(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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“The real thing”: authenticité et théâtralité dans
Ever After
de Graham Swift

Catherine Pesso-Miquel

Université Paris-Sorbonne

 

Dans Ever After, Graham Swift poursuit et développe la réflexion sur la représentation et la relativité du vrai et du faux qu’il avait amorcée dans Out of This World, roman dans lequel l’art de la photographie sert de paradigme. Dans Ever After, c’est le théâtre, art de l’illusion par excellence, qui sert de moteur et de modèle; le roman abonde en citations empruntées au théâtre, et en particulier à Hamlet.

Le théâtre, très présent dans la diégèse et la thématique, sert aussi de modèle à la narration, qui se dramatise, se théâtralise, ou décrit délibérément certains épisodes en soulignant leur aspect “théâtral”. Cependant, dans Ever After, cet art du factice qu’est le théâtre est exploité avant tout pour problématiser et relativiser l’“authentique”, ainsi que la représentation du réel. Pour ce faire, Swift parsème son texte de l’expression “the real thing”, qui revient comme un leitmotiv obsessionnel. Or deux auteurs très différents, Tom Stoppard et Henry James, ont choisi d’intituler une de leurs œuvres The Real Thing. Cette étude se propose d’analyser quelques aspects de la problématique définie par Swift, tout en explorant les relations intertextuelles implicites que le roman entretient avec les textes de Stoppard et James.

L'amour “véritable” et le spectre de Tom Stoppard

“Happiness ever after”, voilà comment Bill définit son union avec Ruth (121). Mais contrairement à un conte de fées, consacré aux vicissitudes qui précèdent et retardent le mariage triomphal final, nécessaire clôture de la narration, le roman commence après la mort qui a mis fin à un bonheur conjugal sournoisement remis en question. Les collègues de

 

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Bill méprisent cet intrus dont les capacités universitaires sont plus que douteuses mais manifestent un intérêt fasciné pour sa défunte femme. Ils sont avides d’anecdotes sur leur vie en commun, et veulent sans cesse savoir “what it was really like, to be married to her”, “what she was really like” (42, souligné par l’auteur).

Bill est accoutumé à la question muette qu’il lit dans les yeux de ceux qui rencontrent pour la première fois cet obscur mari d’une femme adulée: “What — him?” (42); “Can that really be—? Him?” (75). Le beau-père de Bill, avec une spontanéité toute américaine, lui a même posé la question à voix haute: “ ‘Can I ask you something? Just between ourselves. How’d you do it? How’d you swing it? With Ruthie. What’s the secret?’ ” (152). Sam, dont la propre ardeur conjugale a depuis longtemps tiédi, se convainc difficilement de la pérennité de cet amour, dont pourtant Bill célèbre l’authenticité: “Ruth and I were the real thing” (149, c’est moi qui souligne). Les amis de Bill et Ruth avaient très tôt deviné la nature exceptionnelle de l’amour qui allait les lier:

As if everybody could see it even before we did. As if it wasn’t supposed to happen, not the real thing, not in this dim-lit domain given over to the hint, the dream, the starry promise, but not the substance of love. But since it was happening — how sweet, how touching, how truly remarkable […]. (76, c’est moi qui souligne.)

Cette affirmation insistante, obstinée, contraste avec les insinuations de Bill sur le bonheur conjugal de Matthew Pearce. Confronté à la crise spirituelle et ontologique que la lecture de Darwin et Lyell a provoquée chez son aïeul, Bill ne peut s’empêcher d’émettre des doutes sur la cause réelle de l’échec du mariage des Pearce, et nous invite à percer à jour le secret caché dans les carnets:

Let’s read between the lines. Let’s be brutal and modern and take apart these precious Notebooks — this precious marriage of Matthew and his Lizzie. Forget his numerous avowals. Forget that last letter from Plymouth. Hogwash! Eyewash! When it comes down to it, Matthew was just another disillusioned idealist, an over-reactive Hamlet type — couldn’t take it that the world was real. (211, c’est moi qui souligne.)

Les soupçons de Bill sont clairs: Elizabeth, lassée d’un mari perpétuellement plongé dans ses pensées et ses écrits, se serait consolée auprès de son chevalier servant, Neale. L’expression “the world was real”, qui exprime cyniquement l’omniprésence de l’adultère dans le monde, fait paradoxalement écho au précieux amour qui unissait Bill à Ruth, “the real thing”, et le fait implicitement apparaître comme impossible, utopique.

 

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Peu à peu Bill s’identifie à son aïeul, et le lecteur se rend compte que l’intérêt disproportionné que Bill porte aux problèmes conjugaux de Matthew trahit les doutes qui le tourmentent quant à l’authenticité et à la réalité de son propre bonheur conjugal perdu. Les innombrables allusions à des œuvres traitant explicitement le thème de l’adultère contribuent à éveiller la vigilance du lecteur (allusions à Love's Labours Lost, à certains tableaux préraphaélites, choix d’un opéra de Mozart bien précis…).

An old story. Cuckoo! Cuckoo! Happens all the time. The way of the world. Even a clergyman’s daughter. Even a Victorian clergyman’s daughter. Così fan tutte (and tutti too). God damn it, it was how you were born. [...] And Ruth. And Ruth? No, I don’t believe that she ever— But suppose, suppose. In the days before I became her manager. Her minder… (212, souligné par l’auteur)

La dernière scène du roman est une analepse nostalgique dans laquelle Bill nous raconte sa première nuit d’amour avec Ruth; c’est pour lui un souvenir fétiche, qu’il chérit. Juste avant cette rencontre un rêve lui a permis de prendre la mesure de l’amour qu’il voue à cette femme (“And I didn’t know I loved her till I’d dreamed of her. I didn’t know it was the real thing  until an illusion had signalled it” — 251, c’est moi qui souligne).

Dans ce rêve, Bill et Ruth devaient prendre un train ensemble et partir en voyage, mais Bill, paniqué, était arrivé en retard à la gare, pensant trouver le train parti. En fait le train était encore là: “It was all right, you see: she had spoken to the driver (she had spoken to the driver!). Didn’t I know this was a special train: it couldn’t possibly leave without us?” (251)

La répétition du syntagme “she had spoken to the driver!” montre quel poison Sam/Claudius a versé dans l’oreille de Bill en lui révélant l’adultère de sa mère Sylvia avec un cheminot, un conducteur de train. Le fameux rêve, si longtemps source d’émerveillement, est brutalement désacralisé, et provoque chez Bill un cynisme et une défiance alimentés a posteriori par la position de “stage cuckold” qu’il a si souvent occupée en regardant sa femme courir sur scène, “squealing, half naked, round strange bedrooms” (111). Bill se voit contraint de renoncer au rôle hamlétien de vengeur, de fils bafoué, qui l’avait aidé à construire sa personnalité, et sa vie entière lui semble alors une usurpation; elle n’est plus pour lui qu’un dérisoire simulacre. En revanche il peut désormais s’arroger le rôle hamlétien qui consiste à déplorer la fragilité des femmes et à fustiger leur ardeur monstrueuse.

C’est pourquoi, lorsque Bill s’interroge sur la fidélité d’Elizabeth, le texte indique que le pronom “she” renvoie à Ruth, même si son référent superficiel (Elizabeth) est élucidé par la mention de Neale, car le pronom est suivi d’un temps d’arrêt, marqué par l’un de ces tirets dont Swift joue avec beaucoup d’habileté: “Question: did she or didn’t she — with

 

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Neale, even before that afternoon of the bees?” (219). La tournure de phrase, “did she or didn’t she—”, parodie ironiquement Hamlet, dans la mesure où le renvoi du point d’interrogation loin du pronom permet de créer une similitude de rythme et d’intonation avec le fameux “To be or not to be”. Cette tournure est aussi un écho du doute qui ronge Bill à propos de son ascendance: “That [Sylvia] did or did not know I was another man’s son. That she would or wouldn’t have told me in the last days, hours of her life” (195).

L’insistance de Bill sur la formule qui résume sa relation conjugale, “the real thing”, ainsi que la question “did she or didn’t she” sont des indices implicites qui trahissent l’un des hypotextes du roman: The Real Thing, une pièce de Tom Stoppard [1] datant de 1982. Dans la première scène le spectateur découvre un mari, Max, occupé, preuves matérielles à l’appui, à accuser sa femme Charlotte de l’avoir trompé. Dans la deuxième scène, on comprend que cette première scène appartient en fait à une pièce de théâtre “fictive”, une pièce dans la pièce, écrite par Henry, le “vrai” mari de Charlotte, qui se trouve par ailleurs être l’amant de la femme de Max, Annie. Or Annie, dès la deuxième scène, pousse Henry à avouer leur liaison avant que leur “bel amour” ne s’aigrisse:

Annie:  We’ll go, and then it will be done. Max will suffer. Charlotte will make you suffer and get custody. You’ll see [your daughter] Debbie on Sundays, and in five years she’ll be at university not giving a damn either way.

Henry:  It’s not just Debbie.
Annie:  No, you want to give it time —
Henry:  Yes —
Annie:  ...time to go wrong, change, spoil. Then you’ll know it wasn’t the real thing.
[2]

Quand Annie, une fois remariée à Henry, a une liaison avec un jeune acteur, Henry se résigne avec humour, et l’expression “the real thing” prend un tour bien ironique: “Henry: Dignified cuckoldry is a difficult trick, but it can be done.”

Dans la “pièce dans la pièce”, intitulée House of Cards, le personnage de Max pousse Charlotte à le tromper, en l’accusant à tort, et la fille du dramaturge, Henry, se montre très sarcastique envers le thème que son père a choisi de traiter: “Debbie: Infidelity among the architect class. Again. [...] All relationships hinge in the middle. Sex or no sex. What a fantastic range of possibilities. Like an on-off switch. Did she or didn't she?” [3]

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1. Il est à noter par ailleurs que Stoppard partage le vif intérêt de Bill pour Hamlet: voir Rosencrantz and Guildentstern are Dead.
2
. Stoppard, Tom, The Real Thing. Londres: Faber and Faber, 1982, I, ii, je souligne.
3. Ibid., II, ix.

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Comme dans Ever After, l’absence de point d’interrogation transforme la question en une alternative sèche et brutale. Debbie ironise sur l’affligeante absence d’originalité dont son père fait preuve. Mais le thème du doute et de l’infidélité déborde hors du cadre de la pièce secondaire, puisque Henry le dramaturge s’interroge autant que son personnage Max sur les agissements de sa deuxième femme Annie, qui est aussi une actrice, comme Charlotte, et dont il n’est jamais sûr qu’elle ne lui ment pas, qu’elle ne lui joue pas la comédie: “Henry: I can manage knowing if you did but I can’t manage not knowing if you did or not.” [4]

Peu à peu, le spectateur comprend que House of Cards sert de miroir, ou de mise en abyme, à The Real Thing. Ces deux pièces paraissent totalement indépendantes au début; la pièce primaire est censée souligner la théâtralité de l’autre, mais les dialogues de la pièce primaire ne sont guère moins brillants ni artificiels que ceux de la pièce secondaire; chacune des deux pièces met en valeur l’irréalité de l’autre, même si, par pure convention, la pièce primaire a un degré de réalité supérieur.

Henry explique à Annie que le monde du théâtre, la liberté et le côté informel des rapports entre actrices et acteurs est propice aux rencontres, à la tentation de l’adultère:

Henry:   I don’t want anyone else but sometimes, surprinsingly, there’s someone, [… and] you know that in another life it would be her. Or him. […] you catch the glint of being someone else’s possibility, and it’s a sort of politeness to show you haven’t missed it, so you push it a little, well within safety, and there’s that sense of a promise almost being made in the touching and kissing without which no one can seem to say good morning in this poncy business and one more push would do it. [5]

Cette idée du virtuel, de la menace du possible, survient aussi dans Ever After:

It wasn’t what you think. It was only the thought of the possibility. It could have been them, you see; it could have been Ruth and G— all along, not Ruth and me. (112, souligné par l’auteur.)

The freedoms of these theatrical folks, the way they touch and kiss and hug and slip in and out of roles… No, I don’t believe she ever really— But what if she had? What if she had? (212, c’est moi qui souligne.)

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4. Ibid., II, x.
5. Ibid., II, ix, c’est moi qui souligne.

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Même le choix de l’initiale G semble inspirée par Stoppard, car un des acteurs qui courtisent Annie s’appelle Gerald.

Cependant, malgré la mise en avant de la thématique de la trahison amoureuse, le but de Stoppard n’est pas de réfléchir sur l’adultère (thème par excellence du “théâtre de boulevard”) mais de bâtir des ponts entre différents niveaux dramatiques et différentes pièces, afin d’instaurer un discours méta-théâtral implicite. Il utilise d’ailleurs une métaphore de pont pour exprimer le pouvoir du langage et de l’écriture: “Words don’t deserve that kind of malarkey. They’re innocent, precise, standing for this, describing that, meaning the other, so if you look after them you can build bridges across incomprehension and chaos.” [6]

Dans Ever After les ponts sont à l’honneur, car Matthew Pearce rend compte avec admiration des constructions de l’ingénieur Brunel, et le pont sert aussi de métaphore qui renvoie à l’écriture, et au système d’échos, de miroirs et de parallèles qui relie l’histoire de Matthew à celle de Bill. Comme dans la pièce de Stoppard, la frontière entre récit encadrant et récit encadré devient poreuse et floue; il y a du “jeu” entre les deux textes, qui s’interpénètrent et débordent l’un dans l’autre.

 

Jeux d'acteur et médiatisation de la représentation

Bill Unwin est censé réfléchir sur un authentique journal intime du dix-neuvième siècle, mais la simple citation de ce “document” ne le satisfait pas. Au début son intention était de se livrer à un exercice universitaire, de publier le document en l’accompagnant d’une introduction et de notes critiques. Mais au moment où il rédige ce livre (celui que le lecteur a maintenant entre les mains), il explique qu’un déploiement d’érudition ne l’intéresse plus, et qu’il cherche à recréer, à re-présenter, c’est à dire à rendre présente, la vie “réelle”, authentique, de Matthew: “I don’t know at what point the ‘book’, the scrupulously scholarly exercise, ceased to matter, if it ever mattered. You see, it is the personal thing that matters. The personal thing. It is knowing who Matthew Pearce was. And why he should matter to me” (49).

Pour reprendre une métaphore présente dans le roman, Bill en tant que lecteur de Matthew doit se faire paléontologue et, à partir de ces quelques fossiles, de ces ossements blanchis et figés que sont les carnets, “picture the scene […], reconstruct the moment, as patient paleontologists reconstruct the anatomies of extinct beasts”: la couleur, l’aspect et la consistance de la peau, la voix de l’animal ne pourront alors qu’être ré-inventées, re-créées, par l’imagination et l’intelligence conjuguées. Et Bill le dit sans cesse: “I invent. I imagine” (212).

Son entourage le presse d’écrire la biographie de sa défunte femme, mais Bill refuse. Bio-graphie. Écrire la vie. Quelle gageure! Et Bill d’expliquer: “It seems to me it would be

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6. Ibid., II, v.

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an impossibility, a falsehood, a sham. It’s not the life, is it but the life? The life” (253). Une biographie est incapable de re-présenter la vie, en d’autres termes de la ressusciter. Une biographie, par définition une œuvre qui n’est pas de la fiction, reste lettre morte d’après Bill. En revanche une œuvre fictive, théâtralisée, mise en scène, est capable de ce miracle: donner vie aux choses, ce qui est un des sens de “créer”.

That moment when the performance begins! That magic moment when the lights go down and the curtain trembles; when the pretend thing, the made-up thing, becomes the real thing and the audience, in their dark rows, turn to ghosts. […] That moment when things come alive. (252, c’est moi qui souligne.)

De nouveau surgit l’expression “the real thing”, et de nouveau l’expression semble être une allusion intertextuelle implicite, car The Real Thing, avant d’être le titre d’une pièce de Stoppard était celui d’une nouvelle de Henry James. Dans cette nouvelle, “The Real Thing”, un peintre cherche des modèles pour éxécuter une commande d’illustrations pour une série de livres. L’artiste doit représenter entre autres personnages une lady et un gentleman, et les candidats qui proposent de poser pour lui sont “the real thing”: en l’occurrence, un couple authentiquement “genteel” et distingué, mais appauvri. Cependant le personnage du peintre conclut rapidement que “the real thing” ne convient pas du tout, car “[Mrs Monarch] was a lady certainly, and into the bargain was always the same lady. She was the real thing, but always the same thing.” [7] Le peintre constate que la représentation de la “chose authentique” ressemble à une photographie, ou une copie de photographie, mais pas à une œuvre picturale, une œuvre d’art. La représentation du “vrai” semble fausse et figée. En revanche, lorsque Miss Churm, “a freckled cockney”, pose pour lui, le résultat paraît naturel, parfaitement “authentique”, qu’il cherche à représenter une Princesse russe ou une bergère. Le secret de Miss Churm réside dans sa capacité à jouer un rôle, et l’art du peintre dépend de celui de l’actrice:

She couldn’t spell and she loved beer, but she had two or three ‘points’, and practice, and a knack, and mother-wit, and a whimsical sensibility, and a love of the theatre, and seven sisters, and not an ounce of respect, especially for the h. […] Her usual appearance was like a curtain which she could draw up at request for a capital performance. [8]

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7. James, Henry, “The Real Thing” (1893), in The Short Stories of Henry James. New York: Random House, 1945, p. 201 (c’est moi qui souligne).
8. Ibid., p. 196 et 202.

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Ainsi la représentation du vrai passe par le faux; l’art travestit et sublime le réel pour tenter d’exprimer le “vrai”.

La peinture du réel passe par la dramatisation; la représentation prend alors tout son sens théâtral, ce qui nous renvoie à la question de Bill sur la “vérité” du personnage de Matthew tel qu’il nous le représente, “And if I conjure out of the Notebooks a complete yet hybrid being, part truth, part fiction, is that so false?” (90). Le peintre narrateur créé par Henry James avoue sa préférence “for the represented subject over the real one: the defect of the real one was so apt to be a lack of representation” [9]. Dans The Tragic Muse, roman de Henry James centré sur un personnage d’actrice, Sheringham remarque: “I’m fond of representation — the representation of life: I like it better, I think, than the real thing.” [10]

Cette problématique de l’authentique et du faire-semblant est très éclairante quand on pense à la méthode de Bill Unwin, qui ne se contente pas de ce “real thing” qu’est le document Pearce, mais qui littéralement le met en scène, le théâtralise. Ainsi, lorsque Bill écrit la tragique scène de l’apostasie de Matthew et de la malédiction proférée par le pasteur, il place le lecteur devant un texte qui par sa présentation (didascalies, présence du nom du personnage avant les répliques, mise en page) est véritablement un morceau d’une pièce de théâtre inséré dans la narration romanesque. La théâtralisation, ou adaptation dramatique, à laquelle Bill se livre est d’autant plus facile que l’auteur du document original, Matthew, s’est plu à souligner, avec un humour amer, la théâtralité de la scène qu’il a vécue. J’emploie ici théâtralité dans son sens le plus banal, sens que Pavis définit comme “spatial, visuel, expressif, au sens où l’on parle d’une scène très spectaculaire et impressionnante” [11]. Car le pasteur a fait endosser à Matthew “a clownish costume”: “a spare pair of his long-sleeved gauntlets and one of his long-veiled straw hats”, chapeaux que Matthew appelle plus loin “those outlandish masks”, mot qui évoque bien sûr le théâtre grec antique. Les personnages se heurtent en une altercation passionnée, sans se soucier de leur accoutrement: “oh there was comedy in the tragedy!” s’exclame Matthew (181).

Mais la théâtralité de la scène décrite par Bill réside aussi ailleurs. Alain Girault définit ainsi “le dénominateur commun de ce qu’on a coutume d’appeler ‘théâtre’ ”:

D’un point de vue statique, un espace de jeu (scène) et un espace d’où l’on peut regarder (salle), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène et des spectateurs dans la salle. D’un point de vue dynamique, la constitution d’un monde “fictif” sur la scène en opposition au monde “réel” de la salle [12].

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9. Ibid., p. 193.
10. James, Henry, The Tragic Muse (1890). Harmondsworth: Penguin Classics, 1995, p. 62.

11. Pavis, P., Dictionnaire du théâtre. Paris: Messidor, 1987, p. 396.
12. Girault, A., Théâtre/Public. 5-6, juin 1975, p. 14, cité par Pavis, op. cit., p. 397.

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Dans la scène de dispute entre Matthew et le pasteur le coin du jardin et ses ruches figurent l’espace scénique, placé sous le regard d’un spectateur: “They have an observer (as well as God in the sky): the Rector’s wife — let’s suppose she was watching, watching quite intently, from a rear window of the Rectory” (184).

La référence ironique au regard de Dieu nous rappelle que Bill est un narrateur qui n’a rien d’omniscient.

Mrs Hunt est spectatrice, mais elle est trop loin pour entendre les dialogues échangés par les personnages. Elle est donc très bien placée pour apprécier la théâtralité “pure” de la scène, car ce qu’elle voit nous est décrit avant l’introduction du texte dramatique écrit par Bill. La théâtralité, dit Pavis, “peut s’opposer au texte dramatique lu et conçu sans la représentation mentale d’une mise en scène” [13], et c’est ainsi également que la définissent Barthes et Artaud:

Qu’est-ce que la théâtralité? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur. [14]

Tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue [15].

Graham Swift retourne ici à son hypotexte majeur, Hamlet, qui comporte comme chacun sait une pièce dans la pièce, dont l’intrigue est d’abord mimée avant que le texte ne soit dit par les acteurs. La description de ce que Mrs Hunt voit par la fenêtre, écrite au présent simple, dans une suite de propositions indépendantes ou elliptiques, courtes et sèches, ressemble à s’y méprendre au style des didascalies en général et plus particulièrement à la description du “dumb-show” par Shakespeare[16]. Dans Hamlet, le spectateur peut déchiffrer, mais pas Ophélie; chez Swift, le lecteur peut décoder, mais pas Mrs Hunt. Chez Swift la théâtralisation de la narration est donc particulièrement sophistiquée et élaborée. Tout fonctionne comme si le roman se livrait ici à une mutation générique momentanée.

En un effet de miroir, Bill indique que la réalité est souvent fausse, dans la mesure où les gens ont tendance à se cacher sous des masques, à mentir, à jouer des rôles. Bill imagine la séduction par l’étudiante Katherine du professeur Potter comme étant partiellement le résultat d’une stratégie délibérée, comportant un rôle décidé et répété à

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13. Pavis, op. cit., p. 396.
14. Barthes, R., Essais critiques. Paris: Seuil, 1964, p. 41-42.
15. Artaud, cité par Pavis, op. cit., p. 397.

16. Hamlet, III, ii.

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l’avance: “this is what is supposed to happen at modern universities: you throw yourself at clever young lecturers” (81). Et Bill se plaît à imaginer cette rencontre, à en évoquer la théâtralité; il en devient le réalisateur, décrivant la robe que Katherine aurait portée dans sa mise en scène, l’effet que cette robe aurait produit sur Potter, les effets de lumière… (“winter light fading beyond his office windows, his desktop and bookshelves in a state of beguiling disorder”, 81).

Bill va plus loin encore, en affirmant que la vie ressemble parfois tellement à du mauvais théâtre, mal écrit, mal mis en scène, mal joué, que l’on a envie de ne pas y croire. La réalité peut être “théâtrale”, si l’on prend le mot dans son sens de spectaculaire, outré, artificiel. Il pense au dernier Noël, tendu et guindé, que Ruth a vécu, et pour lequel elle avait invité ses parents: “Spent Christmas with Joan and Roy — an exercise so mawkish, so like a piece of treacly black comedy, that you were tricked into thinking none of it could be real” (117).

À d’autres moments encore, la théâtralité de la réalité procure un moment de bonheur intense. Le moment où Bill entre enfin en scène aux côtés de Ruth, par un jour d’orage au mois de juin, est décrit à l’aide de références à deux pièces de Shakespeare (A Midsummer Night's Dream et Hamlet: “I was a puckish soul. The world was no longer weary, stale, flat and unprofitable.”); la situation est triomphalement spectaculaire: “We stepped into each other’s limelight”, “[Ruth’s] best line, her most unforgettable line, delivered with such casualness but with such depths of promise: ‘Share my taxi?’ ” (78). Et lors de la mort de Ruth, la vie et le théâtre, ou plutôt la mort et le théâtre, fusionnent inextricablement, quand Ruth se suicide, jouant jusqu’au bout le rôle de Cléopâtre (117). Cependant, rétrospectivement, le talent de l’actrice tourmente Bill, car il rend illusoire la possibilité de connaître la “vraie” Ruth, celle qui aurait “été elle-même”, qui n’aurait pas joué un rôle.

La façon dont Swift brosse le portrait de Ruth et dont il traite le thème de l’art de l’actrice rappelle fortement le personnage de Miriam Rooth créé par James dans The Tragic Muse, qui comme la nouvelle “The Real Thing” met en relation l’art de l’acteur et l’art du peintre. Le choix du prénom Ruth acquiert une autre résonance lorsqu’il est mis en relation avec le nom de Miss Rooth, non seulement à cause de l’homonymie mais aussi à cause des connotations judaïques et bibliques du prénom Ruth, car Miss Rooth est juive. Lorsque le diplomate Peter Sherringham réfléchit à l’expression du visage de Miriam, il est frappé par le fait qu’elle n’a pas d’expression propre:

She positively had no countenance of her own, but only the countenance of the occasion, a sequence, a variety — capable possibly of being immense — of representative movements. […] She might do what she liked with her face. It was an

 

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elastic substance, an element of gutta-percha, like the flexibility of the gymnast, the lady at the music-hall who is shot from the mouth of a cannon. [17]

James a insisté [18] sur la difficulté de traiter ce thème, ce qu’il appelait “to do the actress”, et Swift semble suivre dans ses traces; il insiste lui aussi sur la mobilité du visage de Ruth, “so brimming and in motion. So crystalline yet so liquid” (77). Ruth ne savait même pas elle-même à quoi elle ressemblait, elle aurait été incapable de décrire son propre visage. En revoyant Miriam après une séparation, Sheringham est confirmé dans son impression: “her character was simply to hold you by the particular spell. Any other (the relation to her mother, her friends, her lovers was not worth speaking of. These things were the fictions and shadows, the representation was the deep substance.” [19]

Miriam, comme Ruth, a le don de donner vie aux choses, “she made the fictive true.” [20] Mais ce don semble sacrifier l’identité. Lorsque Miriam rencontre Mademoiselle Voisin au Théâtre-Français, elle est frappée par le fait que la grande actrice ne s’est jamais dévoilée au cours de l’entretien: “she showed us nothing — nothing of her real self.” [21] Comme le fait remarquer Bill, le public est avide de connaître “this other person, this elusive hard-to-spot character called ‘the real you’. The ‘real Ruth Vaughan’, as the journalists would have it” (117). Lorsqu’elle était vivante, Bill avait la certitude de connaître et de posséder cette “vraie” Ruth (“It was her, it was her, you see, never those roles she dressed in” 76, souligné par l’auteur), mais rétrospectivement, il en est moins sûr. Et cette incertitude est insupportable. Comme l’écrit Stoppard,

“[Love] is to do with knowing and being known. I remember how it stopped being odd that in Biblical Greek knowing was used for making love. Whosit knew so-and-so. Carnal knowledge. It’s what lovers trust each other with. Knowledge of self, the real him, the real her, in extremis, the mask slipped from the face.” [22]

Le problème est d’autant plus déroutant pour Bill Unwin qu’il doute de sa propre identité depuis la révélation des circonstances de sa conception, et surtout depuis son suicide

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17. The Tragic Muse, op. cit., p. 126-127.
18. Dans “Preface to The Tragic Muse”.
19. Ibid., p. 306.
20. Ibid., p. 144.
21. Ibid., p. 234.
22. Stoppard, Tom, The Real Thing, II, vi.

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manqué:“I wonder who [the real me] is — really I do” (117). Sa propre vie se révèle une fiction et son “père” s’est métamorphosé en un blanc, un simple tiret (“his — father”, 260).

Le suicide de Bill survient juste après la tentative de séduction opérée chez lui par Katherine Potter. Cette visite de Katherine est elle aussi théâtralisée par Bill, qui a l’impression que Katherine joue un rôle, peut-être contre son gré: “She enters my room with an air of simultaneous premeditation and precipitateness, as if someone, perhaps, had gently pushed her, as if she is stepping on to the stage of some bizarre and potentially disastrous initiative test” (238).

De nouveau l’espace scénique sur lequel Katherine entre ainsi en scène est minutieusement préparé, par une description dont le caractère théâtral est volontairement souligné. Les fenêtres sont indiquées, les lumières aussi (237), exactement comme dans ces portraits du décor que les dramaturges rédigent parfois à l’intention de leurs interprètes, au début de leurs pièces. Bill souligne aussi les similitudes entre cette scène de séduction et la scène, chronologiquement bien antérieure, de séduction de Potter par Katherine: “So the whole exercise (if that is the word) was a sort of re-rehearsal of that former, ostensibly scholarly assignation — with me in the role of the plausible suitor” (238).

On a ici un exemple de la temporalité très complexe du roman. La rencontre de Michael Potter et Katherine, qui a lieu en 1970, et que Katherine raconte à Bill en juin 1989, lorsqu’elle vient le séduire à l’université, est narrée par Bill au lecteur p. 80, avec une référence proleptique à la scène de séduction, qui est narrée p. 238, et qui fait une allusion analeptique à la scène de la p. 80. Les deux épisodes sont donc ostensiblement, explicitement liés.

Cependant ce lien fortement appuyé entre deux épisodes n’est qu’un leurre, qui cache un autre effet de miroir, implicite celui-là, entre deux “scènes”, au sens théâtral: Bill ne dit pas — peut-être le texte veut-il nous montrer qu’il ne s’en rend pas compte — que la scène jouée par Katherine, cette “audition” qu’elle ne veut pas rater, reflète ironiquement la scène jouée par Ruth lorsqu’elle invite Bill à partager son taxi. Les deux épisodes ont lieu à la fin du mois de juin [23], (“midsummer”, 78); dans les deux cas il pleut à verse et il s’agit de se mettre au sec, et il y a même un écho textuel qui contribue à faire de la deuxième scène la parodie de la première. “ ‘Share my taxi?’ ” demande Ruth (78). “ ‘Shelter from the storm?’ ” demande Katherine (237). Situations symétriques (offre d’abri dans un cas, demande d’abri dans l’autre), et dialogues analogues: même structure interrogative elliptique, même ton volontairement familier et détaché, même concision et attaque déterminée par la même consonne ‘sh’. Malheureusement, Katherine, au contraire de Ruth,

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23. L’apostasie de Matthew, autre moment-clé du roman, se produit également à la même période de l’année, le 24 juin 1860.

 

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n’est pas une bonne actrice, et Bill sait qu’elle a conscience de cette déficience (“perhaps this wouldn’t be happening if Ruth hadn’t been an actress”, 239). La différence essentielle, c’est que Ruth représente la vie, elle est la vie, alors que Katherine ne sera jamais “the real thing” parce qu’elle est seulement comme la vie:

How could you describe [Ruth’s face?] There was no other word for it: it was full of life. So full of life. (118)

I think [Katherine] thinks she is restoring me to life. […] And when I watch her walk across the lawn, she seems to me (but don’t trust the words of someone newly snatched from the grave) like life itself. Like life itself. (87, c’est moi qui souligne.)

On retrouve la même distinction subtile que dans la nouvelle de James, dans laquelle le peintre dit de Mrs Monarch qu’elle est “very ladylike” [24].

La préposition “like” revient d’ailleurs dans un autre système d’échos qui souligne ironiquement l’abîme séparant Ruth de Katherine. En effet, lorsque Ruth, qui saura bien plus tard incarner Ophélie, chante au cabaret, elle joue le rôle d’une ingénue rougissante, “wild again, beguiled again”, “a simpering, whimpering child again” (75), alors que Katherine ne peut être que “Ophelia-like”, “wallowing in simpering, whimpering poetry” (87, c’est moi qui souligne) et qu’elle ne peut donner à Bill que l’illusion d’être charmé (“I fancy myself as a beguiled wizard” — 238, c’est moi qui souligne).

En le sommant de ne pas se fier à ses paroles, Bill prévient son lecteur qu’il ne doit pas être berné par l'illusion de la vie et du bonheur, par un ersatz, comme il a failli l’être lui-même. Par un après-midi pluvieux de juin, Katherine a commis un sacrilège sans le savoir, a produit une mauvaise parodie, une imitation dérisoire du “meilleur rôle” de Ruth, et a permis à Bill de se rendre compte qu’elle ne serait jamais “the real thing”. (Le motif de la pluie est doublement associé à la consécration de l’amour de Bill et Ruth, car lorsque Bill met en scène la nuit magique passée à l’hôtel du Danemark, la toile de fond n’est pas oubliée: “the backcloth, beyond the window, is the inky shimmer of London under rain”, 260.)

Katherine n’est, tout compte fait, qu’un piètre “substitoot”, dont Bill refuse de se contenter. Bill refuse d’accepter la résignation de Sam, énoncée dès le début du roman: “the real stuff is running out, it’s used up […]. You gotta have substitoots” (7, souligné par l’auteur). Katherine, elle “seems like life itself” (87), et Bill, comme Hamlet, nous affirme “I know not “seems” (143). Katherine est à Ruth ce que Hamlet est à l’acteur-artiste qui fait revivre Hécube et pleure de vraies larmes. Hamlet est un mauvais histrion qui a besoin d’un souffleur, et qui, “prompted to [his] revenge by heaven and hell/must like a whore unpack

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24. James, Henry, “The Real Thing”, op. cit., p. 31.

 

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[his] heart with words” [25]. Bill, dans le désespoir de son veuvage, littéralise l’expression plate et convenue “ne pas pouvoir vivre sans quelqu’un”. Lorsqu’il entend les gens lui murmurer ces piètres mots de consolation, “life goes on”, il proteste. Car seule Ruth peut lui donner la vie: “I am surrounded by leaves. But only Ruth will do. She represented life to me. I know that, now she is dead. She was life to me. And that isn’t just vain hyperbole, is it? She was an actress, wasn’t she? It was her job: to represent life to people” (120).

L’exploitation des métaphores théâtrales permet donc à Swift de faire l’économie de l’analyse psychologique de son personnage, mais donne des indices au lecteur qu’il charge de reconstruire tout seul le cheminement de Bill vers le suicide.

The real thing: pastiche et historiographie

Bill compare ironiquement sa mise en scène de l’histoire de Matthew à la “vulgarisation” historique à laquelle se livre le professeur Potter dans ses émissions de radio et de télévision. Potter convoite le manuscrit Pearce afin de l’exploiter et de devenir enfin célèbre; et Bill le soupçonne d’avoir à ces fins décidé d’utiliser sa femme comme appât: Katherine ne chercherait à le séduire qu’afin d’obtenir le document pour son mari. De même, Laertes et Polonius accusent Hamlet d’en vouloir uniquement à la virginité d’Ophélie, malgré toutes ses promesses d’amour honorable [26]:

it is clear to the Ellison Fellow that Potter sees Katherine, his wife, put her hand on his, the Ellison Fellow’s wrist and, what’s more, that Katherine knows it, and doesn’t take her hand away. Which makes the Ellison Fellow, who still likes to put into his thoughts the words, if not of Hamlet, then (more appropriately perhaps) of Polonius, think, springes to catch woodcocks. (85)

Mais ici la “virginité” qui est mise en péril n’est pas celle d’une jeune fille, c’est celle du texte, de l’“original”, porteur d’un sens qu’il faut défendre et protéger contre les visées vulgaires et commerciales de Potter. Potter est présenté comme un souteneur, prêt à livrer sa propre femme en pâture, prêt à prostituer sa discipline, l’Histoire, à offrir “watered-down or souped-up scholarship for the masses. Potter’s potted history” (42). Si Bill lui livre le document, Potter en fera a “TV ‘realization’ ”, “a vapid period piece” (185), un produit qui sera, comme les “substitoots” prônés par Sam Ellison quelque chose d’essentiellement faux.

Comme Henry, le dramaturge créé par Stoppard, Bill refuse toute écriture facile, rapide, fausse, qui flatte le goût paresseux et vulgaire du plus grand nombre. Henry rejette

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25. Hamlet, II, ii, 580.
26. Hamlet, III, i, 115.

 

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avec mépris les aphorismes faciles, les petites phrases sophistes, “so neat you can’t see the loose end that would unravel it […], flawless but wrong”, qu’il appelle “ersatz masterpieces. Like Michelangelo working in polystyrene”, une image qui n’est pas sans rappeler Sam Ellison, “[whose] goal was nothing else than the polymerization of the world” (7). Ce que Henry veut faire, ce n’est pas le travail “réaliste” de Brody le militant anti-nucléaire “who has something to write about, something real”. Henry, condamné pour l’instant à écrire des œuvres alimentaires afin de pouvoir verser une pension à sa première femme, aimerait écrire une œuvre d’art, une œuvre authentique, de celles qui passent l’épreuve du temps:

I don’t think writers are sacred, but words are. They deserve respect. If you get the right ones in the right order, you can nudge the world a little or make a poem which children will speak for you when you’re dead. […]

If Charlotte made it legal with that architect she’s shacked up with, I’d be writing the real stuff. [27]

Swift, lui aussi, veut écrire les vrais mots, les mots capables d’accomplir ce miracle admirable qui étonne tant Bill Unwin: “Why should the simplest, tritest words […] touch us with pure delight? Why do the most tired and worn (and bitterest) thoughts — the thoughts we have all thought — return to us, in another’s words, like some redeeming balm?” (71)

Le paradoxe, bien sûr, des affirmations de Bill sur la nécessité de protéger le texte de Matthew Pearce vient du fait que le document est un faux, écrit par Graham Swift au vingtième siècle. C’est un pastiche, pour lequel syntaxe et lexique doivent se couler dans un moule, celui de la pensée et du mode d’expression de l’époque victorienne, mais c’est un pastiche habile, qui s’attache à donner force, individualité et modernisme au style de Matthew, en le rendant parfois proche de celui de Bill.

Néanmoins, dans son traitement de ce “document”, Bill se veut scrupuleux, rigoureux, scientifique. Il lit Lyell, Darwin, et insiste sur le sérieux de ses recherches: “you see, Potter, I have done my homework” (129); “I read up on Brunel” (204); et, comble de l’ironie, la thèse écrite par Potter sur la période victorienne est pour Bill “an invaluable aid to my researches” (82). Ces affirmations de Bill sont un moyen pour Swift d’affirmer son propre sérieux, le souci historiographique qui l’anime. Son roman a des affinités avec la pièce où Bill vit: “Spiral staircases and genuine Gothic features. And the fireplace, you notice, a genuine piece of neo-Gothic pastiche, dating from Tennyson’s own time” (238). Faux gothique et pastiche certes, mais œuvre d’art authentique néanmoins.

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27. Stoppard, Tom, The Real Thing, II, v (c’est moi qui souligne).

 

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Swift problématise sans cesse biographie et historiographie. Bill est censé écrire son autobiographie, et pourtant cette écriture de la vie, du passé, peut se révéler fictive elle aussi, car elle est basée sur des souvenirs peu fiables: “the past, they say, is a foreign country, and I fictionalize (perhaps) these memories of that afternoon” (229).

Swift s’amuse aussi à faire écrire à Bill une “vraie” lettre dans un style administratif affecté et ampoulé dont il voudrait être sûr qu’il ne fût pas le sien, et qu’il commente avec un dégoût exaspéré:

The language that we use! The postures we adopt! A little ingratiating mimicry of those whom (we think) we are dealing with? Or is this stuff me? — the professorial blather (the infection well advanced); the palpable signs of fogeydom. No, not the moody Prince all along, but prating Polonius. Three ‘howevers’ and an ‘in so far as’. (176)

La critique agacée par Bill de sa propre lettre, de ce méchant pastiche, de cette écriture qui semble ‘the epitome of the false’, est une façon malicieuse pour l’auteur de mettre en avant, par contraste, la qualité convaincante du pastiche que sont les carnets de Matthew. Pastiche et dramatisation de son propre pastiche ne sont que des moyens utilisés pour re-présenter, c’est à dire pour créer la vie, pour donner la vie à ses créatures, pour que “the made-up thing” puisse devenir pour le lecteur, l’espace d’une lecture, “the real thing” (253).

Peter Sheringham admire sans réserves l’art théâtral, “an art which could so triumphantly, so exquisitely render life. ‘Render it?’ he said to himself. ‘Create it and reveal it, rather; give us something new and large and of the first order!’  [28]

Ce rapport élaboré entre théâtralité et vie est d’ailleurs souligné avec ironie par la reprise dans le roman de Swift du traditionnel thème poétique du Theatrum Mundi, qui présente l’être humain comme un piètre acteur, condamné à jouer une pièce courte et dérisoire, thème cher à Shakespeare mais aussi à Ralegh, que l’on rencontre souvent aux détours des pages d’Ever After, et dont Bill cite deux vers célèbres: “Our mothers’ wombes the tiring houses be/Where we are drest for this short Comedy” (233).

Paradoxalement, cette réflexion sur le théâtre et la mise en scène aboutit à l’affirmation (aussitôt remise en doute, mais énoncée néanmoins) d’une possibilité de transcendance, et contribue à créer une sorte de flou ontologique éminemment postmoderne:

Why do we ever reach beyond ourselves to the existence of others, not to say beyond existence itself? […] And why, and for whom, did Matthew write the Notebooks at

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28. The Tragic Muse, p. 306.

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all? […] For some ‘kindred soul’ in the audience of the future (oh yes — an avid theatre-goer)” (184); “he wrote the notebooks for me?” (213, souligné par l’auteur)

Les noces du roman et du théâtre ainsi célébrées par Swift lui permettent donc de relativiser la réalité et l’authenticité de l’écriture de la vie et de l’écriture du passé (biographie, historiographie) tout en conférant noblesse et authenticité à l’écriture de la fiction. La brillante exploitation du théâtre et de la théâtralité à l’œuvre dans ce roman débouche sur la conclusion qu’il est impossible de traquer la véritable “identité” de quelqu’un, que tout “sujet” n’est qu’une succession de rôles. La problématique du “vrai” dans Ever After  mène au bout du compte à une réflexion sur la littérarité, et sur l’incapacité de la critique à vraiment discerner “the real stuff”, la littérature authentique, celle qui sera un pont tendu entre notre époque et les lointains siècles à venir.

Si Bill ressent, comme Matthew, “the jotting urge”, et se projette vers un lectorat (“who are they for, these ramblings?”), Graham Swift aussi se pose sans nul doute la question énoncée par son personnage: “So am I in it too, this race for posterity?” (232) L’ambition de l’auteur est clairement exprimée dans le roman; il s’inscrit implicitement dans la lignée de ceux qui défient la mort et l’oubli, les Williams, Darwin, et autres Brunel: “O death-defiers of this world! O luminaries, O immortalists! To leave one’s mark! To build a bridge, christen a theory, write a book. The struggle for existence? Ha! the struggle for remembrance” (231).

Écrire “the real thing”, “the real stuff”, c’est griffer profondément la surface de la réalité, c’est imprimer sa marque sur le monde et la mémoire collective pour l’éternité, ou en d’autres termes … “ever after”.

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)