(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Point Counterpoint : le Journal de Philip Quarles et la théorie du modernisme en littérature

Philippe Birgy (Université de Toulouse-Le Mirail)

Est-il possible d'aborder un texte à caractère fortement métalittéraire (1) sous un angle différent de celui qui nous est proposé par une critique moderniste de type structuraliste - cette dernière étant adepte, rappelons-le, de la plurisignification et d'un texte ouvert, mais tant qu'il est perçu comme un système de signification propre ne renvoyant qu'à lui-même, et jamais sur le même plan que l'univers extralinguistique ? (2)

Pour soutenir l'hypothèse inverse, celle d'un roman "à clé", à sens unique, ou à sens dominant, nous aurons recours à un des postulats de la théorie de René Girard: celui de désir mimétique. En effet, selon cet auteur, le désir constitue la dynamique de la vie humaine, celle du temps et du devenir. Or ce n'est jamais l'exercice du libre arbitre qui fait tendre un sujet vers des objets désirables. C'est l'autre qui décide pour lui. Et c'est parce que cet autre accorde de la valeur à tel objet qu'il le désignera à l'intérêt du sujet, et ce dernier cultivera alors l'illusion que s'il se l'approprie, l'objet convoité ne manquera pas de lui apporter à lui aussi la plénitude qu'il semble procurer à l'autre. (3)

Bien sûr, l'appropriation effective le fera déchanter, car l'objet a été investi d'une valeur affective et symbolique sans commune mesure avec sa valeur objective. Ainsi, sa

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1. Huxley, Aldous, Point Counterpoint, London: Chatto & Windus, 1963 (1928). Les références seront indiquées ci-dessous pa "PC" siuvi du numéro de page.
2. Or, précisément, cette école critique n'a pas forgé ses concepts clés in absentia. Elle semble au contraire les avoir fait dériver d'oeuvres telles que celle de Huxley. Nous essaierons de démontrer qu'il y a peut-être, à l'origine de cette application, une confusion de niveaux.
3. On comprend que cette approche du désir va contre la philosophie du libre arbitre qui détermine souvent l'attitude rebelle du héros dans le roman contemporain : son individualisme irréductible, sa vocation d'excentrique, d'apatride ... . De la même manière, cette philosophie informe l'idée que l'auteur moderne se fait de son propre statut.

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possession ne pourra pas répondre de manière satisfaisante à l'attente qu'il a suscitée. Il s'agit là d'une logique folle qui conduit chacun à désirer les objets qu'il ne pourra jamais s'approprier, parce qu'ils sont seuls capables d'entretenir son désir. (4)

Pour en venir à Point Counterpoint, objet textuel de notre étude, nous savons qu'Huxley fut influencé lors de la composition du roman par l'exemple de Gide et, plus particulièrement, par Les Faux-Monnayeurs. Or, Les Faux-Monnayeurs est couramment perçu comme le manuel français du modernisme. La critique y a même vu un un exemplaire d'origine, de sorte qu'en regard de celui-ci, le livre d'Huxley faisait figure de pâle copie. (5)

Les commentateurs déplorent donc dans Point Counterpoint l'absence d'harmonie supérieure qui pourrait naître de l'ajout des "points" (6), absence d'autant plus regrettable que c'était là un effet que le titre laissait présager. Or, il n'y a malheureusement pas, dit le critique, de totalité qui serait plus que la somme des parties, ni de système symbolique qui transcenderait le contenu discursif.

Et en fin de compte, le lecteur n'en sera pas surpris, puisque l'on retient surtout d'Huxley cet esprit riche et universel qui se porte indifféremment vers tous les domaines de la connaissance. C'est précisément cette variété des thèmes qui décourage le lecteur méthodique, car elle présente à ses yeux l'aspect d'un catalogue fort peu ordonné. C'est ce même manque de structure qui conduit certains de ces lecteurs à ranger Huxley parmi les écrivains de seconde importance car il ne possède pas cet art poétique qui instaure l'ordre par le jeu des combinaisons et des sélections.

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4. Il s'agit là, rappelons-le, d'un schéma de comportement immémorial. Ainsi, Denis de Rougemont en retrouve la trace dans la tradition médiévale. Dans le Roman de Tristan, lorsque les amants se trouvent réunis pour une unique nuit, le chevalier place entre lui-même et sa bien-aimée le tranchant de son épée afin de conserver jusque dans l'intimité de son sommeil la distance nécessaire au désir, et à l'adoration de la femme. Car, sans cet ultime obstacle, la qualité de la passion serait instantanément vulgarisée par la possession physique.
5. Rappelons que le roman met en scène Edouard, un écrivain en quête d'idées romanesques. Celui-ci apparaît d'abord dans le récit à travers son carnet volé, qui contient des notes autobiographiques : ces notes formant le contenu de plusieurs chapitres, Edouard intervient donc d'abord comme instance narrative relayant le narrateur principal (Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris: Folio-Gallimard, 1925). Huxley reprend ce schéma, et fait alterner une narration conventionnelle d'événements avec des notes tirées du carnet personnel de Philip Quarles.
6. En partie calqué sur le modèle de Gide, Point Counterpoint procède également d'une tentative expérimentale. L'auteur ambitionne de développer plusieurs intrigues en parallèle. Or, puisque la linéarité syntagmatique de l'écriture lui interdit cette "polyphonie," il applique donc la technique musicale du contrepoint où chaque motif, chaque ligne narrative sont périodiquement réintroduits dans la trame du roman.

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Notre projet est de démontrer que ce problème de technique posé par Point Counterpoint relève en vérité d'un engagement, sinon d'un choix éthique. Et pour l'élucider, nous choisirons un passage clé de Point Counterpoint, passage qui a d'ailleurs inspiré la plupart des arguments visant à disqualifier l'inspiration poétique de l'auteur. Il s'agit d'un chapitre métalittéraire du roman où la conviction d'Huxley se fait sentir sous le prétexte romanesque. Le discours sur l'écriture tenu à cet endroit est attribué à Philip Quarles, lui-même romancier et protagoniste du roman d'Huxley.

Le contexte est le suivant: Quarles, en quête de matériau pour son roman, a jeté sur le papier, spontanément et dans le désordre, les idées les plus incongrues. Par ce geste créatif, il a déjà illustré la méthode moderniste, accumulant les fragments afin que ceux-ci par contiguïté se fécondent et prolifèrent pour créer des réseaux de sens.

Et puisque la ressemblance est si frappante, nous allons donc tenter, avant d'appliquer notre hypothèse, de considérer ce que nous pourrions dire au sujet de ces notes si nous voulions nous inscrire dans la critique des partisans de "l'œuvre ouverte." Nous lirions le premier paragraphe, et nous verrions qu'il nous renvoie aux associations spontanées, au rôle de l'inconscient dans l'écriture, à son pouvoir d'évocation: "Everything's incredible, if you can skin off the crust of obviousness our habits put on it. Every object and event contains within itself an infinity of depths within depths. Nothing's in the least what it seems - or rather it's like several million other things at the same time" (PC 407). L'ambition de Quarles nous sauterait aux yeux. Il s'agit bel et bien de défamiliariser le lecteur pour rendre aux objets banalisés par l'usage leur signification essentielle.

Puis, observant la deuxième note, nous noterions que Quarles y affirme la précédence de la forme sur le fond, et préconise, par exemple, la reprise de motifs purement esthétiques, cela afin de privilégier des arrangements non-argumentatifs, sans aucun contenu thématique. "A theme is stated, then developed, pushed out of shape, imperceptibly deformed, until, though still recognizably the same, it has become quite different" (PC 408). Irrésistiblement, nous songerions à l'Ulysse de Joyce à son chapitre "musical" (Scylla et Charybde), mais aussi à Wagner. (7)

Dans la troisième note, nous constaterions que le livre se retourne (et même, se referme) sur le livre, délimitant ainsi un univers de signification clos qui se suffit à lui-même.

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7. Joyce, Ulysses, Harmondsworth: Penguin 1986, chap. 11, p. 10-39. Les procédés littéraires employés dans ce chapitre sont de nature imitative, et Joyce traite le matériau langagier comme si sa forme et sa texture sonore revêtaient une importance au moins égale au sens. Quant à l'exemple formel fourni par Wagner, il s'agit du leitmotiv.

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Put a novelist into the novel. He justifies aesthetic generalizations . . . . But why draw the line at one novelist inside your novel? Why not a second inside his? And a third inside the novel of the second? And so on to infinity like those advertisements of Quaker Oats where there's a quaker holding a box of oats, on which is a picture of another quaker holding another box of oats, on which etc., etc. (PC 409)

Quarles, pour expliciter ce principe, utilise l'image prosaïque du paquet de flocons d'avoine, mais avec une confusion remarquable. En effet, il nous parle d'un "autre Quaker" tenant un "autre paquet". Or nous n'avons de récursivité et de réflexivité que si c'est le même Quaker qui apparaît à tous les niveaux inclusifs.

Mais sitôt passés à la quatrième remarque, il nous faudrait convenir des limites de notre méthode. Quarles ne nous parle plus de structure, mais de thèmes récurrents, et en particulier d'un instinct d'acquisition (qui pourrait se décliner sur le mode de la sexualité ou de la finance). Nous choisirons de l'appeler le désir, ou mieux: le principe désirant (8).

Nous avons apparemment fait le tour de ce qui pouvait être dit au sujet de ces "fragments de textes" lorsque nous les appréhendions comme les éléments d'une mosaïque moderniste qui engendrait l'ordre par désordre. Tentons de voir maintenant si l'ordre de ces notes ne pourrait pas tout simplement être déterminé par une intention significative qui précéderait le texte. Dans ce cas, il y aurait une clé. Nous allons nous apercevoir en effet que les remarques de Quarles s'enchaînent avec une grande rigueur dès que nous les abordons dans cette perspective.

Today at Lucy Tantamount's, I was the victim of a very odd association of ideas. She laughed, opening her mouth - and her tongue and gums were so much paler than the paint on her lips that they seemed quite bloodless by contrast. . . . And then, without transition I was standing in front of those sacred crocodiles in the palace gardens at Jaipur, and the Indian guide was throwing them bits of meat, and the inside of the animals' mouths was almost white. . . . And that's how one's mind naturally works. And one has intellectual pretensions.

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8. C'est ce principe désirant que R. Girard retrouve au coeur de la modernité sous des formes exacerbées. Le développement des médias, par exemple, fait que les institutions de la mode ou de la publicité portent à l'attention de chacun des objets, voire des attitudes et des modes de vie, qu'il doit s'approprier à tout prix car (telle est la promesse implicite) ces objets lui procureront un bien-être sans mesure et, du même coup, mettront fin à son insatisfaction. Bien sûr, celui qui cède à cette tentation aura tôt fait de s'apercevoir que la promesse que lui adressait l'objet était mensongère : c'est ainsi que le cycle des engouements et des déceptions s'accélère dans le comportement désirant du moderne.

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D'un point de vue strictement technique, nous avons là une métaphore: la blancheur des gencives de Lucy donne à cette dernière des airs de crocodile. Nous retrouvons bien sûr l'héritage du symbolisme (9), ce pouvoir incantatoire de l'image qui fait que soudain les repères sécurisants, le moment présent, et le lieu familier, tout cela se dérobe, et Quarles se trouve alors précipité dans l'inconnu.

Le lecteur critique identifiera immédiatement chez Quarles cet "esprit d'artiste" qui se laisse mener par les associations spontanées. Peut-être même y reconnaîtra-t-il la touche d'Huxley, auteur versatile qui passe sans cesse du coq à l'âne. Il se sentira d'ailleurs justifié par l'appréciation de Quarles ("Odd association of ideas", "without transition").

Pourtant, l'association d'idées n'est étrange qu'en apparence. Observons le contexte des propos de Quarles: il nous parle de Lucy Tantamount, femme désirée et - disons-le pour reproduire toute la pensée de Quarles - bas-bleu qui l'agace car elle le séduit par son port, son esprit, son vêtement, dans le seul but de l'obliger à écouter ses discours, de le contraindre à reconnaître une richesse intérieure dont il ne se soucie guère. Car Quarles est venu chercher une tout autre satisfaction. Lucy passe donc à ses yeux pour le prototype de la coquette. Elle le captive et l'inféode pour mieux se mirer dans ses yeux, s'y reconnaître comme une interlocutrice valable. Mais à son grand dam, et malgré ses assiduités, elle persiste à se refuser physiquement.

Alors, soudain - et, vraiment, on ne saurait dire pourquoi, songe Philip Quarles - il lui vient cette vision d'une femme carnivore. Et, une fois encore, "sans transition" - toujours selon les dires de l'auteur, voici que Quarles pense à son roman.

But what a windfall for my novel. I shall begin the book with it. My Walterish hero makes his Lucyish siren laugh and immediately (to his horror; but he goes on longing for her, with an added touch of perversity, all the same and perhaps all the more) sees those disgusting crocodiles he had been looking at in India a month before. In this way I strike the note of strangeness and fantasticality at once. (PC 407)

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9. Le lecteur pensera bien sûr à Mallarmé et au pouvoir de suggestion qu'il prête au verbe. La définition d'Enid Starkie nous éclaire sur ce sujet : "[Symbolism] is an attempt to spiritualize literature, to evade the old bondage of exteriority. Description is banished that beautiful things may be evoked, magically; the regular beat of verse is broken in order that words may fly, upon subtler wings. Mystery is no longer feared, as the great mystery in whose midst we are islanded was feared by those to whom that unknown sea was only a great void ..." Symon, The Symbolist Movement in Literature. Cité par Enid Starkie, From Gautier to Eliot. The influence of France on English Literature, London: Hutchinson, 1960, p. 116.

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Nous pourrions penser qu'il y a simplement dissociation de l'expérience et du matériau littéraire, et mise à distance du sentiment par passage du "I" au "he", mais ce n'est pas le fond du problème d'écriture qui se pose ici, car Quarles reste propriétaire de son personnage ("My Walterish hero"), tout comme Walter reste propriétaire potentiel de la femme qu'il voudrait littéralement posséder ("his Lucyish siren").

De surcroît, Walter et Lucy sont tous deux protagonistes du roman que nous sommes en train de lire ici. Ils font partie du cercle de connaissances qui gravitent autour de Quarles, et appartiennent par conséquent au degré un de la fiction, comme lui. Pourtant, Philip Quarles n'hésite pas à les introduire tels quels dans sa fiction de deuxième degré. Il y a là absorption directe de la "réalité" par la fiction. Le roman de Quarles n'est pas travestissement mais simple élucidation de cette "réalité". Pour preuve, Quarles passe sans transition de l'image de la bête carnivore à une interprétation littérale : Lucy est à la fois une femme fatale et un piège dangereux - en un mot, une sirène ("his Lucyish Siren"). Quant au qualificatif "odd", il pourrait bien sûr être rattaché à l'inquiétante étrangeté. Mais on peut faire l'économie d'une hypothèse, et se contenter d'une simple description de la scène : Quarles est manifestement effrayé à l'idée qu'il va devenir la victime d'une forme de vampirisme féminin qui pourrait aussi se définir comme double bind ou désir mimétique. Et Quarles conclut alors, "Everything's incredible, if you can skin off the crust of obviousness our habits put on it . . . " (voir la troisième note).

Cette dernière remarque justifie l'appropriation du réel qui fonde l'écriture de Quarles: il nous parle d'emboîtement des significations. Le sens est dans nos actes et dans nos pensées, mais il est neutralisé par une conscience qui ne peut rien saisir de tout ce qui s'expose à elle. C'est donc qu'il y a bien quelque motif caché à révéler, un motif qui pourrait être celui du mimétisme.

Cette considération nous mène à un deuxième paragraphe où l'écrivain-personnage développe l'argument structurel :

Musicalization of fiction. Not in the symbolist way, by subordinating sense to sound. Je passe. But on a large scale, in the construction. . . . Get this into a novel. How? The abrupt transitions are easy enough. . . . More interesting, the modulations and variations are also more difficult. Another way: the novelist can assume the god-like creative privilege and simply elect to consider the events of the story in their various aspects. . . . But perhaps this is a too tyrannical imposition of the author's will. Some people would think so. But need the author be so retiring? I think we're a bit too squeamish about these personal appearances nowadays. (PC 408-9)

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Nous retrouvons dans cette série de notes l'idée d'une multiplicité des points de vue comme facteur de relativisation. Elle se concrétise musicalement par des changements de ton, de mode, et de registre: des variations. En apparence, donc, l'avis de Quarles/Huxley rejoint l'argument moderniste. L'importance de la forme et du motif répété est clairement soulignée.

Mais, et c'est ce qu'il faut retenir, l'auteur revient pour la deuxième fois sur l'importance de son rapport à l'œuvre, son implication dans le texte. Ces remarques sont spécifiées par celles qui suivent:

Put a novelist into the novel. He justifies aesthetic generalizations, which may be interesting - at least to me. He also justifies experiment. Specimens of his work may illustrate other possible or impossible ways of telling a story. And if you have him telling parts of the same story as you are, you can make a variation on the theme. (PC 409)

Nous voyons bien que la notion de hiérarchie n'est pas retenue dans ces lignes et que ce que l'auteur affirme au contraire, c'est l'équivalence entre tous les niveaux narratifs. Tous ces romanciers racontent la même histoire (ou le même mensonge) mais avec des codes différents. (10)

Enfin, nous voici arrivés aux trois dernières notes de Quarles, et nous devons convenir qu'elles sont plus franchement didactiques que les précédentes. Il nous reste bien sûr à démontrer qu'elles s'inscrivent parfaitement dans un discours cohérent qui porte sur le rôle universel du désir mimétique (tellement universel qu'un auteur qui se fixe pour but de transcrire fidèlement les vanités humaines et de découvrir l'essence cachée des agissements va inévitablement faire affleurer ce motif). Dans la première, Quarles annonce sa formule littéraire, et définit son art par opposition à celui des "congenital novelists".

Novel of ideas. The character of each personage must be implied, as far as possible, in the ideas of wich he is the mouthpiece. In so far as theories are rationalizations of sentiments, instincts, dispositions of soul, this is feasible. The chief defect of the novel of ideas is that you must write about people who have ideas to express - which excludes all but about .01 per cent of the human race. Hence the congenital novelist doesn't write such books. But then I never pretended to be a congenital novelist. (PC 409-10)

Il ne se préoccupe que de l'expérience réservée à une infime minorité. Ses personnages incarnent des idées, mais ces idées sont déjà le produit de la rationalisation des

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10. Cette notion nous renvoie au premier paragraphe qui ouvrait des perspectives sémantiques en profondeur sitôt que Quarles énonçait son activité de création comme appropriation de l'histoire d Walter et Lucy.

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sentiments, des instincts, et des dispositions. On pourrait donc sans s'avancer parler d'un désir transcendé, détaché des objets matériels, métaphysique selon René Girard.

En conséquence (remarque suivante), ces personnages peuvent paraître monstrueux, du fait de ce grossissement du trait. De là à parler de caricature, il n'a qu'un pas. C'est le terme commun entre cette note et la suivante. Puisque, en regard des exagérations qui caractérisent ces quelques privilégiés, Huxley place les excès de la majorité - ce dont il ne traite pas - et implicitement, on doit comprendre qu'il laisse cette tache ingrate aux "congenital novelists".

The instinct of acquisiveness has more perverts, I believe, than the instinct of sex. At any rate, people seem to me odder about money than about even their amours. . . . And then the hoarders, the grubbers, the people who are entirely and almost unceasingly preoccupied with money. Nobody's unceasingly preoccupied with sex in the same way - I suppose because there's a physiological satisfaction possible in sexual matters while there's none where money's concerned. (11)

Ainsi les trois remarques se répondent-elles: elles portent sur les variés des comportements obsessionnels, les uns (intellectuels) apparemment plus abstraits que le banal appât du gain ou la concupiscence, et pourtant essentiellement semblables puisque Quarles lui-même va définir l'instinct d'acquisition comme une donnée totalement évanescente.

. . . the hunger for money and possession is an almost purely mental thing. There's no physical satisfaction possible. That would account for the excesses and perversities of acquisitiveness. . . . But where acquisitiveness is concerned, there's no regulating body, no lump of too solid flesh to be pushed out of the grooves of physiological habit. (PC 410)

Le romancier conclut le chapitre (à son insu, bien sûr) en admettant avec un manque d'humilité flagrant qu'il fait partie de cette minorité émancipée des contraintes les plus avilissantes. Ce faisant, il s'implique fortement dans sa fiction, et enfreint encore une fois la frontière entre fiction et biographie. En effet, il enchaîne deux énoncés portant respectivement sur l'un et l'autre domaines: "I should imagine myself rather 'under-acquisitivized'; less interested in money and possessions than the average. . . . No predominantly acquisitive character has appeared in any of my stories. It is a defect; for acquisitives are obviously very common in real life" (PC 410). Seule la considération du

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11. PC 410. C'est moi qui souligne.

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désir mimétique peut nous expliquer pourquoi et comment cette dernière remarque chapeaute ce qui la précède. Car la fonction de l'auteur est bien, selon Quarles, de retracer les idéologies individuelles jusqu'à leur origine. Il sonde donc ces fameuses couches de sens abîmées sous le vernis de la théorie. Il affirme le rapport intime de la fiction au réel. Pourtant, il suffirait de considérer ces pages comme un manifeste esthétique pour que déjà il nous égare.

Pour conclure, nous devons souligner que - c'est un trait remarquable - l'argument esthétique retenu contre Gide et contre Huxley est similaire: l'un et l'autre se sont vu reprocher la non-identité entre les principes de composition proposés par l'auteur fictif et ceux du roman réel (un schisme plus flagrant dans Les Faux-Monnayeurs puisque "Les Faux-Monnayeurs" est à la fois le titre du roman de Gide et celui du roman dans le roman). Or c'est justement l'inapplicabilité des principes des "modernes" qui constitue l'affirmation métalittéraire majeure, sinon la clef de ce texte.

Gide ne postule nulle part la relativité de tous les points de vue sur la réalité. Il affirme au contraire que toutes les conduites, toutes les voies ne sont pas également satisfaisantes. C'est le dilemme moral (chrétien) qui est important et le choix du bien qui s'y décide. (12) Le mal (voire le satanisme) est clairement associé avec les modernes et le charlatanisme de Strouvilhou, qui pousse à son extrême la théorie du dandy Passavant.

La libre interprétation du texte, règle d'or des esthètes, peut donner naissance à une vénération du plus vain. Ainsi Armand écrit-il une poésie inepte et souhaite laisser le lecteur se persuader que ce rien a de la valeur.13 C'est cette imposture qui fait de lui un faux monnayeur. Huxley nous invite à ranger aux côtés d'Armand tous les modernistes et les tenants de la multiplicité du sens, et Philip Quarles parmi eux.

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12. On pourra, pour s'en convaincre, relire ce qu'Edouard écrit dans son journal à propos de Vincent : "renoncement au bon motif, considéré comme une duperie, à la lueur de la nouvelle éthique que Vincent se trouve devoir inventer, pour légitimer sa conduite ; car il reste un être moral et le diable n'aura raison de lui qu'en lui fournissant des raisons de s'approuver. Théorie de l'immanence, de la totalité de l'instant ... . A partir de quoi, le démon a partie gagnée. A partir de quoi, l'être qui se croit le plus libre, n'est plus qu'un instrument à son service. Le démon n'aura donc de cesse, que Vincent ait livré son frère à ce suppôt damné qu'est Passavant." Gide, Les Faux-Monnayeurs, p. 357.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)