(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

-9-

Passages du miroir et miroirs du passage dans
“Reflections” d’Angela Carter

Laurent Lepaludier

Université d’Angers

 

“Reflections” est une nouvelle d’Angela Carter publiée dans le recueil Fireworks: Nine Profane Pieces en 1974 [1]. Il s’agit d’un récit à la première personne d’un homme qui, le jour du solstice, alors qu’il se promenait dans un bois, entendit une jeune fille chanter. Distrait, il trébucha sur un objet et découvrit un coquillage aux spires curieusement inversées, telle une image en miroir. Des balles lui sifflèrent aux oreilles et il fut emmené par la jeune fille armée et accompagnée d’un chien, dans une maison qui ressemblait à celle d’une sorcière. En suivant une écharpe interminable, ils parvinrent à l’étage. Le narrateur y rencontra une créature hermaphrodite handicapée dont un profil était masculin et l’autre féminin. Dans la pièce se trouvait un gigantesque miroir où Anna, la jeune fille, obéissant à Tirésias, sa tante androgyne, jeta le coquillage. À la suite du coquillage, l’homme qui en savait trop fut contraint de traverser le miroir. Il se trouva alors dans un monde clos où tout était inversé, une Mer de la Fertilité où tous ses repères avaient changé. Il fut violé par la jeune fille. Se saisissant du fusil d’Anna, il parvint à trouer la voûte de ce lieu fermé, tuant Anna. Frappant violemment sa tante androgyne qui l’attaquait, il entraîna sa mort. Finalement, le narrateur, fier de son exploit, tendit les bras vers le miroir pour y embrasser son image.

Toute l’histoire est centrée sur le miroir. Le titre (“Reflections“) est là pour orienter la lecture autour de cet objet. Le miroir, c’est ce qui sépare deux mondes symétriques qui ont pour point commun l’inversion, c’est-à-dire une ressemblance qui pourtant ne peut se voir

_________________________

1. Fireworks: Nine Profane Pieces. London: Quartet Books, 1974. L’édition utilisée ici sera London: Virago Press, 1992. ÒReflectionsÓ: p. 81-101.

 

-10-

que dans l’opposition (différence dans l’identité), ou une inversion qui cependant rapproche (identité dans la différence). Image archétypique de la connaissance comme dans “Blanche Neige et les sept nains”, par exemple, le miroir est aussi l’objet magique de “Through the Looking-Glass” de Lewis Carroll [2]. Source de reflets ou lieu de passage, le miroir est dépositaire d’un savoir. Objet herméneutique par excellence, il révèle, paradoxalement, l’invisible des apparences, la face des choses et de soi que l’on ne peut voir qu’indirectement. Comment résister à la curiosité qui pousse à passer de l’autre côté?

Tout d’abord, c’est à travers le filtre du narrateur que le lecteur est amené progressivement à la connaissance du monde spéculaire. La connaissance se fait aventure, véritable naissance [3], passage et initiation à un savoir jusqu’alors inaccessible. Expérience de la différence, le passage du miroir permet à l’homme de connaître le milieu féminin de l’intérieur. Enfin, objet spéculaire, le miroir révèle l’écriture même d’Angela Carter.

Le lecteur accède à la connaissance du miroir et de ses secrets par l’intermédiaire du narrateur. Il constitue le filtre qui contrôle la distribution du savoir en la réduisant en fait à la découverte progressive expérimentée dans son aventure. L’adéquation de la perspective du lecteur à celle du narrateur se réalise d’autant mieux qu’il s’agit d’une narration à la première personne (“I” est le premier mot du récit.) La stratégie narrative de focalisation interne limite la perspective au personnage, même si la narration ultérieure implique un savoir du narrateur supérieur à celui du lecteur. Le narrateur se positionne donc implicitement comme possesseur d’un savoir qu’il va distiller au long du récit. En raison de la situation informationnelle de la lecture, la curiosité du lecteur porte sur le monde représenté, non de manière immédiate, ce qui est le cas du personnage, mais par la médiation du récit. L’identification avec le personnage et l’illusion de l’aventure créent en réalité une situation asymétrique dans laquelle le lecteur aura accès à un autre code qui lui donnera un avantage informationnel par rapport au personnage. C’est ainsi que la connaissance du titre crée chez le lecteur un horizon d’attente où le miroir a une part importante. La lecture sera donc double, établissant chez le lecteur deux horizons, un horizon de savoir de texte correspondant à la réalité de la situation phénoménologique de lecture, et un horizon de savoir d’aventure, correspondant à l’illusion de réel, au jeu d’identification avec le protagoniste. La mention du bois (“the spring-enchanted wood”, 81) [4] renvoie le lecteur au genre du conte de fées et à sa magie (“the magic silence of the

______________________

2. Carroll, Lewis, “Through the Looking-Glass”, Alice in Wonderland. New-York & London: Norton, 2nd ed.,1992, p. 101-214.
3. Cf. l’étymologie du mot connaissance.
4. Les références à l’édition mentionnée note 1 seront données dans le texte.

 

-11-

rustling wood”, 81). De même l’évocation du lapin [5] rappelle celui d’“Alice au pays des merveilles” et ouvre la possibilité d’un autre monde. À la suite du protagoniste, la curiosité vis-à-vis d’un savoir mystérieux est attisée par les paroles de la chanson de la jeune fille: “[...] and her words thrilled through me, for they seemed filled with a meaning that had no relation to meaning as I understood it” (82). L’irruption de l’étrange a pour effet de renforcer la position du protagoniste comme référence du connu et de favoriser la concomitance des points de vue.

Dans cette perspective, le savoir se donne comme connaissance d’objets, de lieux et de personnages dont le point commun est d’être des sortes de miroirs, de figures du savoir.

Le coquillage étonne parce qu’il se trouve loin de la mer, parce qu’il est anormalement lourd et froid, mais surtout parce que ses spires sont inversées et qu’il a l’air d’être une image provenant d’un miroir et met en cause la réalité du monde sensible tel que nous le connaissons: “It looked like the mirror image of a shell, and so it should not have been able to exist outside a mirror; in this world, it could not exist outside a mirror” (83). L’objet énigmatique sera, pour le protagoniste, la figure à partir de laquelle il découvrira les autres. L’hermaphrodite est un personnage-miroir structuré physiquement par une inquiétante dualité. On ne sait trop quel pronom personnel utiliser pour la désigner et le choix du genre féminin paraîtra assez arbitraire: “She, he, it — whoever, whatever my host or hostess may have been — [...] It is a defect in our language there is no term of reference for these indeterminate and undefinable beings; but although she acknowledged no gender, I will call her ‘she’ because she had put on a female garment [...]” (87). Métonymiquement, elle est associée au grand miroir de la pièce, comme le sera Anna, sa nièce, dont le nom-palindrome indique l’appartenance à deux mondes, aux deux côtés du miroir: “ ‘The name of my niece is Anna,’ she said to me, ‘because she can go both ways. As, indeed, I can myself, though I am not a simple palindrome” (89). Le miroir fonctionne comme opérateur analogique et les rapprochements sont d’ailleurs effectués par le narrateur lui-même: “it seemed the mirror, like the moon, was itself endowed with the light it gave back to us” (88). L’autre côté du miroir, la Mer de la Fertilité évoque la Mer de la Tranquillité lunaire. La surface du miroir rappelle au narrateur le poids du coquillage: “for the surface of the mirror looked like the surface of motionless water, or of mercury, as though it were a solid mass of liquid, kept in place by some inversion of gravity that reminded me of the ghastly weight of the shell that now dropped at the androgyne’s feet from the dog’s mouth” (88). Le miroir, sous ses diverses formes, se caractérise par son ubiquité et par sa structure bi-face, structure janique figurant le savoir double, le savoir total de l’intermédiaire. Anna, comme la pièce, participe de ce statut intermédiaire: “This room is the half-way house between here and there,

______________________

5. “[...] some woodland creature, rat or rabbit, [...]” (81).

-12-

between this and that, because, you understand, I am so ambiguous” (93). Contre son gré, le protagoniste sera confronté à la découverte de l’autre monde et cherchera à en comprendre la logique de manière expérimentale.

L’expérience de la traversée du miroir se vit comme une recherche angoissée de la logique du monde de la différence, dont le protagoniste tente, comme Alice, de décoder les règles. Contrairement à Alice, le protagoniste ne recherche pas l’aventure mais la subit. Dans ce milieu ambiant particulier, la logique sensorielle, élément premier de la connaissance, ne fonctionne plus selon les habitudes. La lumière devient noire. Tout le système optique subit une altération fondamentale qui inverse toute sensation. L’impression visuelle devient envers, négatif, différent et pourtant identique. La gauche devient droite et vice-versa. Mais l’impression dominante est que, vues de l’autre côté du miroir, les choses ne sont plus les mêmes en raison du changement de perspective. Le savoir géométrique de la symétrie est invoqué pour rendre compte de cette étrange impression: “Her skull was like a proposition in geometry” (94). La figure géométrique est ainsi le symbole de la connaissance parfaite. Dans le domaine de la logique, le syllogisme représente le savoir fermé et complet dont le développement est contenu dans les prémisses. Le principe d’inversion vaut aussi pour la respiration: les expirations d’un monde deviennent inspirations dans l’autre.

À l’intérieur de ce milieu étrange, le principe d’inversion joue à plein. La logique du miroir d’Alice est poussée à son paroxysme. Les mouvements ne suivent pas la logique spatiale habituelle. Le protagoniste tente de se rapprocher d’Anna, ce qui produit le mouvement inverse: “[...] although I felt sure I was walking towards her and lifted up my legs and set them down again with the utmost determination, Anna receded further and further away from me” (94). Il faut sans doute remettre en cause les lois physiques connues et émettre jusqu’à l’hypothèse astrophysique de la relativité des déplacements, au point qu’un point apparemment stable de l’univers peut être en fait mobile si l’on considère la relativité de la position et du fonctionnement du récepteur. Tel était le cas dans la maison du miroir d’Alice [6]. Ainsi, l’hermaphrodite handicapée, apparemment incapable de se déplacer, peut se concevoir comme un corps céleste se mouvant trop rapidement pour l’œil: “[...] unless her condition of permanent stasis meant she was moving too fast for me to see, with a speed the inertia of the eye registered as immobility” (95).

À partir de ce principe d’inversion où tout peut devenir son contraire, l’affirmation a pour inverse la négation. Le geste est le produit d’une absence de volonté: “Then Anna, who understood the physical laws of this world, exerted a negative pressure upon me by some willed absence of impulse [...]” (95). Mais le langage habituel ne peut plus refléter la réalité

_____________________

6. “The most curious part of the thing was, that the trees and the other things round them never changed their places at all: however fast they went, they never seemed to pass anything.” Op. Cit., p. 126.

 

-13-

car l’exprimable d’un monde est inexprimable dans l’autre. Les couleurs s’affranchissent des formes. Les plantes ne sont pas dotées de vie. Les parfums sont des sons. Une fois enclenché le principe logique de la négativité systématique, toute proposition a pour image sa négation. La distance est alors proximité. Un autre pas dans la découverte est franchi, lorque l’abstrait est perçu comme concret, le silence est visible, le son image. La gravité y est latérale. Le chien noir y devient chienne blanche. L’exploration de ce monde joue sur le principe de la différence, principe arbitraire qui fait intervenir l’aléatoire dans l’inversion. La logique est obscure mais c’est cette logique qui fonctionne et pas une autre. Ce monde est ainsi. Le protagoniste y est violé et les cris de la victime ne se transmettent que sous formes de gouttes lumineuses dans ce milieu étranger.

Le protagoniste doit alors faire appel au savoir acquis dans ce milieu pour en échapper. La dramatisation de la situation crée chez le lecteur un désir impérieux de voir le protagoniste trouver la solution qui lui permettra de s’échapper de ce système clos et difficilement contrôlable. C’est par hasard que le protagoniste découvre la solution. Il remarque qu’en donnant des coups de poing derrière sa tête, il voit apparaître des contusions sur le visage d’Anna. Puis saisissant son fusil, il tire vers le ciel, ce qui a pour effet d’atteindre son agresseur. Il comprend qu’il doit utiliser la méthode de l’inversion et, attaqué par la chienne, il la tue de cette manière: “I quickly shot her, also, in this negative way [...]” (99). À partir de ce moment, il a compris le système: pour garder le fusil bien en main, il faut paradoxalement le tenir sans le serrer; pour aller vers le miroir, il faut s’éloigner de lui; pour avancer dans l’atmosphère épaisse, utiliser ses bras comme une paire de ciseaux. C’est ainsi qu’il arrive dans le lieu intermédiaire du miroir où il se délivre de l’androgyne en la frappant et parvient à retraverser le miroir et à sortir du système aliénant. L’aventure se vit donc, pour le protagoniste et pour le lecteur, comme un trajet de l’ignorance à la connaissance, le passage du miroir représentant l’accession à un nouveau domaine. 

Cette aventure et, singulièrement, le passage du miroir, symbolisent la découverte du milieu féminin, du monde des femmes. Le point de vue privilégié par la narration et la focalisation est celui de l’homme. Le pronom de la première personne ne permet pas, au départ, de définir le sexe du protagoniste, ce qui a pour effet de permettre l’identification des lectrices aussi bien que des lecteurs avec le protagoniste, qui sera identifié comme homme par les paroles d’Anna: ‘Sic’im!’ commande-t-elle à son chien (83). L’insistance sur le pronom masculin de la troisième personne dans “He found it!” (88) dramatise la différence sexuelle. Le système de sympathie [7] favorise l’homme dans la mesure où, victime innocente, il subit les sévices d’Anna et de Tirésias. Les femmes (convenons de les appeler ainsi, en reconnaissant

___________________________

7. Voir Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman. Paris: PUF, 1992, p. 119-149.

 

-14-

modestement et sans illusion les limites de la connaissance et du langage) sont les dépositaires d’un savoir qu’elles partagent avec complicité et que l’homme ne possède pas mais découvre peu à peu.

Anna et sa tante, métonymiquement associées au miroir, se meuvent avec aisance dans ce milieu étrange dont les lois défient celles du monde connu. Ce sont des sortes de personnages-miroirs, chacune à sa manière. Mais il s’agit bien sûr du point de vue masculin, qui contrôle toute la narration. Ce qui est perçu des femmes ne peut l’être que par le système perceptif et cognitif masculin, comme le suggère l’expérience du changement de milieu. Anna et sa tante constituent donc ainsi deux images de femme pour l’homme ou deux figures-repoussoirs dans l’imaginaire masculin. Dans le personnage d’Anna, le charme féminin lié aux clichés de la pastorale (la jeune fille chantant dans un bois) n’opère pas longtemps car la voix perçante évoque l’agressivité du personnage: “a voice that pierced the senses of the listener like an arrow in a dream” (82). La voix ensorcelante (“witching voice”, 83) cache mal les attributs de la sorcière. Jusqu’à la fin du récit, Anna sera caractérisée par la violence. Elle tire sur l’homme, le brusque, le menace de son fusil, et finit par le violer. Le fait qu’elle s’habille comme un homme est perçu comme un signe d’agressivité: “She wore blue jeans and boots, a wide, vindictively buckled leather belt and a green sweater” (84). La femme-palindrome représente le fantasme inquiétant, voire terrifiant, de la femme complète (“she can go both ways”, 89), aussi à l’aise d’un côté du miroir que de l’autre et qui non seulement peut se passer de l’homme, mais en prendre les attributs symboliques que sont les vêtements masculins et surtout le fusil, symbole phallique expliqué par l’androgyne qui commente son énorme érection:

In my intermediary and cohesive logic, the equivalences reside beyond symbolism. The gun and the phallus are similar in their connection with life — that is, one gives it; and the other takes it away, so that both, in essence, are similar in that the negation freshly states the affirmed proposition. (91)

Anna est la porte qui effraie, le solstice en personne, le savoir de Janus, total:

With her other hand, she opened the door. I was terribly afraid of that door, for the room that contained the mirror was all that I knew, and therefore my only safety, in this unknown world that Anna, who now smiled inscrutably at me, negotiated as skilfully as if she herself, the solstice in person, went on curious hinges between this place and that [...]. (95)

 

-15-

Le personnage de l’androgyne est aussi, pour le narrateur, un personnage féminin. Bien sûr, en tant qu’androgyne, cette créature est double, femme et homme. De plus, un des côtés de son visage est féminin et l’autre masculin. Mais le narrateur l’identifie d’abord comme femme: “She, he, it” (87). Le possessif “her” confirme ce point de vue. Finalement le narrateur opte pour la simplicité et la considère comme femme à cause des vêtements féminins qu’elle porte. L’androgyne sera donc une femme qui possède de surcroît les attributs de l’homme, y compris le sexe. Elle est la femme complète, figure de pouvoir, qui partage avec Anna la connaissance et le pouvoir doubles: “ ‘She can,’ said Anna, ‘go both ways’ ” (90). L’homme n’a pas de place dans ce monde et son destin sera la mort. Seule la violence, légitime défense, lui permettra d’échapper à la destruction. Voilà le fantasme masculin sur les femmes.

Cette expérience cauchemardesque est, pour l’homme, l’occasion de vivre inconsciemment la différence sexuelle, et pour le lecteur, de prendre conscience du caractère aliénant et traumatisant de la condition féminine. La logique d’inversion révèle la différence. Être femme, c’est appartenir à un autre monde, ressentir les choses différemment. La femme a d’autres références, la mer de la fertilité plutôt que le bois, un système autre que celui des hommes, symbolisé par le coquillage aux spires inversées. Son monde ne correspond pas aux normes masculines qui régissent le monde connu. Les sensations, la gravité, le corps, le mouvement, le langage obéissent à d’autres lois. Le monde masculin et le monde féminin coexistent, mais le protagoniste n’imagine pas qu’on puisse appartenir à l’un et à l’autre. Le monde est clairement polarisé et la division des sexes est symbolisée par la partition opérée par le miroir:

I could not, for the life of me, make up my mind which world was which for I understood this world was coexistent in time and space with the other wood — was, as it were, the polarization of that other wood, although it was in no way similar to the reflection the other wood, or this wood, might have made in a mirror. (97)

Le monde féminin est comme l’autre fantômatique du monde masculin, à l’image des coquillages: “the cool, pale colouring of those huge shells now glowed with a ghostly otherness” (97). Mais évoluer dans le monde de l’autre sexe représente une expérience profondément aliénante. L’homme doit abandonner ses repères et s’adapter à un milieu qui ne lui convient pas. Cette situation illustre son inverse, c’est-à-dire celle de la femme dans le monde masculin. L’aventure traumatisante de l’homme peut alors se lire comme symétrique de celle, quotidienne, de la femme, qui ne peut trouver ses repères naturels dans un monde qui n’est pas conçu pour elle: les sensations, les mouvements, la gravité, le corps, la culture,

 

-16-

le langage, tels qu’ils sont reconnus socialement, lui sont étrangers, signes de violence, de viol et de mort où la femme ne peut être que le jouet de monstres (“the plaything of these mythic and monstrous beings”, 99). Le monde masculin est un monde saturé où le féminin n’a pas sa place [8]. Bien entendu, le protagoniste est loin d’accéder à ce renversement de perspective. La fin de son récit indique bien les limites narcissiques de son entendement, alors qu’il se contemple fièrement dans le miroir en se félicitant d’avoir tué l’androgyne. Le point de vue masculin apparaît alors dans toute sa cruelle bonne conscience.

Dans ce contexte d’opposition et de guerre des sexes, le monde des femmes apparaît comme un monde piégé par le processus d’inversion et incapable d’accéder au stade de la complétude. L’opposition se fonde sur la symétrie. Anna ne fait que dupliquer le rôle masculin dans ses aspects les plus caricaturaux. La femme est contrainte de se poser en s’opposant et, de ce fait, elle reproduit les schémas masculins par le mimétisme de la violence [9]. La Mer de la Fertilité est aussi morte que ses coquillages. Les deux côtés du miroir se comprennent par leur relation parodique: “[the shells] heaped upon one another to parody the landscape of the woodland, unless the trees parodied them” (97). La femme et l’homme ne sont plus que la négation systématique de l’autre, son antithèse: “And I cannot tell you, since there is no language in this world to do so, how strange the antithetical wood and sweet June day were, for both had become the systematic negation of its otherÓ (96). Leur rencontre ne peut être que le fruit de l’accident, une maille qui glisse et laisse échapper de la toile d’araignée qui sépare le monde des femmes de celui des hommes un coquillage-piège. Le retour de l’homme se fait apparemment à la faveur d’une défaut d’étanchéité du miroir: “I must have fallen into a mirror elision of reflected time” (99). La narration réduit à néant à la fois la violence mimétique d’Anna et l’indépendance impuissante de Tirésias, l’androgyne handicapée. La perspective narrative problématise cependant la prise en charge de cette conception de la femme. Puique la narration est le fait d’un homme, dont les limites sont révélées, notamment à la fin par la stratégie ironique, faut-il attribuer cette vision cruelle et pessimiste de la femme à l’imaginaire masculin? Doit-on comprendre qu’il s’agit de la description d’une situation de fait, regrettable mais inévitable? Faut-il y voir une reconnaissance rageuse de l’aliénation féminine et de la nécessité de la violence? L’effacement de la voix de l’auteur implicite et les autres stratégies de brouillage chères à Angela Carter ne font que provoquer la réflexion du lecteur à la recherche de repères fiables. Le texte invite le lecteur à s’interroger sur les

________________________

8. Pour Hélène Cixous, la femme a la place de dominée dans le discours et la pensée: Cixous, Hélène, “Sorties”, in Cixous, Hélène et Catherine Clément, La Jeune Née. Paris: Union Générale d’ƒditions, Coll. 10-18, 1975, p. 114-246.
9. Voir René Girard, Des Choses cachées depuis la fondation du monde. Paris: Grasset, 1978, ch. 1.

 

-17-

conventions qui gouvernent son jugement, que ce soit à propos de l’idée de héros, de moralité, de rapports entre les sexes ou d’écriture. Pour cela, le miroir s’avérera précieux en tant qu’objet herméneutique révélant le texte et sa perspective.

 

“Reflections” se caractérise par sa dimension métatextuelle. Le miroir, objet central à valeur symbolique, reflète la nouvelle, sa structure, ses figures privilégiées et son jeu intertextuel. Si le texte est l’interface entre l’auteur et le lecteur, le miroir en est sa matrice, “the symbolic matrix of this and that, hither and thither, outside and inside” (92). La spécularité n’y sera pas seulement reflet, mais aussi différence. L’écriture en miroir se définira donc à partir de l’image du miroir, telle qu’elle a été précédemment appréhendée, c’est-à-dire comme comme figure d’“anti-gemmellité” (“anti-twin”, 93).

La structuration de la signification dans la nouvelle porte la marque du miroir. La signification passe par la polarisation dans la structure elle-même. Ainsi ce qui s’annonçait comme un conte de fées bascule dans le récit comportant des éléments gothiques et fantastiques. Le sens naît de la polarisation du merveilleux et du gothique. Il se produit un renversement des rôles, des conventions. Le jeu d’inversion des rôles masculin et féminin du roman gothique transforme le stéréotype gothique de la jeune fille innocente en créature maléfique et l’homme en victime. Ce renversement des conventions a pour effet de provoquer un questionnement de ces conventions et des clichés véhiculés par la littérature. Catherine Clément, par exemple, a étudié les structures répressives de la culture, parmi lesquelles l’image de la sorcière [10]. Au lieu de dénoncer directement une littérature stéréotypée qui fait la part belle à l’homme, l’auteur tend au lecteur ce miroir qui, par ses inversions, fait voir indirectement les idées reçues, dans leur arbitraire. Le dérapage du merveilleux vers le fantastique pose les mêmes questions sur la culture conventionnelle. Par ailleurs, le choix du narrateur masculin comme macro-structure de stratégie narrative procède aussi d’un effet de miroir inversant. L’écriture d’Angela Carter passe ici par la parole de l’homme. La femme écrivain se caractérise donc par son caractère fantômatique (“ghostly otherness”, 97), puisqu’elle est privée de voix au plan de la narration et de perspective au plan de la focalisation. Son opinion est ainsi marquée par la dépossession. Mais, lorsque l’homme fait preuve d’orgueil et de narcissisme stupide en se contemplant dans le miroir, l’ironie, stratégie de silence fonctionnant sur l’inversion du miroir du discours, se retourne alors contre l’homme pour faire valoir la voix du silence. Le lecteur aura donc tendance à réviser sa position par rapport aux femmes du récit et à envisager en parallèle la conclusion de Tirésias et celle du protagoniste. Il s’agit encore d’un effet de miroir dans la structure qui contraste deux points de vue, l’un féminin, l’autre masculin. Il

_______________________

10. Clément, Catherine, “La Coupable”, Cixous et Clément, op.cit., p. 9-113.

 

-18-

est impossible d’adhérer au point de vue de l’homme, qui, embrassant son image dans le miroir, prétend réaliser la synthèse, la complétude, mais dont le discours prétentieux trahit l’oeuvre de mort: “Full of self-confidence, I held out my hands to embrace my self, my anti-self, my self not-self, my assassin, my death, the world’s death” (101). L’opposition, présente dans “anti”, qui contient aussi le sème de l’agression, glisse vers la négation (“not-self”) et finalement la mort qui s’étend au monde. Le mot “death” est celui qui clôt la narration et en donne le mot de la fin dans l’illusoire cohésion narcissique. Le point de vue alternatif est celui de l’androgyne, figure de la synthèse, mais figure mourante d’une cohésion disparue: “Did you not realize who I was? That I was the synthesis in person? For I could go any way the world goes and so I was knitting the thesis and the antithesis together, this world and that world. Over the leaves and under the leaves. Cohesion gone. Ah!” (101) La stratégie de distanciation par rapport à l’homme implique, dans la logique paradoxale de l’autre côté du miroir, un rapprochement de son symétrique. Là encore, Angela Carter opte pour un hermétisme exigeant. On ne jette pas les perles aux pourceaux, sans doute. Entre le monde du lecteur et celui de l’auteur, les feuilles, image métatextuelle, font écran, la cohésion a disparu: “Over the leaves and under the leaves.” Les dernières paroles de l’androgyne reprennent, autre effet de miroir, les premières paroles de la chanson d’Anna, au début du récit, paroles dont la signification échappait au narrateur: “She sang; and her words thrilled through me, for they seemed filled with a meaning that had no relation to meaning as I understood it” (82). La structure de la nouvelle, marquée par le miroir, invite donc à une lecture double, qui tienne compte de l’autre côté des choses.

Dans cette perspective, on remarquera que le texte regorge de figures qui se lisent comme des micro-structures de miroir. Elles sont produites par le discours du narrateur, mais c’est la perspective du texte qui leur donne leur véritable statut et crée deux effets principaux: le soupçon et la révélation. Par leur effet de miroir, les figures du soupçon interrogent les conventions langagières et stylistiques. Le titre “Reflections” n’est sans doute que l’une des faces du mot dont l’autre, fantômatique, serait son homophone “reflexions”. La représentation, projet patent de la nouvelle, n’est que l’aspect visible d’un projet latent, la réflexion. La polysémie de certains termes éveille aussi le soupçon. Le mot “gravity”, pris au sens littéral à la page 82, est doté de son sens figuré deux pages plus loin: “Her dark eyebrows were perfectly straight and gave her stern face a gravity as awful as that of the shell I held in my hand” (84). L’adjectif “fabulous”, qui qualifie le poids du coquillage (83), ouvre une perspective métatextuelle sur le genre du conte. “I was mystified by the shell” (82) décrit l’étonnement du protagoniste mais révèle aussi le piège dans lequel il est tombé. D’autres mots ne sont-ils pas piégés? Par exemple, “right”, contraire implicite de “wrong” dans “The whorls of the shell went the wrong way” (83), contamine par son jugement

 

-19-

inhérent la simple opposition droite/gauche révélée par le miroir (“Anna’s aunt was knitting from left to right, instead of from right to left”, 93). Le langage semble bien piégé, lui qui n’a aucun pronom personnel convenable pour un hermaphrodyte (“she, he, it”, 87). Impossible d’éviter la partition des sexes sans tomber dans la réification. Toute connaissance semble piégée, limitée, parce que nécessairement relative à un point de vue. Dans ces conditions, le discours et ses figures feront l’objet d’un examen attentif et d’une grande suspicion. La typographie particulière qui met en relief le passage du miroir problématise la relation entre homme et femme. La première traversée du miroir était source d’intense plaisir sexuel mais lié au narcissisme (92). Cette seconde traversée figure aussi la relation sexuelle par la répétition de la préposition “through” et le similé de la prostituée, relation d’où est évacué tout sentiment amoureux et qui est marquée par la sémantique de la violence et la vénalité. La répétition du mot “glass”, le tiret et l’emploi de “half through” mettent en relief la difficulté du passage d’un milieu à l’autre:

        She dropped her knitting, as I crashed through the glass
                      through the glass, glass splintered round me driving
unmercifully into my face
                             through the glass, glass splintered
                                         through the glass-
                                                     half through. (100)

On s’interrogera aussi sur l’hypallage qui transforme la lumière en devin et confère indirectement cette qualité au miroir:

[...] a light filtered through windows caked with grime and half covered by creeper, clairvoyant light reflected, with an enhanced strangeness, by the immense mirror in a chipped gilt frame hanging on the wall opposite the fireplace; it seemed the mirror, like the moon, was itself endowed with the light it gave back to us. (88)

Le paradoxe de la Mer de la Fertilité comme lieu de mort (89) et l’oxymore “an ecstasy of regret” (88), éveilleront aussi le soupçon par le rapprochement incongru des contraires. C’est que l’écriture d’Angela Carter s’exprime dans un renversement révélateur de la figure. En effet, une figure comme la métaphore, par exemple “trajectory of sound” (82), confère au signifiant une pertinence au plan symbolique et non au plan de la représentation. Dans La Métaphore vive, Paul Ricœur, reprenant l’idée de référence dédoublée de Jakobson, a montré que la métaphore établit une référence métaphorique sur

-20-

les ruines de la référence littérale [11]. Mais dans la logique en miroir, la métaphore est prise dans son sens littéral. Elle rapproche littéralement les deux domaines hétérogènes implicites dans toute métaphore pour leur conférer la même réalité référentielle. La référence métaphorique se confond avec la référence littérale. Le miroir séparateur du “comme si” implicite de la métaphore est traversé. La trajectoire du son devient alors spatiale, visible: “to listen to a blackbird was to watch a moving point inside a block of deliquescent glass” (96). L’effet d’étrangeté provient de ce que la métaphore est prise à la lettre. Ce principe est expliqué par l’androgyne. Il s’agit d’un système inversé d’équivalences qui donne réalité au symbole: “In my intermediary and cohesive logic, the equivalences reside beyond symbolism” (91). Anna est un palindrome vivant (89), le solstice en personne (95). À l’inverse, le monde devient parodie: “[The shells] were piled and heaped upon one another to parody the landscape of the woodland, unless the trees parodied them [...]” (97). Le fusil est un phallus et violer, c’est tuer. Si Tirésias est métaphoriquement une araignée tissant le fil de la synthèse vitale, la coupure du fil, cordon ombilical, tue effectivement l’hermaphrodite, car elle était la synthèse en personne: “ ‘The umbilical cord is cut,’ she said. ‘The thread is broken. Did you not realize who I was? That I was the synthesis in person?’ ” (101). Ainsi, la violence du langage est exhibée sans l’effet d’atténuation lié au symbolique. La stratégie subversive du miroir exposera toutes les conventions langagières et stylistiques par une transgression qui remet en cause la protection de la distance métaphorique. À la transgression catégorielle inhérente à la métaphore, Angela Carter substitue une projection subversive du métaphorique sur le littéral, par un retour transgressif beaucoup plus violent. Le discours du protagoniste apparaîtra comme marqué par les présupposés et les préjugés de la culture patriarcale et ethnocentrique. On s’étonnera d’une remarque telle que “woe gave her a purely female face” (88), qui lie malheur et féminité. La comparaison de type euphorique avec le soldat romain pillant une ville d’Afrique du Nord (“[Anna] looked as beautiful as a Roman soldier plundering a North African city, with her unkind eyes and her perfume of murder”, 92) contraste avec la référence de type dysphorique aux Turcs mettant Constantinople à sac comme image de viol (“she only fucked the harder, for she was intransigent and now resembled the Seljuk Turks sacking Constantinople”, 98). Soupçon et révélation proviennent de l’utilisation du matériau discursif patriarcal et ethnocentrique comme donnée mais transformé par sa mise en perspective au moyen de la stratégie du miroir.

___________________________

11. “Toute la stratégie du discours poétique se joue en ce fait: elle [la métaphore] vise à obtenir l’abolition de la référence par l’auto-destruction du sens des énoncés métaphoriques, auto-destruction rendue manifeste par une interprétation littérale impossible.” Paul RicÏur, La Métaphore vive. Paris: Seuil, 1975, p. 289.

 

-21-

Cette stratégie subversive se remarque aussi dans le jeu de l’intertexte. La culture dominante véhiculée par le discours de l’homme forme l’hypotexte que l’opérateur spéculaire met en perspective par le reflet et l’inversion. L’étiquette de sorcière, si aisément appliquée par synecdoque à Anna (“witching voice”, 83) et par métonymie à Tirésias (“witch’s house”, 85) [12] véhicule un archétype du conte de fées qu’il faut mettre en question car le narrateur présente comme folie ce qui n’est que manifestation de douleur: “Her [Tiresias’] keening filled the room with a Walpurgisnacht of crazy shapes” (99). L’énorme chien d’Anna et la terreur qu’il inspire parodient le chien de Rochester qui terrifia Jane Eyre et qu’elle identifiait au “Gytrash” monstrueux des contes de Bessie, sa nourrice [13]. On s’interrogera sur l’accroissement de l’effet de peur dû à la simple inversion des rôles sexuels. La description d’Anna évoque également celle de Mellors, le garde-chasse de Lady Chatterley’s Lover. Tous deux ont un chien menaçant et portent un fusil en bandoulière [14]. L’inversion des rôles dans “Reflections” produit un effet d’étrangeté, mais la remarque du protagoniste, mise en perspective, limite la comparaison et interdit de voir Anna comme héritière du viril garde-chasse: “She might have been the game-keeper’s daughter but, no, she was too proud; she was a savage and severe wood-ranger” (84). La figure féminine ne peut pas être la copie conforme de l’image masculine lawrentienne. Dans Nothing Sacred: Selected Writings, Angela Carter reprochera en particulier à D.H. Lawrence son fétichisme qui accorde aux vêtements féminins une valeur magique [15]. Le protagoniste de la nouvelle obéit bien à la logique de Lawrence, lui qui décide d’utiliser le pronom personnel “she” pour Tirésias parce qu’elle porte des vêtements féminins: “I will call her ”she“ because she had put on a female garment” (87). Avec la mention du Crépuscule des Dieux, le célèbre opéra de Wagner, autre

________________________

12. Dans un entretien avec Lorna Sage, Angela Carter déclara: “We [my brother and I] speculate on this point. We often say to one another, How is it possible such camp little flowers as ourselves emanated from Balham via Wath-upon Dearne and the places my father comes from, north Aberdeenshire, stark, bleak and apparently lugubriously Calvinistic, witch-burning country?” Sage, Lorna, “The Savage Sideshow”, New Review, 4/39-40, July 1977, p. 53.
13. Brontë, Charlotte, Jane Eyre. London: Dent, Everyman, 1957 (1847), p. 107.
Angela Carter s’est intéressée à Jane Eyre et a publié une introduction aux éditions Virago (Introduction to Charlotte Brontë, Jane Eyre. London: Virago, 1990).
14. On comparera la description d’Anna à la page 84 et celle de Mellors dans D.H. Lawrence, Lady Chatterley’s Lover.
Harmondsworth: Penguin, 1990 (1928), p. 85.
15. “Like a drag-queen, but without the tragic heroism that enables the transvestite to test the magic himself, he believes women’s clothes are themselves magical objects which define and confine women... The con trick, the brilliant, the wonderful con trick, the real miracle, is that his version of drag has been accepted as the real thing.” Carter, Angela, Nothing Sacred: Selected Writings. London: Virago, 1992 (1982), p. 167-168.

-22-

hypotexte, Anna s’affranchit du rôle féminin de Brünehilde qui, après avoir fait étendre Siegfried sur le bûcher, se lança dans les flammes. Anna n’a visiblement aucune intention de se sacrifier: “Then, once again, she began to sing; I saw the mute, dark fire burning like Valhalla in Götterdämmerung. She sang a funeral pyre, the swan’s song, death itself, and, with a brusque motion of her gun, she forced me forward on my knees while the dog stood over me as she tore open my clothes” (97-98). Le destin filé par les Nornes, Parques du Nord, au début de l’opéra, et représentées par Tirésias, araignée filant l’écharpe sans fin de la vie, s’orienterait différemment sans la violence masculine qui y met un terme. L’onomastique de Tirésias fait référence au fameux devin aveugle de Thèbes de la mythologie grecque dont firent état l’Odyssée d’Homère, Œdipe-Roi et Antigone de Sophocle ou Les Phéniciennes et Les Bacchantes d’Euripide. Dans Les Métamorphoses d’Ovide, Tirésias, né homme, change de sexe et reste femme quelques années avant de reprendre son sexe primitif. De la femme, il aura connu la capacité à éprouver le plaisir de l’amour, plus intense que celui de l’homme. Le devin mythologique est une figure emblématique du savoir, connaissance du plaisir total, de l’avenir et de la destinée. Par sa stratégie intertextuelle, “Reflections” met en relief l’aspect masculin du Tirésias mythologique et, par contraste, les implications liées à la féminité du Tirésias de la nouvelle. Dans “Reflections”, Tirésias paraît beaucoup plus limitée dans son savoir: elle n’est pas dotée de la connaissance de l’avenir mais seulement du passé. Contrairement à la figure mythologique, sa dualité s’avère paralysante: “Potency, impotence in potentia, hence relative” (90). On ne met pas en cause les dires du Tirésias de “The Waste Land” qui voit le jeune employé d’une agence immobilière assaillir sexuellement la dactylo [16].

___________________________

16. “I Tiresias, though blind, throbbing between two lives,
Old man with wrinkled female breasts, can see [...]
I Tiresias, old man with wrinkled dugs
Perceived the scene, and foretold the rest—
I too awaited the expected guest.
He, the young man carbuncular arrives,
A small house agent’s clerk, with one bold stare [...]
The time is now propitious, as he guesses,
The meal is ended, she is bored and tired,
Endeavours to engage her in caresses
Which still are unreproved, if undesired.
Flushed and decided, he assaults her at once;
Exploring hands encounter no defence;
His vanity requires no response,
And makes a welcome of indifference.”
Eliot, T.S., “The Waste Land”, Collected Poems 1909-1962. London: Faber & Faber, 1975 (1963), p. 71-72.

-23-

L’androgyne de “Reflections” ignore ce qui s’est passé entre Anna et le protagoniste, ce qui suggère les limites de son savoir, et son cri (“A rape! She’s raped!”) sera perçu comme un signe d’hystérie. Mais tout cela nous est donné dans la perspective d’un narrateur masculin. Angela Carter se démarque aussi du discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon. Aristophane y raconte qu’à l’origine, les êtres humains, hommes, femmes ou androgynes, constituaient un tout, mais que Zeus, craignant leur orgueil immense, se défendit en les coupant par la moitié. L’amour s’explique par la recherche de la moitié manquante [17]. Au ciel de “Reflections”, la division n’est pas punition des dieux mais inévitable guerre des sexes, incommunicabilité et impossible synthèse. L’amour n’a pas non plus sa place. “Reflections” joue aussi, on l’a vu, avec l’hypotexte de Lewis Carroll, et repose sur un certain nombre de ressemblances (même structure globale d’action, même processus d’inversion, mêmes rapports de dominant à dominé entre les sexes, même recherche des règles qui gouvernent le monde du miroir, même valorisation du signifiant), ce qui met en valeur les différences de la nouvelle d’Angela Carter: protagoniste masculin, violence de l’aventure, accentuation de la guerre des sexes, systématisation du processus d’inversion, effet de réel qui s’oppose au rêve d’Alice. “Reflections” présente un monde cruel bien éloigné du refuge onirique plaisant de “Through the Looking-Glass”.

Le miroir, matrice de la nouvelle dans sa structure, ses figures et son jeu intertextuel, présente ainsi une perspective métatextuelle subversive qui interrroge l’héritage culturel et les conventions qu’il transmet.

En conclusion, du point de vue du lecteur, le passage du miroir métaphorise l’accession au savoir. La nouvelle “Reflections” possède certaines caractéristiques du mythe dans la mesure où elle raconte une histoire à dimension anthropologique qui forme une explication de l’ordre des choses par laquelle une culture ratifie ses structures. Comme le mythe, la nouvelle prend “la métaphore à la lettre”, pour reprendre les mots de Ricœur [18]. De plus, en se départissant de la distance temporelle protectrice de l’in illo tempore, le texte affiche brutalement, à la lumière crue de la modernité, la vérité des choses et des êtres. L’accession du lecteur au savoir se fait sous le même signe de la brutalité. Le miroir tendu contraint le lecteur à prendre conscience des réfractions de sa connaissance à la suite du narrateur, car il n’existe pas de savoir sans perspective, et donc sans limitation. Le lecteur est aussi confronté à la découverte de l’autre côté du miroir et, symboliquement, du milieu féminin, à partir du processus d’inversion. Par sa dimension

___________________________

17. Voir Platon, Le Banquet, Œuvres Complètes, IV, 2e partie. Trad. Paul Vicaire. Paris: Les Belles Lettres, 1992, p. 28-37.
18. Op. cit., p. 316.

-24-

métatextuelle, la nouvelle “Reflections” interroge aussi le lecteur sur les conventions du texte, du discours et de la culture.

Cette écriture, qui passe par le discours contestable d’un protagoniste limité dans son point de vue notamment par son caractère masculin, porte à la fois la marque de l’aliénation inévitable par une culture déjà là et celle de la subversion par la distance ironique. Sa structure en miroir inversant, le silence de l’ironie faisant pendant à la voix du protagoniste, tisse la thèse et l’antithèse. Le texte se forme ainsi, non pas dans l’harmonie de la synthèse mais sur le mode de la violence et du rapport dominant-dominé. La véritable synthèse n’est sans doute plus possible. Elle est morte avec Tirésias, figure métatextuelle de l’écriture androgyne mythique tissant le fil du texte, comme le suggère la scène finale et le dernier mot de la nouvelle (“death”). Pourquoi écrire alors? Peut-être pour montrer la vérité de la division en brandissant vers le lecteur le miroir du livre, dans l’espoir de quelque étreinte qui rapproche les deux univers de l’auteur et du lecteur — “over the leaves and under the leaves” (101).

 

-25-

Bibliographie

Brontë, Charlotte, Jane Eyre. 1847. London: Dent, Everyman, 1957.

Carroll, Lewis, “Through the Looking-Glass”, Alice in Wonderland. (1897). New-York & London: Norton, 2nd ed.,1992, p. 101-214.

Carter, Angela, Fireworks: Nine Profane Pieces. London: Virago Press, 1992 (1974).

                         Introduction to Charlotte Brontë, Jane Eyre. London: Virago, 1990.

                         Nothing Sacred: Selected Writings. London: Virago, 1992 (1982).

Cixous, Hélène et Catherine Clément, La Jeune Née. Paris: Union Générale d’Editions, 1975.

Eliot, T.S., “The Waste Land”, Collected Poems 1909-1962. London: Faber & Faber, 1975 (1963).

Girard, René, Des Choses cachées depuis la fondation du monde. Paris: Grasset, 1978.

Jouve, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman. Paris: PUF, 1992.

Lawrence, D.H., Lady Chatterley’s Lover. Harmondsworth: Penguin, 1990 (1928).

Platon, Le Banquet, Œuvres Complètes, IV, 2e partie. Trad. Paul Vicaire. Paris: Les Belles Lettres, 1992.

Ricœur, Paul, La Métaphore vive. Paris: Seuil, 1975.

Sage, Lorna, “The Savage Sideshow”, New Review, 4/39-40, July 1977.

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)