(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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Paratexte et échec des formules dans
Brazzaville Beach
de William Boyd

Jacqueline REYMOND (Université de Côte d'Ivoire)

Lire la parole de Socrate que Boyd met en épigraphe liminaire, au bord de son dernier roman, Brazzaville Beach : "the unexamined life is not worth living."

Penser que ce message paratextuel pourrait bien être l'une des devises boydiennes, emblème et condensé de toute sa doctrine.

Faire comme le fait la première héroïne de Boyd, Hope Clearwater: se donner un temps de réflexion dans un espace devenu temporel, une plage "au bord de l'Afrique", dans un espace en marge lui aussi du texte, le prologue.

Trouver ce que la narratrice cherche: "il faut que je trouve un sens à ce qui m'est arrivé avant de pouvoir reprendre ma vie dans le monde, si je puis dire (1)."

Glisser inconsciemment de l'auteur au narrateur et du narrateur au personnage, de l'épigraphe au prologue et du prologue au récit et commencer l'histoire de cette vie comme une énigme que l'on veut élucider ou comme une mise en abyme de sa propre et éternelle quête...

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1. BOYD, William. Brazzaville Beach. Sinclair Stevenson, 1990. Prologue, p. XIII. L'ouvrage sera désormais désigné par les initiales BB, suivies des numéros de pages (en chiffres romains quand il s'agit du prologue).

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Tels sont les impératifs implicites de lecture ou les conditions de lisibilité, le chemin à suivre que Boyd semble indiquer aux lecteurs qui, en trouvant un sens à l'existence de son héroïne, trouveront peut-être un sens à son roman, à la vie, si sens même il y a!

Quelle est la démarche à suivre? Reprenons: examiner, réfléchir, trouver. Trouver la formule adéquate qui résumerait le mieux un ensemble de significations, La quête existentielle s'apparente ici à la recherche scientifique; Hope l'exprime clairement dans le chapitre intitulé The margin of error : "in science so in life", dans la science comme dans la vie (BB 49). Sa quête nous renvoie plus d'une fois à des considérations aussi bien herméneutiques qu'épistémologiques. Et parce qu'elle s'inscrit dans un récit de type romanesque, elle met en rapport constant deux axiomes apparemment incompatibles, l'un étant quantifiable, l'autre pas: les sciences dites exactes et les sciences humaines, la science et la littérature, par exemple.

A travers le cheminement des personnages principaux de Boyd qui sont tous des chercheurs dans des domaines très différents, nous nous proposons de voir comment le lecteur est conduit progressivement de la théorie de la connaissance au principe d'incertitude. Dans Brazzaville Beach, Boyd semble reprendre toutes les conjectures de la science, les paradigmes perdus comme les appelle John Casti. "À quiconque s'est jamais demandé pourquoi, aux visionnaires dont l'oeuvre nous amène fort loin sur les routes du parce que (2)" Boyd n'apporte aucune réponse et son lecteur aura beau tourner l'histoire dans tous les sens, recourir à toutes les stratégies de lecture, se forger un réseau d'hypothèses, de signes ou d'indices, il ne trouvera jamais la formule ni pour résoudre l'énigme de la vie de Hope Clearwater, ni pour donner un sens à son existence. Le roman de Boyd est le lieu même de la mise en échec des formules.

En tant que roman d'abord, c'est le lieu privilégié où s'affiche la pluralité et la divergence des sens, la succession sans fin des interprétations, le conflit des significations. En tant qu'espace textuel ensuite, c'est un roman où les formules paratextuelles et textuelles abondent et font écho, sans écho, ne donnant qu'une impression de correspondance sinon de réponse. En effet, que ce soit les formules paratextuelles comme l'épigraphe, le titre, les intertitres, ou les formules textuelles comme le prologue, les formules mathématiques, les lieux communs, elles ne mènent nulle part car dès que le lecteur essaye de les appliquer au

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2. CASTI, John. Paradigmes perdus. Inter Editions, 1991. La science en question, dédicace.

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roman, elles ne lui permettent d'obtenir aucun résultat, le plongent dans la plus grande incertitude en venant s'échouer au bord du texte comme un bois d'épave qui ne sert plus à rien, comme Hope Clearwater sur sa plage :

This is where I have washed up, you might say, deposited myself like a spar of driftwood, lodged and fixed in the warm sand for a while, just above the high tide mark. (BB XI)

Nous limiterons notre étude aux formules paratextuelles que sont l'épigraphe, le titre et l'intertitre et nous verrons de quelle manière le texte de Boyd contribue à la mise en échec de ces mêmes formules. Sans pour autant prôner l'incohérence et éluder les grands problèmes, le texte force implicitement le lecteur à découvrir les relations qui unissent une multitude de choses; il met davantage l'accent sur les procédés de lecture que sur le résultat d'une éventuelle découverte car il sait que tout résultat, toute mise en formule ou toute vérité ne peuvent être, en littérature, que temporels, virtuels. et non réels. "La totalité, disait Adomo, c'est la non vérité."

Dans Brazzaville Beach, la présence des formules est le premier élément surprenant pour le lecteur qui trouvera même à la page 145 du livre la formule mathématique d'Euler dans toute son abstraction: t'y={T(y)}-1 etc. avec, comme tout commentaire, celui de Hope Clearwater qui s'étonne qu'un esprit aussi étrange qu'extraordinaire puisse utiliser ce type de discours et ces symboles pour communiquer des idées capitales.

Mais indépendamment de ce genre de formules, caricaturales de la formule, parce que très concises et marquant une suite d'opérations mathématiques, Brazzaville Beach, comme beaucoup de romans, commence par deux formules paratextuelles: une épigraphe et un titre.

L'épigraphe

Dans ses précédents romans, Boyd cite des auteurs très différents comme Auden, Kipling, Isherwood ou Boswell et utilise des épigraphes toujours liminaires et parfois très longues. Il est par conséquent difficile de les mémoriser et de les mettre en relation avec le texte. Dans Brazzaville Beach, l'épigraphe a un double intérêt: elle est très courte et l'épigraphé étant Socrate, elle ne cache pas sa valeur philosophique.

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The unexamined life is not worth living.

La vie que l'on ne soumet pas à l'examen ne vaut pas d'être vécue. (Socrate)

Elle n'est plus parole rituelle à prononcer avant de commencer, elle devient aphorisme, précepte, maxime, sentence, pensée, formule donnée comme magique au lecteur qui devra l'utiliser pour essayer de démêler l'écheveau du roman qu'il s'apprête à entamer. Hope Clearwater, savante éthologue, essaye de nous expliquer pourquoi elle est venue s'échouer sur les rivages de l'Afrique en repassant au crible de sa mémoire les deux séries d'événements qui l'ont conduite là, à Brazzaville Plage. Le premier événement, c'est son mariage avec John Clearwater, un mathématicien anglais qui se suicide, premier échec, pour n'avoir pas pu réduire les phénomènes hasardeux de la turbulence à une formule abstraite. Le deuxième, c'est sa mission dans un centre de primatologie où, deuxième échec, elle se heurte au dogmatisme de Mallabar, directeur des recherches, qui refuse d'envisager sa thèse sur le comportement des chimpanzés. Elle fuit mais se retrouve par hasard au milieu d'une guerre tribale, aux prises avec des séparatistes que nous devinons angolais. Cependant, à la fin du roman, le lecteur a beau "examiner", il ne comprend toujours pas pourquoi Hope se retrouve à Brazzaville Plage, ne sachant pas comment elle y est arrivée. Il ne sait pas non plus si elle a agi comme elle aurait dû le faire ou ce qu'elle aurait pu faire pour ne pas en arriver là. Peut-être qu'à force d'avoir examiné la nature de trop près, l'expérimentaliste qu'elle est n'y a plus vu clair. Le problème n'est pas de décrire la réalité, "le problème consiste bien plus à repérer en elle ce qui a du sens pour nous."(3) L'examen final que fait Hope de cette réalité fragmentée, morcelée, est éloquent car "les membres épars ne se retrouvent pas dans le résultat (4) :"

A boy watches three goats graze in the palm groves. A crab slids into its hole. Someone laughs raucously in the village. The webbed shadow of the volley-ball net is sharp on the smooth sand. I examine these documents of the real carefully, these days. The unexamined life is not worth living. (BB 313-314)

Pour peut-être trouver du sens, il faudrait tout recommencer comme Sisyphe: relire le récit, refaire un examen. L'épigraphe semble avoir été inutile car l'épilogue nous ramène au prologue avec la même valeur proleptique et le même discours qui incite à une deuxième analyse nécessaire si l'on veut essayer de comprendre ce qui s'est passé.

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3. THOM, René. Paraboles et Catastrophes. Champs Flammarion, 1983. 130.
4. Métagraphe de PEREC citant MARX. Les Choses. Julliard. 1965. 158.

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Genette explique que l'épigraphe lient lieu de commentaire du texte dont elle précise et souligne indirectement la signification. Ce commentaire est souvent énigmatique, d'une signification qui ne s'éclaircira ou ne se confirmera qu'à la pleine lecture du roman. Il est évident que dans Brazzaville Beach, le lecteur trouve la formule pertinente même si sa "capacité herméneutique a été mise à l'épreuve (5)." Elle est si pertinente que la narratrice la récupère (BB 314), en usurpant son droit d'auteur, pour l'intégrer à son discours et Boyd, par la même occasion, à son roman. Mais en perdant de sa double autorité auctoriale, celle de l'épigrapheur et celle de l'épigraphé, l'épigraphe perd de son autorité dès l'instant où elle entre dans le texte de fiction; et c'est même à ce coin du texte qu'elle vient s'échouer comme un bois d'épave, une phrase vide de sens. une pensée où la méditation renvoie encore à la méditation. En effet, le lecteur aura beau essayer d'appliquer la formule, elle renverra toujours à la formule dans son effet de circularité où la structure permet aux extrémités de se rejoindre pour s'annuler. "La fonction de l'exergue, écrit Michel Charles, est largement de donner à penser sans qu'on sache quoi (6)."Si la formule échoue, c'est qu'elle est devenue non pas le fin mot de l'histoire, métagraphe selon Pérec, mais un simple mot de fin, une fausse moralité. Le cercle vicieux se referme, la circularité l'emporte sur la linéarité, la théorie de la turbulence et le principe d'incertitude sur la connaissance. La polysémie vient mettre le doute dans une pensée sereine, monolithique et sans fissure, plurielles étant les interprétations finales. Si la formule échoue sans pouvoir résumer un ensemble de significations, elle relance cependant le processus de compréhension qui dans l'absence de compréhension des sens ne doit pas nous détourner du sens de la compréhension et de sa nécessité. Ainsi Boyd nous invite-t-il peut-être à une relecture pour chercher un peu plus de sens dans la vie de son héroïne. Que l'épigraphé soit Socrate ne nous étonne plus. Au siècle d'Athènes où la philosophie était sûre d'elle-même et de ses méthodes, Socrate n'était pas, comme les sages de son temps, un chef d'école ; il n'avait nulle doctrine, nulle législation à proposer. Son but était d'examiner des thèses, de les passer à l'épreuve et non de les faire triompher, forçant ses interlocuteurs à s'examiner eux-mêmes. Sans être sûrs que la phrase-épigraphe soit de lui mais de Platon dans l'Apologie de Socrate (7), nous pouvons malgré tout lui accorder cette pensée, la seule science qu'il revendiquait étant bien de savoir qu'il ne savait rien. Boyd semble nous inviter à la même démarche, son épigraphe paralyse et déconcerte ; le titre qu'il a choisi pour son roman le fait également.

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5. GENETTE, Gérard. Seuils. Seuil, 1987. 146.
6. CHARLES, Michel. L'arbre et la source. Cité par GENETTE. 146.
7.PLATON. Apologie de Socrate, Criton, Phédon. Garnier-Flammarion, 1965. 51.

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Le titre

Le titre, formule signifiante et la plus raccourcie du roman de Boyd, renvoie aux quatre fonctions que Genette emprunte à Grivel (8) et à Hoek (9), il désigne et identifie l'ouvrage, il le décrit, il connote et il séduit.

Désigner, c'est choisir un nom et il est difficile d'expliquer pourquoi Boyd a choisi cette formule titulaire plutôt qu'une autre. Cependant, dans le prologue, lorsque le titre s'ouvre sur le texte, la narratrice emboîte le pas à l'auteur pour prendre un relais explicatif comme elle l'avait fait en intégrant l'épigraphe à son discours, à l'épilogue :

J'habite Brazzaville Plage, Brazzaville Plage au bord de l'Afrique. [...] La plage n'avait pas de nom jusqu'à l'année dernière. On l'a alors baptisée en l'honneur de la fameuse Conferencia dos Quadros qui se tint à Brazzaville, en 1964. Personne ne peut dire pourquoi mais un beau jour, [...] des ouvriers ont dressé ce panneau: Brazzaville Plage...

Le lecteur-client qui feuillettera les premières pages du livre sera peut-être satisfait de l'explication donnée, dès l'ouverture du roman, mais s'il y réfléchit un tant soit peu, il ne trouvera là qu'une fausse explication qui, de la connaissance, le replongera dans le doute. I1 ne saura probablement pas ce que fut cette Conferencia dos Quadros et sera incapable de comprendre pourquoi cette plage en particulier a été baptisée ainsi tout comme il n'avait pas compris pourquoi ce titre plutôt qu'un autre. Qu'importe la désignation ou le choix du nom! "Qui sait ? Qui connaît jamais les réponses à ces questions, dit Hope, mais le nom me plaît et en moins d'une semaine nous l'utilisions tous spontanément. Où habitez-vous ? A Brazzaville Plage." Il est intéressant de noter que l'on retrouve là les fonctions d'identification et de séduction du titre. Le titre comme le nom de la plage sera utilisé indépendamment d'un choix préalable; il séduira le lecteur-client comme il plaît à Hope de l'écrire cinq fois dans l'espace d'une page, faute de pouvoir le prononcer et goûter au plaisir de son homophonie.

Dans son rôle de relais avec le texte, le titre est indicatif de son contenu qu'il devrait condenser devenant la formule qui résumerait, en deux mots, un ensemble de significations comme l'épigraphe, et mieux que l'épigraphe où l'auteur présumé n'est pas l'auteur du

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8. GRIVEL, Charles. La production de l'intérêt romanesque. Mouton, 1973.
9. HOEK, Léo H. La marque du titre. Mouton, 1982.

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roman proposé, Dans Brazzaville Beach, lorsque Hope explique l'origine du nom, elle devient le destinataire du message titulaire et Boyd, qui semble alors le lui avoir emprunté, perd à nouveau son autorité auctoriale. Le lecteur, dans sa volonté de savoir la vérité, replonge dans le doute: il sait qu'il ne sait rien, ne pouvant croire en une autorité fictive, si tant est qu'elle soit un auteur de fiction. un auteur qui de surcroît hésite sur l'instance narrative qu'il va utiliser :

Another problem: how do I begin? How do I tell you what happened to me? [...] Which voice do I use ? I am Hope Clearwater, she is Hope Clearwater. (BB XIII)

Dans sa fonction descriptive, le titre est indicateur du contenu souvent global du texte. Dans Brazzaville Beach, il est en rapport avec le prologue, l'épilogue et quelques-uns des intertitres Seulement; il n'éclaire pas le récit de Hope, à la marge duquel il vient s'échouer pour rester dans le paratexte sans pénétrer l'univers diégétique. "où débuterai-je ? dit-elle. En Afrique, je pense, oui, mais loin de Brazzaville Plage" (BB XIII). S'il ne nous aide en rien à comprendre l'histoire, il reste thématique, cependant. mais il devient le lieu de la narration, des conditions d'énonciation dans lesquelles la narratrice se retrouve pour se donner un temps de réflexion afin "d'évaluer" la série d'événements passés qu'elle va nous raconter tout en se les remémorant. Pour les linguistes, le thème, c'est ce dont on parle; dans Brazzaville Beach, la plage, c'est l'espace géographique qui correspond à l'étendue de terre en pente douce où les vagues déferlent ; elle traduit un double mouvement spatial: l'horizontalité et la marginalité que l'on retrouve encore. Hope précise qu'elle habite à Brazzaville Plage au "bord de l'Afrique." Lorsque ce lieu, ce dont Hope parle, devient symbole, ce qu'elle en dit, en l'occurrence ce qu'elle y fait (elle réfléchit), alors le titre de Boyd est aussi une formule rhématique pour un lecteur qui s'en réfère au texte. En dehors de sa valeur dénotative, l'espace renvoie par métonymie au temps de réflexion et annonce le genre qu'aurait pu prendre le roman sous la forme de méditations. La traduction du titre en français avec l'ambiguïté spatio-temporelle du mot plage, laps de temps, que le mot beach n'a pas en anglais, offre, il est vrai, une clé interprétative supplémentaire. On peut simplement lui reprocher d'embrouiller un peu moins les pistes. Le titre échoue ici dans son absence de simplicité et contrairement à la formule qui aide à résoudre les ambiguïtés, il les cultive dans un syncrétisme qui nous plonge dans la perplexité, il nous permet certes une appréhension globale du tout qu'est le roman mais une appréhension qui reste kaléidoscopique, équivoque et confuse. Dans Apostille au Nom de la Rose, Eco écrit : "le titre doit embrouiller les idées, non les embrigader (10)."Brazzaville Beach

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10. ECO, Umberto. Apostille au Nom de la Rose, Grasset, 1985.

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produit de nombreux effets sémantiques parmi lesquels les effets connotatifs ne font rien pour amener le lecteur à la Vérité.

Avant de rentrer dans le système des connotations, reprenons la valeur incitative ou séductrice du titre, l'effet qu'il peut produire sur un éventuel lecteur-client. Brazzaville Beach ne constitue pas une énigme pour celui qui n'aura pas remarqué la majuscule du mot Beach ou qui ne saura pas qu'à Brazzaville, il n'y a pas de plage. L'erreur de lecture, que Boyd a peut-être voulue, renforce la valeur référentielle de ce titre qui conduira le lecteur sur la plage de Brazzaville, au Congo, en Afrique, mot riche en connotations: espace dangereux, mystérieux, jungle, humidité, chaleur, impénétrabilité, coeur des ténèbres... Se construira devant lui toute une scénographie mentale, un véritable scénario qui se déroulera selon un plan préétabli. celui des stéréotypes et des lieux communs. I1 s'agira en partie d'une fausse piste. L'idée de plage pourra aussi l'emporter sur celle de l'Afrique et alors se dessineront: plages de cocotiers, de palmiers, exotisme d'un Club Méditerranée (11). C'est l'idée qui a été exploitée dans les éditions en français et en anglais où, sur la couverture du livre, figure une magnifique photo de plage presque californienne. I1 s'agira encore d'une fausse piste. Si le lecteur est plus sensible à l'homophonie des deux composantes du titre et s'il est amateur de romans policiers, il verra, dans la connotation stylistique, un mode d'intitulation et le lieu d'une énigme comme Déroute à Beyrouth ou Banco à Bangkok (12) et il sera encore sur une fausse piste. Ce jeu de pistes, nous le retrouvons, littéralement, dans la réserve de Grosso Arvore où Hope sillonne routes de latérite, chemins de terre battue, sentiers; la route goudronnée, explique-t-elle, commence à Sangui.

Le lecteur-client qui comprendra que Brazzaville Beach est composé de deux lexèmes et non d'un lexème et d'un déterminant à valeur locative (la majuscule fait la différence) pourra se représenter les mêmes choses et d'autres encore car il aura compris que le premier lexème participe à la nomination d'un lieu, une plage, qui n'est pas forcément à Brazzaville. Le groupe nominal deviendra producteur d'oxymore, l'emplacement géographique étant incompatible avec le type du lieu. Le doute ne mettra pas le lecteur sur une fausse piste mais sur plusieurs pistes à la fois et il en perdra son chemin. Quant au lecteur qui aura lu le livre et qui saura dès la première page qu'il se situe en Afrique, il aura du mal à débrouiller les pistes pour savoir de quel pays d'Afrique il s'agit : Cameroun, Nigeria, Congo, Angola ? Si

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11 . Il faudrait faire là la différence entre un lecteur-client européen et un lecteur-client africain.
12. Deux exemples que donne GENETTE dans Seuils. 85.

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ses références extra-linguistiques peuvent l'aider, le titre, lui, échoue dans sa mission explicative, dénotative et référentielle et en embrouillant les pistes et les idée, il devient une formule qui se dérobe sous nos pas. Dès lors qu'il se prend dans la toile du texte, la formule titulaire telle que le lecteur-client la reçoit avec son système de connotations psychologiques ou socio/culturelles est déconstruite par ce même texte qui la redéfinit. Il n'est plus un nom commun de lieu, un a priori, il devient un nom propre marqué de singularité auquel le texte donnera, a posteriori et à sa guise, sa propre signification et sa logique interne. En fait, la formule ne s'applique pas au texte, c'est le texte et sa politique qui ont imposé leur formule en la recomposant et en transformant le topique, lieu commun, en trope, figure singulière. Si Brazzaville Beach, le livre, "refait un mot total, neuf, étranger à la langue (13)," avec Brazzaville Beach, le titre, c'est qu'il cesse de "l'entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la connaissance des choses (14)."

Le roman de Boyd apparaît comme le lieu par excellence de la mise en échec des formules théoriques et générales comme semblent l'être l'épigraphe et le titre ; soit il les rejette au bord du texte, soit le texte les dénature. Le titre et l'épigraphe de Boyd essaiment et disséminent au lieu de condenser; ils révèlent le texte comme un produit sémiotique complexe et très particulier où tout fait sens et où il est donc difficile de trouver un sens vrai, une quelconque certitude sans pour autant nous faire exclure une éventuelle théorie de la signification.

Qu'en est-il de la place et du rôle des intertitres ?

Les intertitres

Les intertitres ont une place un peu moins marginale que l'épigraphe ou le titre, car eux sont intérieurs au texte et au livre mais font encore partie du paratexte. D'autre part, ils ne portent pas sens à un lecteur-client non engagé dans le texte; ils peuvent tout au plus lui donner quelques pistes de lecture dans une éventuelle table des matières. S'ils sont utiles aux lecteurs déjà impliqué dans la lecture, c'est en tant que formules-clés qui lui permettront

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13. MALLARME cité par GOLDENSTEIN. ADAM, Jean-Michel et COLDENSTEIN, Jean-Pierre. Linguistique et discours littéraire. Librairie Larousse, 1976. 91.
14.FOUCAULT, Michel. Les Mots et les Choses. Cité par GOLDESNTEIN. 91.

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d'"entrer" dans chaque chapitre et grâce auxquelles il se repérera pour se retrouver dans le livre. Dans Brazzaville Beach, les intertitres ne répondent pas du tout à cotte définition et cela pour plusieurs raisons.

Contrairement à A Good Man in Africa, An Icecream War ou Stars and Bars, où Boyd opte pour une division hiérarchisée en parties et chapitres numérotés, contrairement à The New Confessions, où il offre une table des matières grâce à laquelle on peut voyager dans le texte et se faire une idée du cheminement de John James Todd, le narrateur, Brazzaville Beach échappe à la division traditionnelle en chapitres et semble se rapprocher du Nouveau Roman. Le roman surprend par l'absence de table des matières, le degré de présence de ses intertitres très nombreux, leur localisation anarchique et incohérente, leur occurrence imprévisible, leur absence de pertinence immédiate et leur récurrence thématique redondante et même obsessionnelle.

Premier effet : le lecteur se perd constamment dans un livre devenu labyrinthe pour avoir perdu des repères qui lui font perdre, à leur tour, le fil d'Ariane, la trame de l'histoire. Le cheminement hasardeux et hésitant du lecteur est constamment mis en abyme dans le récit de Boyd. Hope se perd dans des "enchevêtrements d'arbustes et de ronces et d'impénétrables taillis épineux" (BB 137) pour observer ses chimpanzés. Lorsque la mission dans laquelle elle se réfugie est attaquée par des forces rebelles, elle "s'enfonce dans un sous-bois" pour qu'on perde sa trace, ne sachant pas "parmi les nombreux sentiers qui s'ouvrent sur la forêt lequel prendre" (BB 249-250). L'amant de Hope, Usman Shoukri, qui est aviateur, rêve de se perdre dans "le noir infini" et "dans l'aube cosmique" du ciel (BB 168); c'est peut-être ce qu'il fera lorsque Hope et le lecteur perdront sa trace. La noyade de John, dans trois pieds d'une eau verte de bassin (BB 305), signale, elle aussi, au lecteur qu'il suffit de peu pour se perdre et Hope se perd très vite dans les mathématiques (BB 177). J'ai été pour ma part obligée de me construire une table des matières sans laquelle il m'aurait été difficile de retrouver les passages qui m'intéressaient. La formule intertitulaire échoue dans son rôle de signalisation et comme l'épigraphe et le titre, elle ne passe que rarement le relais au récit en affichant soit une étrange indépendance, soit une curieuse envie de s'y immiscer, en lui imposant un rythme décousu et saccadé.

En effet, si les intertitres sont très présents et remarquables de par leur emplacement (en tête de section, au milieu, à la fin, n'importe où), leur nombre (30), leur graphie (capitales et italiques) et leur longueur, ils sont coupés du texte. Bien trop longs pour en être des formules interprétatives, ils constituent de véritables chapitres isolés, de petites histoires

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dans l'histoire, des parenthèses dans la longue parenthèse qu'est le récit entre prologue et épilogue. Ils embrouillent les pistes du lecteur non seulement parce qu'ils sont des "expansions imprévisibles" (15) mais parce que leur logique et leur valeur anaphorique, de rappel, ou cataphorique, d'annonce, n'apparaissent pas de manière évidente. Dès que le lecteur a l'impression, par exemple, que les intertitres séparent les chapitres qui se passent en Europe de ceux qui se passent en Afrique, heureux d'en déduire qu'ils sont comme Hope balancés entre deux continents, eh bien! ses hypothèses ne se confirment pas. Sa science de lecteur est mise en déroute car quelques pages plus loin, un intertitre viendra s'échouer entre deux chapitres situés en Afrique. Cette localisation illogique conduit très loin dans les méandres de la déduction où le lecteur finit par se perdre dans une logique de fausses scansions et de divisions arbitraires dont l'occurrence n'obéit qu'au plus pur des hasards.

Genette explique que dans certains états de relation entre texte et paratexte, les intertitres peuvent poser la question de l'identité de leur énonciateur et ainsi déterminer le statut générique de l'oeuvre. (16) Là, nous en convenons, les intertitres de Boyd sont très révélateurs et en disent très long. Mais ne nous réjouissons pas trop vite car que révèlent-ils ? La complexité et l'ambiguïté du cadre énonciatif; c'est dire que, là encore, il va falloir se "débrouiller".

Sur les trente titres, la moitié est un mélange diachronique de voix qu'il est difficile d'identifier: un "je" collectif qui se transforme en "nous", "vous" et "moi", "tout le monde"; un "elle" raconté par Boyd ou par Hope qui prend de la distance; un style impersonnel rattaché à une instance scientifique ou encyclopédique sans aucune subjectivité langagière, comme le dernier théorème de Fermat (BB 101) ou la définition du mot cruelty (BB 139). Le lecteur pourra toujours trouver dans ces intertitres un rapport avec le texte mais dans des éclairs de lucidité éphémères où la vue se brouille très vite et où la connaissance laisse place au doute. N'oublions pas la signification du nom de Hope Clearwater et le bain qu'elle prend dans une eau de piscine claire comme de l'eau de roche mais où le chlore vient lui brûler les yeux. N'oublions pas la jalousie qu'elle ressent vis à vis de John qui plonge dans le monde de l'abstraction avec une clarté d'esprit éblouissante, rare et déconcertante.

L'autre moitié des intertitres renvoie, elle, de manière diffuse à la situation d'énonciation dans laquelle Hope se trouve dans le prologue et l'épilogue, à Brazzaville Plage, où elle redevient le héros-narrateur en instance non seulement narrative mais littéraire comme nous

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15. BARTHES, Roland. "Introduction à l'analyse structurale des récits". Communications 8, 1966. 23.
16.GENETTE. 278.

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l'avions vu avec l'épigraphe et le titre. Dans le chapitre intitulé What I like to do, la première personne rappelle le style autobiographique des romans de Dickens, par exemple. L'intertitre opère alors une rupture narrative avec le texte et devient zone de réflexion que le personnage-écrivain se donne et donne comme telle au lecteur :

DIVERGENCE SYNDROMES

I spend a lot of time walking on the beach, thinking about the past and my life so far. So far, so good? Well, you will be able to make up your mind, and so, perhaps, will I, (BB 55)

I1 n'est plus qu'une zone graphique entre deux autres zones où l'écriture en italiques le met en marge des deux autres, au bord du texte; une zone où la réflexion renvoie à une autre zone de réflexion spéculaire, sans fin et sans réponse; une réflexion qui, comme celle de Hope Clearwater, s'enfonce "dans un épais brouillard d'immobilisme où rien n'est clair, aucune direction évidente, sinon le reflet de son propre regard dans la vitre" (BB 124-125). En effet, si l'intertitre renvoie à l'épigraphe et au titre, la formule se remet à tourner en rond.

Il est intéressant de noter que dans tout le roman de Boyd les personnages ont leur aire scripturale de réflexion, cette fois mise en abyme de ce qu'est l'écriture. Hope, primatologue, remplit tous les soirs son cahier de notes prises sur le terrain, field notes; le cahier brûle mais elle sauve miraculeusement le texte grâce aux notes de Joao, son assistant. Son travail consiste essentiellement à observer et à noter, "to observe and record" (BB 17), et le résultat de ses recherches échouera, ironie du sort, dans une note de bas de page du livre que Mallabar rédige depuis vingt ans: "Primate : the sociely of a great ape" (BB 313), John, lui, gribouille sans arrêt des mots sur des petits morceaux de papier (BB 86) et son existence se résume à "vouloir écrire la géométrie d'une vague" (BB 45). Hope découvre dans le placard d'Usman des dizaines de croquis de maquette du plus petit avion au monde qu'il est parvenu à construire.

Quelle que soit la forme qu'il peut prendre, le "récit appelle le récit (17)," il exerce sur Hope une fascination qui l'incite à ouvrir sans cesse de nouvelles parenthèses (les intertitres) ou à décrire, répéter, raconter à son tour, se livrer à une paraphrase qui n'est que pléonasme de ce

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17. voir l'article de Madeleine BORGOMANO: "Propositions méthodologiques pour l'approche des récits de voyage." I1 s'agit dans Brazzaville Beach d'un voyage d'étude.

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qu'elle a déjà fait. Le récit agit sur le lecteur qui, de la même manière, essayera de se re-raconter l'histoire pour peut-être mieux la cerner. Le récit échoue dans son rôle explicatif, la paraphrase n'ayant rien de scientifique. Dans ce dédale de pistes énonciatives et de voix, le lecteur ne comprend plus rien; les intertitres n'éclairent pas la connaissance qu'il veut avoir du texte parce qu'ils renvoient à l'écriture ou qu'ils sont en eux-mêmes une tout autre histoire.

Le contenu thématique et récurrent des intertitres, très lié à leur pertinence, perturbe de la même manière. S 'ils ne sont pas formules, puisqu'il est difficile de les appliquer au texte, ils en regorgent néanmoins. La majorité des intertitres (18) ont un rapport direct avec les sciences pures: la mathématique et la physique. Les autres ont trait soit aux sciences naturelles (quatre portent sur l'éthologie), soit aux sciences humaines (trois portent sur l'histoire et les autres sont plus difficiles à classer car ils oscillent entre la psychologie, la métaphysique et la philosophie). Le lecteur peut y voir là la clé interprétative du livre dont le thème récurrent serait la science. Mais, voila! Les formules qui se succèdent comme les théorèmes, les algorithmes, les lemmes évoqués dans le chapitre intitulé USMAN SHOUKRI'S LEMMA (BB 66) n'ont rien de vérités indémontrables et évidentes comme les séduisants axiomes. On a beau les répéter comme dans le chapitre à épisodes Fermat's last theorem I, Fermat's last theorem II, ces formules ne mènent à rien si l'on ne poursuit pas le raisonnement plus loin. Tous les lecteurs de Brazzaville Beach n'étant pas mathématiciens, ils verront là, encore en mouvement, le cercle vicieux du raisonnement qui mène au raisonnement. Les algorithmes, explique Hope, n'ont guère d'utilité pour des phénomènes irréguliers et discontinus comme la vie. Formules stériles, ils échouent au bord du texte qui les rejette, coquilles vides de sens pour résoudre l'énigme de l'existence. John meurt de n'avoir pu "souder les mathématiques au monde où nous vivons, mélanger la pure abstraction au concret erratique" (BB 198) et le lecteur n'a plus qu'un seul axiome auquel il peut se raccrocher. Dans le chapitre intitulé L'unique grand axiome, il comprend que ce dont il peut être sûr, c'est la mort. Ce quinzième intertitre qui coupe le texte en son milieu, unique certitude, le replonge dans un abîme de perplexité: que faire sinon capituler? À quoi bon expliquer ? Aussi fragile que l'insoutenable légèreté de l'être, la formule se décompose dans la poussière du néant.

No, There is one thing we can be sure of - the one big axiom: when my nervous system shuts down entirely, and it will, my personal time will end. (BB 146)

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18. Voir en annexe la table des matières.

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Conclusion

Le paratexte vient d'échouer dans sa tentative d'élaboration d'une quelconque théorie sur l'auteur, le texte et l'existence qu'il est difficile de réduire à une simple formule. Il a cependant permis au lecteur d'interroger le texte dans toute sa complexité, il l'a laissé penser et lui a donc permis de l'approcher. Véritable zone de transition, sas entre le texte et l'extra-texte, l'épigraphe, le litre et l'intertitre aident le lecteur "à passer sans trop de difficulté respiratoire d'un monde à un autre (19)." Avec eux, il est vrai, on est non seulement en marge, au bord du texte mais aussi dans l'entre-deux, avec tout ce que cela comporte de va-et-vient, d'hésitation, de non-disjonction, d'ambivalence et d'incertitude.(20) Dans Brazzaville Beach, tout est "ambiguïsé" :les lieux, les personnages et les situations. Hope n'est jamais réellement intégrée dans un monde où dans un autre; elle habite dans une tente "hybride" (BB 7) dont elle aime la situation à la limite nord du camp. Elle aspire aussi bien à la vie qu'à la gloire. (21) Dans le chapitre intitulé The weight of the sense world (BB 260), elle explique que vivre à l 'extrémité d'un continent, face aux deux grands espaces de la mer et du ciel, allège le poids de l'univers des sens. C'est au bord de l'Afrique que viennent s'échouer ses certitudes européennes. Hope nous le fait ressentir lorsqu'elle assiste en direct à la mort d'Amilcar, alors qu'elle aide celui-ci à transporter des mines pour faire sauter un pont. Elle, qui tressaillait devant le comportement "inhumain" des singes, participe à la lutte rebelle. L'entre-deux, c'est aussi le lieu de la crise et Brazzaville Beach pose le problème actuel de la conjecture des sciences comme "expression de la crise radicale de la vie dans l'humanité (22)." Les formules paratextuelles soulignent, nous l'avons vu, la difficulté qu'il y a à surmonter le conflit des significations tout en engageant le lecteur dans la lutte pour la compréhension du texte et de lui-même. En l'introduisant dans le texte, elles lui font faire, sans jouer au "poker" (BB 33), des paris sur le sens de l'oeuvre, en éprouvant ses connaissances et son sens de l'herméneutique; elles lui indiquent "au passage" qu'il est désormais sa seule réalité, celle où tout fait sens et où fragmentation, incohérence n'ont plus.

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19. GENETTE. 375.
20. Voir la notion d'ambivalence selon ZIMA.
21. Voir intertitre no 18: FAME.
22. HUSSERL, Edmund. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Gallimard, 1976. Chapitre 1.

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leur place. Loin d'être la formule qui sauve, la formule paratextuelle laisse le lecteur à l'entrée du labyrinthe- lieu même de la conjecture (23), et le force à débrouiller les pistes dans un trial and error process où hypothèses et vérifications l'aideront à forger sa pensée en une pensée organisatrice, pour ne pas dire scientifique. Et voilà qu'il se met à dresser des ponts, à tisser des liens entre le paratexte et le texte ou le texte et l'extra-texte comme le fait Hope en marchant sur la plage :

As I stroll the length of this beach, I consider all the divergence syndromes in my life and wonder when and where I should have initiated new methods of thought. (BB 55)

Il analyse, lui aussi, les "syndromes de divergences(24)," les turbulences du texte, et ce qu'il croyait positif, permanent et certain s'avère négatif, éphémère, incertain. C'est alors qu'il "essaie de nouvelles méthodes de pensée." I1 cherche ce que John Clearwater appelle des "stratégies optimae" (BB 32) ou la "marge d'erreur ; (25)" il fait la différence entre les "signaux et les bruits (26)." La formule fait partie de ces démarches à suivre; ce n'est pas une solution et en échouant au bord du texte, elle nous fait admettre et nos limites et les inachèvements du savoir : le principe d'incertitude; Heisenberg est d'ailleurs nommé à la page 125 de Brazzaville Beach. Hope Clearwater symbolise parfaitement cet espoir tragique de l'homme qui sait qu'il ne sait pas. Raconter le passé, c'est peut-être pour elle une manière de fuir la réalité. Dans le récit, son voyage d'étude, version contemporaine du récit de voyage, amorce cette fuite: "à chaque pas de chaque enquête, une nouvelle porte s'ouvre qui ressemble le plus souvent à un abîme ou à une fondrière (27)." Hope, le personnage, tâtonne en permanence dans la recherche d'une thèse sur le comportement des singes. Dans le chaos de la guérilla, elle semble se demander quel est son rôle d'observateur de l'univers. Son scientisme serait-il incapable d'administrer sa thèse sous-jacente: science égale vérité ? Hope, la narratrice, tâtonne en recherchant dans sa mémoire non plus un espace géographique, mais un espace mental qui lui échappe et elle "désespère de pouvoir jamais pénétrer quoi que ce soit (28)."

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23. ECO. 63.
24. Voir intertitre no 7, en annexe.
25.Voir intertitre no 6, en annexe.
26. Voir intertitre no5, en annexe.
27.LEIRIS, Michel. L'Afrique fantôme: de Dakar à Djibouti. Gallimard, 1951. 110.
28. LEIRIS. 105.

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Le héros boydien semble être en quête d'une connaissance qu'il n'a pas les moyens de construire. Dans l'un des derniers intertitres, Hope pose TROIS QUESTIONS (29), ne sachant plus si elle cite Kant, Aristote ou Schopenhauer :

Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? (BB 270)

John éclate de rire et répond : "Rien de certain."

Valide ou non, explique Genette, le point de vue de l'auteur fait aussi partie de la pratique paratextuelle; alors, faute de pouvoir usurper cette doctrine de Boyd, nous conclurons avec Hope Clearwater :

J'ai trouvé réconfort et refuge dans la doctrine qui conseille à ceux qui recherchent la tranquillité de préférer à la certitude la mise en sursis de tout jugement. (BB 313)

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29. Voir intertitre n° 25, en annexe.

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1) What I like to do : 11
2) The mockman : 15
3) The wave albatros and the night heron : 28.
4) The zero sum game : 32.
5) Noise or signals : 44.
6) The margin of error : 48.
7) Divergence syndromes : 55.
8) The inverse cascade : 61.
9) Usman Shoukri's lemma : 66.
10) Ikarios and Erigone : 75.
11) Cabbages are not spheres : 85.
12) Fermat's last theorem : 101.
13) The happiness of the chimpanzee : 125.
14) Pulul : 139.
15) The one big axiom : 145.
16) The cosmic dawn : 168.
17) The calculus : 177.
18) Fame : 189.
19) The Clearwater set : 197.
20) Death of a prophet : 213.
21) ECT : 219.
22) Minonette : 229.
23) The neutral clock : 251.
24) The weight of the sense world : 260.
25) Three questions : 270.
26) Fermat's last theorem II : 276.
27) Two kinds of catastrophes : 282.
28) Invariants and homeomorphs : 286.
29) Finesse : 300.
30) The languid fire : 305.


 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)