (23).

[9] Dans son article sur Flaubert's Parrot, Michel Petit qualifie cette interaction entre plusieurs langues d'intertextualité contrastive. PETIT, Michel, " 'Gourstave Flaubear': l'intertextualité contrastive comme procédé métafictionnel dans Flaubert's Parrot de Julian Barnes", Ed. Max Duperray, Histoire et métafiction dans le roman contemporain des îles britanniques, Aix-en-Provence: Publications de l'université de Provence (1994), 122.

 

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"touch" et la lourdeur sémantique et sonore de l'adjectif "bouleversé". Comble du raffinement, Oliver commet délibérément des gallicismes comme lorsqu'il substitue le verbe 'essay' à 'try' dans "'Shall we perhaps essay a Hunter River Chardonnay ce soir?'" (51), où le français a déjà investi le complément de temps; les deux emprunts contribuent à renforcer le ton précieux et ampoulé de la question.

  Cette explosion linguistique gratifie le lectorat averti et se donne comme célébration jubilatoire du mélange et de l'exotisme. La déformation et l'hybridation de la langue anglaise traduisent sans doute un désir de se détacher de l'identité britannique, une hésitation à adhérer pleinement à la réalité unilingue environnante. Elles semblent en outre répondre au besoin de pallier les failles d'un discours unimorphe pas toujours adéquat en y substituant un réseau de conjonctions bilingues aux effets sonores signifiants. Les jeux de langage, porteurs de déstabilisation linguistique, donnent alors naissance à un code hybride qui fait bifurquer et dévier la langue maternelle. Contrepoint amusé du franglais, jargon mêlé de français et d'américain, qu'Etiemble baptisa "sabir atlantique"[10], cet anglais émaillé de vocables français postule un libre-échange linguistique où centre et périphérie, limites et frontières, s'avèreraient obsolètes. Toutefois, il semble que Julian Barnes n'entende pas ériger cette langue bigarrée en système mais en laisse l'exclusivité à Oliver Russell: ce dernier est en effet le seul personnage du roman à recourir à ces emprunts répétés, dont il fait le gage de son excentricité et de son originalité. L'interlinguisme mis en oeuvre chez Barnes n'obéirait alors pas à un souci esthétique général mais se donnerait avant tout comme mode insolite de caractérisation de protagonistes présentés comme excentriques. En outre, la perspective adoptée par l'écrivain semble moins respectueuse et laudative de ce type d'attitude que satirique. Il s'agit en creux de se moquer de l'excentricité affichée par certains personnages, qui pourrait n'être qu'illusoire, et de dénoncer subtilement cette pose fallacieuse.

            Ainsi, dans Talking It Over, une note satirique semble colorer la dimension tentaculaire du pédantisme linguistique d'Oliver que son apparente glossolalie porte à employer des termes français, mais aussi allemands, italiens et latins. Lors de son repas de mariage dans un restaurant italien, c'est à grands renforts d'hyperboles qu'il se plaît à intégrer chaque plat dans la langue d'origine à une phrase anglaise: "the fork transported this primo piatto to the mouth" (206), "the resplendent pesce spada al salmoriglio" (207), "each seated before a flamboyant dolce" (208). Le tic devient manifestement comique, voire grotesque, lorsqu'Oliver se décrit "taking a voluminous pee in the crepuscular gabinetto" (208). D'une part, le décalage se fait ludique entre l'usage prétendument noble de l'italien et le prosaïsme du terme "gabinetto". D'autre part, l'expression tourne à la caricature si l'on


 

[10] Etiemble, Parlez-vous franglais?, 1964, Paris: Folio actuel, 1980, 47.

 

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confronte les adjectifs polysyllabiques recherché, "crepuscular", et hyperbolique, "voluminous", au substantif monosyllabique "pee" qui impose à lui seul la trivialité du sujet. Le feu d'artifice linguistique allumé par Oliver révèle alors autant son érudition et son bel esprit que la moquerie sous-jacente de cette forme de snobisme.

  Une perspective satirique du même ordre touche Metroland et en particulier le personnage de Christopher. En effet, dans la seconde partie du roman, l'excentricité ou décentrement linguistique du jeune homme décroît car il émigre à Paris pour quelque temps; aussi l'insertion de lexèmes français semble-t-elle naturelle et ne peut nullement se lire comme une marque d'extravagance. Pourtant, Christopher tente de renouer avec ses pratiques adolescentes lorsque, visitant le musée Gustave Moreau, il surprend trois Anglais apparemment novices, occupés à rivaliser de questions naïves et de remarques béotiennes sur les oeuvres du peintre. Christopher, poseur, entreprend alors de leur fournir des explications en se faisant passer pour un français, mais sa supercherie est découverte quand l'un des Anglais, Mickey, lui demande: "'Pardong, Mossoo, but are you actuellement a Brit?'" (109)[11].

            Mickey, dont on apprendra plus tard qu'il maîtrise parfaitement le français, imite ici la prononciation approximative de termes français par un Anglais: "'Pardong, Mossoo'". La caricature est accentuée car un locuteur anglophone ne dirait pas 'Mossoo' mais plutôt 'Monssyior'. Cette déformation excessive révèle le dessein délibérément moqueur de Mickey. Ensuite, celui-ci entrecroise français et anglais et traduit volontairement de façon erronée l'adverbe anglais 'actually' en 'actuellement', archétype de la faute commise par tout débutant. Etiemble y verrait là l'un des principes de la stylistique sabirale: "Chaque fois que faire se peut, le sabir contaminera un mot français du sens que porte le mot anglais qui lui ressemble"[12]. Ainsi, le vocable anglais 'actually', soit 'en réalité', est transposé en 'actuellement' compris comme 'en réalité' et non 'maintenant'. L'emploi du terme 'actuellement' est néanmoins intéressant car la question suggère en creux que l'on peut changer de nationalité à volonté et aussi facilement que l'on passe d'une langue à l'autre (Christopher était précédemment français, il est actuellement - maintenant - anglais). Dans cette scène, l'excentrique imposteur Christopher est confronté à plus extravagant que lui en la personne de Mickey dont la mère est française, qui effectue des recherches sur Gustave Moreau et parle un français impeccable. La remarque que Marion adresse à Chris ultérieurement, "'You're not odd enough not to [get married]'" (115), pourrait alors être écourtée pour qualifier pleinement le jeune homme: "You're not odd enough".


 

[11] Plus loin, Dave, le second visiteur, renchérit dans le jeu interlingue: " 'Je suis practically sure que c'est un Brit' " (109).

[12] Op. cit. 251.

 

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Surpassé et démasqué, Christopher capitule et, dès le chapitre suivant, regagne le centre géographique, la Grande-Bretagne. La marginalité qu'il affectait semble se réduire à une excentricité de façade dissimulant un être somme toute très conforme. Aussi bien dans Metroland que dans Talking It Over, les personnages, dans leur désir profond d'être différents, marginaux, se révèlent en fait davantage egocentriques qu'excentriques, comme le reflète leur souci d'attirer l'attention d'autrui (et en particulier du lecteur) sur leurs prouesses linguistiques.

   

  Les quelques exemples d'interlinguisme relevés ne sont pas dépourvus d'un piment comique qui repose sur les effets contrastifs de la coprésence de plusieurs langues, et d'une visée satirique à l'encontre des personnages. Plutôt que l'anticipation d'une langue européenne riche d'entrecroisements linguistiques, le lascis barnesien se lit comme le prolongement de pratiques courantes d'enchevêtrements facétieux dans la littérature française et britannique du début du XXe siècle[13]. Le mode ludique de cette excentricité linguistique, pour être apprécié, suppose la compétence linguistique du lecteur dont la francophonie est un avantage. Le bilinguisme des narrateurs ou personnages entend rencontrer celui du lecteur, et Julian Barnes, fort apprécié en France depuis la publication du Perroquet de Flaubert (1986), s'adresse délibérément à un lectorat compétent en anglais et en français. Néanmoins, ses tissages interlingues ne participent nullement d'une stratégie exclusive, en ce qu'ils seraient adressés à un groupe restreint d'initiés, mais au contraire inclusive, supposant une ouverture bienveillante sur d'autres langues. Aussi la marginalisation du lecteur non francophone apparaît-elle comme un effet non visé par l'auteur au départ.

            Il convient de souligner que les traductions françaises des ouvrages de Julian Barnes sont dépossédées d'une dimension essentielle de la version originale. En effet, l'insertion de termes français n'est signalée que par un astérisque et le défaut d'une réelle discontinuité ou hybridité linguistique modifie la saveur du texte. De plus, certaines combinaisons ludiques sont difficilement transposables en traduction française. Ainsi, dans Talking It Over, lorsque Mme Wyatt indique qu'elle ne se mariera pas une seconde fois, Oliver rétorque: "'Un oeuf is enough'" (223), transposition paronymique de l'expression anglaise 'enough is enough'.


 

[13] L'interlinguisme barnesien se distingue toutefois des créations de langues nouvelles telles que le "Newspeak" (Novlangue) dans 1984 (1949) de George Orwell, langue oxymoronique, bureaucratique et sclérosée utilisée comme instrument d'oppression par le pouvoir, ou le "Nadsat" dans A Clockwork Orange (1962) d'Anthony Burgess, entrecroisement de russe, anglais, argot, Cockney et manouche, dont Alex fait l'une de ses armes politiques subversives contre la société établie. Dans les deux cas, la langue créée, obéissant à certaines règles, fait système, alors que le jeu interlingue de Barnes est essentiellement libre et aléatoire.

 

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Raymond Las Vergnas, dans sa traduction française de Talking It Over, opte pour une rime interne comme faible équivalent de la paronomase bilingue: "'Un oeuf pourri coupe l'appétit!'"[14]. Il aurait peut être été préférable de conserver un calembour, par exemple: "'Assez, cétacé'".

  En version anglaise, qu'advient-il alors du lecteur non francophone? L'excentricité linguistique aboutit dans certains cas si ce n'est à exclure, du moins à marginaliser le lectorat non averti. Les personnages polyglottes s'abîment alors dans une autre marge, celle de l'enfermement du discours multilingue ponctuellement inaccessible au lecteur. La mise à l'écart provisoire du lecteur uniquement anglophone semble flagrante lorsque les personnages emploient des expressions étrangères peu communes sans proposer d'équivalents anglais. Ainsi, dans Metroland, les adolescents Toni et Christopher se repaissent de jeux de mots unilingues en français que leurs camarades ne saisissent pas. Pendant le cours de français, Christopher exploite la paronymie de 'civilisé' et 'syphilisé' et intervient: "'Carrément, M'sieur, je crois pas que Phillips soit assez syphilisé pour bien comprendre ce que Barbarowski vient de proposer'" (16). Les deux adolescents affichent par ce biais leur excentricité irrévérencieuse de façon ludique mais leur extravagance demeure lettre morte pour les autres élèves comme pour le lecteur non averti.

  Parfois cependant, les personnages entendent pallier cette exclusion partielle en suggérant des transpositions en anglais; dans Talking It Over, Stuart incarne le lecteur défaillant qui réclame des explicitations ou traductions. Ainsi, lorsqu'Oliver rapporte au narrataire la déclaration d'amour qu'il fit à Gillian, il avance: "when le moment suprême glowed (let me translate that briefly into Stuartese: when push came to shove)" (88). La locution française épique, "le moment suprême", et l'idiome anglais prosaïque, "when push came to shove", revêtent tous deux des connotations sexuelles cryptées, la confession orale d'Oliver pouvant alors s'apparenter à un orgasme. La transposition en anglais redouble l'ambiguïté originelle et y adjoint une note burlesque.

  Comme le montre l'exemple précédent, le décentrement linguistique provoqué par le recours à des termes étrangers fait parfois obstacle à la communication et le locuteur doit alors opérer un recentrement vers la langue d'origine. Plus loin dans Talking It Over, Oliver se trouve en compagnie d'une étudiante pour une leçon de conversation lorsque Stuart choisit inopinément de lui parler de Rosa, une ancienne conquête. Stuart rapporte alors la réaction de son ami:

 

'Pas devant,' came the reply, 'C'est un canard mort, tu comprends?' Well, I can't remember exactly what he said, but no doubt it was something bloody irritating like that. I did my Pedestrian Old Stuart number, and he felt obliged to translate. 'We're not seeing so much of one another nowadays.'  (131)

 


 

[14] BARNES, Julian, Love, etc., Trad. Raymond Las Vergnas, Paris: Denoël, collection "Empreinte", 1992, 307.

 

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Oliver commet tout d'abord une faute grammaticale en élidant le complément de "Pas devant", ce qui révèle les limites de son bilinguisme. Ensuite, lorsqu'il avance: "'C'est un canard mort'", Oliver traduit littéralement l'expression anglaise argotique "it's a dead duck", qui signifie 'c'est un fiasco'[15]; la portée est comique car la locution équivalente française n'admet aucun sens figuré. Le lecteur bilingue n'appréciera l'effet cocasse de la pirouette linguistique que s'il traduit littéralement en anglais le syntagme français. Stuart ne partageant pas la vivacité d'esprit de son ami, il contraint Oliver à réintégrer le centre linguistique anglais afin d'expliciter cette expression. Oliver se dissimule alors derechef derrière une formule euphémistique en anglais ("'We're not seeing so much of one another nowadays'") plutôt que d'annoncer ouvertement 'we've broken up' ou 'we're through', mais la présence d'une autre jeune femme dans son bureau à ce moment précis explique sans doute son embarras et ses contorsions linguistiques.

  Dans les deux citations précédentes, il est nécessaire d'envisager le verbe "translate", utilisé dans les deux cas, non au sens littéral d'une équivalence sémantique et expressive entre deux énoncés, mais au sens figuré de transposition car Oliver substitue non seulement une périphrase par une autre, mais modifie en outre le registre. Le défaut d'une stricte traduction semble rappeler les infidélités et compromis inévitables que suppose le passage d'une langue à l'autre, et la perception des disjonctions entre français et anglais dépend alors du bilinguisme du lecteur.

            Ces derniers exemples montrent bien les limites de l'excentricité linguistique que la possible défection du lecteur érudit rend absconse. En outre, il semble que les personnages eux-mêmes, ayant atteint un âge mûr, mesurent les écueils et même la vanité de leur excentricité. Ainsi, à la fin de Metroland et de Talking It Over, l'intégration de Christopher et Oliver dans la société s'accompagne d'un mouvement linguistique centrifuge, soit vers la langue anglaise, même si paradoxalement Oliver suit une orientation géographique centripète, quittant l'Angleterre pour la province française. Oliver se départ alors de sa marginalité d'autrefois: il se marie avec Gillian, découvre la paternité, travaille dans une école à Toulouse où il se rend tous les jours et cultive son jardin potager. Dans la troisième partie de Metroland, Christopher a intégré la société qu'il abhorrait quinze ans plus tôt: à trente ans, il est marié, père d'une petite fille, propriétaire d'une voiture et d'une maison à


 

[15] Cette démarche est somme toute relativement courante en littérature. En para-littérature, elle a fait l'objet d'une exploitation systématique dans les ouvrages ludiques de Jean-Loup Chiflet tels que Sky my husband! (1985) où l'auteur propose des traductions littérales en anglais de locutions françaises courantes comme "filer à l'anglaise", transposée en "to spin at the English", et Sky my wife! (1989) où l'adaptation littérale d'expressions anglaises correspond précisément au jeu d'Oliver (par exemple, "of course!" est traduit "de cours!"). CHIFLET, Jean-Loup, Sky my husband!, Paris: Hermé, 1985, 14, et Sky my wife!, Paris: Carrere, 1989.

 

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Metroland. Tandis que l'insertion de lexèmes étrangers se fait plus rare, Christopher ne peut que constater l'érosion de son bilinguisme. De fait, il commet une faute de déterminant lorsqu'il évoque "le syphilis de l'âme" (135) et avoue ne plus se souvenir du quatrain en français dont provenait le calembour civilisé/syphilisé et dont Toni et lui-même avaient pourtant fait leur leitmotiv. La disparition des conjonctions interlingues des discours des personnages signe l'acceptation d'une langue plus uniforme et est concomitante d'un recentrement social et affectif.

 

  Si l'on s'en tient aux personnages de Metroland et de Talking It Over, l'interlinguisme se présente comme l'une des modalités d'une excentricité qu'ils revendiquent, même si elle n'est pas nécessairement effective. Les manipulations interlingues auxquelles se livrent les protagonistes barnesiens pourraient certes être interprétées comme de simples effets de pose et de provocation légère, d'autant que Julian Barnes adopte généralement une perspective ludique ou satirique. Toutefois, les combinaisons linguistiques qui ont été soulignées soulèvent des questions essentielles sur l'usage de la langue maternelle et des langues étrangères et la fréquence du procédé incite le lecteur à s'interroger sur les limitations de tout système linguistique. En effet, la nécessité de recourir à des idiomes extérieurs pose la question de l'adéquation ou non de la langue d'origine au processus même d'écriture. Le lacis de lexèmes étrangers semble alors oeuvrer à l'émergence d'un code linguistique parallèle, essentiellement hybride, où la langue d'accueil continue certes de prédominer mais fait surtout l'objet d'un décentrement obligé mais fertile.

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires:

BARNES, Julian. Metroland. 1980.  Londres: Picador, 1981.

---. Flaubert's Parrot. 1984.  Londres: Picador, 1985.

---. Talking It Over. 1991. Londres: Picador, 1992. (Love, etc.. Trad. Raymond Las Vergnas. Paris: Denoël, collection "Empreinte", 1992).

---. Cross Channel. Londres: Jonathan Cape, 1996.

 

Sources secondaires:

CHIFLET, Jean-Loup. Sky my husband! Paris: Hermé, 1985.

---. Sky my wife! Paris: Carrere, 1989.

ETIEMBLE. Parlez-vous franglais? 1964. Paris: Folio actuel, 1980.

GENETTE, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Seuil, 1982.

PETIT, Michel. "'Gourstave Flaubear': l'intertextualité contrastive comme procédé métafictionnel dans Flaubert's Parrot de Julian Barnes." Ed. Max Duperray. Histoire et métafiction dans le roman contemporain des îles britanniques. Aix-en-Provence: Publications de l'université de Provence (1994): 121-37.

RIFFATERRE, Michaël. "L'intertexte inconnu." Littérature 41 (fév. 1981): 4-7.

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)