(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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London Fields de Martin Amis : la mimesis revisitée

Catherine BERNARD (Université d'Orléans)

A Modest Proposal de Jonathan Swift en est témoin, les oeuvres des moralistes puisent parfois à la Source étrangement bienfaisante de la cruauté scandaleuse, Violent, inconvenant, outrancier, London Fields (1) - le sixième roman de Martin Amis (1989) - s'inscrit dans la tradition des fictions dystopiques au millénarisme sombre. Sur l'écran opaque de nos peurs historiques, Amis projette, dans ce roman, les ombres déjetées, caricaturales, d'êtres entraînés dans la danse macabre d'une Angleterre post-thatchérienne dévorée par "the antireality of the nuclear age (2)" et la peur du troisième millénaire (l'action se déroule en 1999), Les personnages d'Amis, sa prose même, sont, ainsi qu'il le dit de lui-même dans une récente entrevue "rooted in the precariousness of the modern world (3)" dont seuls le grotesque et l'ironie peuvent se rire. Fasciné comme nul autre écrivain britannique contemporain (à l'exception peut-être de Hanif Kureishi et en Ecosse de James Kelman) par le déclin de la société anglaise, Amis fait de l'ironie un modus vivendi littéraire à la mesure plus large de la fragilité tragique de l'existence humaine: "Everywhere you look there is great irony : tragic irony, pathetic irony, even the irony of black comedy and farce and there is irony that is simply violent, unprecedentedly violent (4)."

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1. AMIS, Martin, London Fields, Londres: Jonathan Cape, 1989. Abrégé ici en LF.
2. AMIS, Martin. "Thinkability", introduction à Einstein's Monsters, Londres: Jonathan Cape, 1987, rééd. Penguin, 1988. 4.
3. "Martin Amis interviewed by ChristopherBigsby.", New Writing, Londres: Minerva, 1992.
4. AMIS, Martin, "Thinkability", 3-4.

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"Black comedy and farce", "an allegorical response to the pathology of a nuclear age (5)," un antidote à la condition humaine contemporaine, ainsi pourrait se définir London Fields. Face au dérèglement, à la désorganisation du corps social et politique, face à ce que l'auteur conçoit comme une crise contemporaine du degré, se dresse l'architecture formidable et précaire elle aussi de l'allégorie, seule figure de la ressemblance, seule forme assez organiquement cohérente pour donner sens à l'incohérence et à la dégradation du monde. Et si, en dernière instance, les stratégies mises en place par les personnages pour racheter leur propre destin à l'entropie et à la déchéance se révèlent fatales, c'est qu'elles sont frappées de la même absurdité que le monde simulacre dont elles émanent et dans lequel ne se jouent que des drames farcesques sans lendemain, livrés au rire monstrueux de la mort.

Stratégies allégoriques

À l'inconcevable Armaggedon, Russell Hoban oppose, dans Riddley Walker (6), le geste somme toute fondateur et moderniste de l'écrivain faiseur de langue, rédempteur de mots, qui ferait naître un nouveau langage des cendres apparemment stériles d'un monde ancien. Dans The Burning Book (7) Maggie Gee évoque l'apocalypse nucléaire de façon oblique en fracturant le récit, en faisant de la subversion de la représentation, de son éclatement, une métaphore métafictionnelle et métamimétique du chaos universel. Graham Swift dans Waterland (8) et Jeanette Winterson dans Sexing the Cherry (9) font du cataclysme nucléaire une sorte de point de fuite menaçant autour duquel s'étalonneraient nos peurs et nos destins. Amis, passeur de paraboles, receleur d'allégories, préfère, dans London Fields, le blanchiment des mythes, une stratégie appropriée à la représentation d'un monde de faussaires qui ne connaît de sens que celui, tragiquement vectorisé, imprimé par la course folle de la planète vers un cataclysme naturel ou nucléaire imminent.

Un double drame allégorique, une double crise universelle et individuelle se noue et se dénoue, sans précellence de l'une sur l'autre, dans l'interrègne de tous les possibles ouvert par "the year of behaving strangely" (LF 14): 1999. Drame de la coïncidence, de la

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5. BIGSBY, 169.
6. HOBAN,Russell, Riddley Walker, Londres: Jonathan Cape, 1980.
7. GEE, Maggie, The Burning Book, Londres : Faber, 1983.
8. SWIFT, Graham, Waterland, Londres: William Heinemann, 1983.
9. WINTERSON, Jeanette, Sexing the Cherry, Londres: Bloomsbury, 1989.

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concordance dans un monde sans concorde, "the Crisis" résulte de la convergence inopportune ("for some time now it's all been bad timing" [LF 369]) de facteurs atmosphériques et politiques. De la tension politique qui étreint le monde occidental ne parviennent que des rumeurs dans lesquelles le grotesque - on pense ici à la farce grimaçante brossée par D.M. Thomas dans Sphinx (10) sur un sujet comparable - le dispute à la terreur rationnelle. Selon celles-ci le monde risquerait d'être la victime d'une guerre nucléaire totale ou à défaut d'une "cathartic war" (LF 417) qui ne toucherait que deux villes et serait déclenchée le 5 novembre, le soir de Guy Fawkes (11), "bonfire night?" intermède rituel faussement apocalyptique. Autre temps, autre conflit des poudres...

A l'approche du troisième millénaire, la nature semble aussi s'être emballée, semble être frappée d'un dysfonctionnement hystérique, "the weather is superatmospherical and therefore, in a sense supermeteorological" (LF 14). Les "dead clouds", qui viennent mollement s'écraser contre les vitres des immeubles de verre comme "God's foul window rag[s]" (LF 345) ou comme des poissons mazoutés, "topheavy and lopsided stingray[s], elderly, oil-streaked, semi-transparent" (LF 242), les "X-rated weather reports" relégués en fin de programmes afin de préserver la tranquillité mentale des enfants sont autant de symptômes du dérèglement organique de l'univers qu'aucune notation satiriquement woolfienne ne saurait déguiser:

After its latest storm, after its latest fit or tantrum, the sky is blameless and aloof, all sweetness and light, making the macadam dully shine. (LF 81)

"Everyday the sun is getting lower in the sky" (LF 325), un phénomène qui résulte de l'alignement presque parfait de la terre, de la lune et du soleil ("syzygy"), de leur proximité temporaire ("perihelion" et "perigee"), et atteindra son paroxysme lors d'une éclipse totale du soleil prévue elle aussi le 5 novembre. À cette éclipse doit correspondre presque exactement celle, plus parfaite encore, définitive, du personnage féminin central du roman, Nicola Six, "the murderee", qui met en scène son propre meurtre (Muriel Spark avait déjà exploité, quoique sur des accents différents, une thématique similaire dans The Driver's Seat), programmé pour les premières heures du 6

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10. THOMAS, D.M. Sphinx, Londres : Victor Gollancz, 1986.
11. SPARK, Muriel. The Driver's Seat : Londres: Macmillan, 1970.

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novembre, jour de son anniversaire. Placée au centre de la perspective diégétique et narrative du texte, Nicola Six organise sa propre disparition comme une apocalypse privée dans laquelle elle entraîne ses victimes, dont paradoxalement "the murderer", en leur faisant un numéro, aux deux sens du terme, qui n'est autre que celui de la bête de l'Apocalypse: "Six, Six, Six?" (LF 97). Figure contemporaine du mal, fiancée de Satan, Jézabel, Mélusine, qui reste insensible aux déclarations enflammées de Dieu, NIcola est l'oeil du cyclone symbolique et diégétique du roman, plus encore l'incarnation de tous les désordres historiques et naturels qui, en cette fin de millénaire, s'emparent de la planète.

"I identify the planet" (LF 396), "[I] need the Crisis" (LF 259), reconnaît Nicola, dont le champ de force magnétique ("her force field" [LF 264]) est comparable à celui du trou noir Cygnus X1, "the black swan" (LF 67) dont rien, pas même la lumière, ne peut s'échapper :

That's what I am, she [Nicola] used to whisper to herself after sex. A black hole. Nothing can escape from me. (LF 67)

L'identification est scabreuse, de celles qu'Amis affectionne, car elle abolit les hiérarchies symboliques et suggère la dégradation métaphorique de l'univers. Dans un monde que les dérives de la technologie ont condamné à une mort plus ou moins fulgurante, les bastions métaphoriques classiques des sentiments, les étoiles, ne sauraient échapper au grotesque qui contamine et fragilise toutes les valeurs. Le vol d'Apollo vers la Lune apparaît similairement à Harry Beech dans Out of this World de Graham Swift comme le viol de nos sanctuaires poétiques les plus sacrés.

Pour qui fait de la perversion des émotions une profession de foi diabolique la mort est "company" :

A dead flower, the disobliging turbidity of dead water, slow to leave the jug. A dead car half-stripped at the side of the street, shot, busted, annulled, abashed. A dead cloud. The Death of the Novel. The Death of Animism, the Death of Naive Reality, the Death of the Argument from Design, and (especially) the Death of the Principle of Least Astonishment. The Death of the Planet. The Death of God. The death of love. It was company. (LF 296)

Ainsi Nicola, "the murderee", tend-elle, "like the look of the world's ending towards [...] a feminine ending", "[the] feminine ending": la mort; ainsi célèbre-t-elle avec une jubilation

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toute satanique les épousailles ancestrales d'Eros et Thanatos, de l'étoile et du trou noir, de la planète et de la mort.

Rien, dans cette apocalypse selon Martin, n'échappe à l'ordre symbolique d'une destruction sans rédemption et Nicola est de tous les actants du roman le plus outrancièrement symbolique qui soit. L'histoire des hommes et de la planète converge en elle comme, dans Midnight's Children, l'histoire houleuse de l'indépendance de l'Inde est réfractée symboliquement par Saleem Sinai, "[the] child of the time: fathered [...] by history" (12) Nicola est la créature du chaos, le monstre einsteinien par excellence, "[whose] presence was Iike a fuse. Because she could make the whole thing go up" (LF 275), Amis réarmant ici, sur le mode grotesque qui lui est propre, la métaphore dégradée de la bombe sexuelle. Comme le monde occidental honteusement condamné, sous l'effet de la dissuasion nucléaire, à pratiquer des guerres par procuration, Nicola délègue sa cruauté autodestructrice au narrateur-écrivain qui se révèle son meurtrier. "Puppetmaster" (LF 259) à qui est dénié toute capacité d'investissement affectif, Cassandre étrange et étrangère au monde quoique métaphorisant sa course entropique, Nicola incarne le fonctionnement de l'allégorie dans l'histoire telle que Schelling en fait l'analyse dans son Introduction à la philosophie de la mythologie, Schelling faisant de l'allégorie la figure privilégiée de l'altérité, mais aussi de la révélation.

L'ambition de Nicola est démiurgique, faustienne: "What I am I wish to be, and what I wish to be I am. I am beyond God. I am the motionless Cause" (LF 133). Plier la course du destin à ses propres fantasmes, se faire l'auteur de son propre drame, par le biais de Sam, le narrateur qui écrit presque sous la dictée de sa victime à venir, telles sont les irrésistibles et trompeuses tentations de qui ne saurait se satisfaire d'un destin écrit sur le livre collectif de l'Histoire et qui rend les hommes et planète "coterminous" (LF 197), telle est l'ambition de qui espère gruger les heures et les jours et s'arroge un droit de préemption sur le temps, "[that] tube train with the driver slumped heavy over the lever, flashing station after station" (LF 36). Pour Nicola, sur l'arc de la diane chasseresse, "Cupid's dart" (LF 23) et "time's arrow" (LF 432) ne font qu'une.

Mais les dieux eux-mêmes ne sont que les créatures d'un temps "out of joint", d'un monde désorienté, et Nicola, qui sait lire son propre avenir, reste aveugle à ses propres

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12. RUSHDIE, Salman. Midnight's Children: Londres, Jonathan Cape, 1991; rééd. Picador 1982, 118.

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déteminismes, refuse d'admettre qu'elle est "a performing artist, nothing more, a guest star directed by the patterning of spacetime, and there it was. It was written" (LF 202-203). Nicola, convaincue qu'elle a le pouvoir de façonner la réalité, est donc en fait condamnée par sa dérisoire présomption, "coaxing [reality] into a shape she knew it already had somewhere in phantom potentia..." (LF 70)

Pour la joueuse d'échecs qu'est Nicola (l'image du jeu d'échecs ressortissant lui aussi, on le sait, "à l'allégorie comme mode oblique de représentation do la mort") (13), les trois autres protagonistes du roman sont réduits à n'être que des pions manipulés par un stratège présomptueusement omnipotent sur l'échiquier d'un destin dont elle est l'arme, tout comme, selon Amis, les villes et les pays ne sont que des pièces sur l'échiquier simulacre de la dissuasion nucléaire. Dans son entreprise de manipulation, Nicola fait son poison, à défaut d'en faire son miel, de la structure de classe de la société britannique, de la situation internationale ("I do need real life [...] I need the class system. I need nuclear weapons. I need the eclipse." [LF 259]); l'allégorie se nourrissant de la réalité, et se révélant ici une arme mimétique paradoxale.

Ce "Whodunnit" ou plutôt "whydoit" (LF 3) est en effet l'occasion pour Amis de dénoncer la dégradation de la société thatchérienne et post-thatchérienne autant que de s'interroger sur le sens de la destinée humaine dans un monde qui a perdu son innocence. Guy, le yuppie diaphane, plus archétype que nature, "lifeless", "wide open" (LF 27), enchaîné ironiquement à un espoir trompeur: Hope son épouse tyrannique, et Keith Talent, "the cheat", le joueur de fléchettes quasi analphabète au patronyme ironique, que Nicola dirige dans la mise en scène de son propre suicide, s'opposent symétriquement, quoiqu'ils ne constituent que des adjuvants complices malgré eux, de simples "accessori[es] before the fact" (LF 3), accessoires et pourtant essentiels. Fidèle, à l'inverse de Keith, à la signification de son nom, Guy - "the foil, the fool, the poor foal" (LF 1), "the fall guy" (LF 241) - n'est qu'une marionnette, une effigie sacrificielle qui se brûle à la flamme démoniaque de Nicola, comme le 5 novembre "all over London, a thousand, a million guys would be burning, burning" (LF 451). L'analogie est volontairement obvie, simpliste, aussi schématique que les pauvres silhouettes de papier bradées au coin des rues par les enfants:

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13. MATHIEU-CASTELLANI, Gisèle. "L'échiquier allégorique", Le Corps écrit, no 18, "L'allégorie", Paris : PUF, juin 1986.

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Penny for the guy?' The guys themselves were insultingly perfunctory: so little thought had gone into them, so little care, so little love. They weren't worth a penny. And a penny was worth nothing. (LF 332)

"Character is destiny" (LF 7) insiste le narrateur; "allegory is destiny" pourrait-on renchérir. Bien qu'ils semblent n'être, ou peut-être parce qu'ils ne sont que des êtres de papier, sans autre épaisseur que celle conférée par l'inertie des déterminismes sociaux et historiques ("After a thousand years of war and revolution, of thought and effort, and history, and the permanent millenium, and the promised end of mine and thine, Guy still had all the money, and all the strength" [LF 464]), Guy et Keith sont révélateurs de l'épuisement symbolique du monde contemporain. Ils recouvrent ainsi, à la manière de Nicola, une pertinence allégorique négative, ironique, leur valeur symbolique s'inscrivant en creux dans les traces de valeurs morales évanouies.

Au centre géographique de cette tragi-comédie de la convergence se tient comme il se doit en Angleterre un pub au nom lui-même emblématique: the Black Cross. Figure visuelle de tous les syncrétismes métaphoriques, la croix noire désigne tant la subversion de la thématique christique du sacrifice que l'interaction diégétique des personnages ("they still form their black cross" [LF 238]) liés par la mort, tant le cours de destinées dont les chemins se croisent fatalement au Black Cross, que la disparition à l'inverse de tout repère, de tout point cardinal dans un univers livré au désordre. Plus encore, la croix est le signe oblique de l'absence, jumelle de la mort. Comme tout récit policier, London Fields est "l'histoire d'une absence"(14) - en l'occurrence celle du crime final qui, dans ce texte si profus, est passé sous silence, occulté, plus simplement peut-être omis, comme un acte manqué négligeable, seul le jeu machiavélique qui y conduit méritant récit.

La croix doit se lire comme le signe conventionnel sanctionnant par avance la mort à venir de Nicola, mais aussi comme le signe métatextuel d'une erreur d'évaluation commise par le narrateur Sam, l'écrivain américain venu mourir à Londres et qui se révèle être le meurtrier. Une croix possède quatre branches et non trois ainsi qu'il essaie de s'en convaincre en tentant de s'abstraire du drame dont il espère pouvoir rester le simple spectateur, le simple scribe, alors qu'il en est d'entrée, dès sa rencontre avec Nicola au Black Cross, l'un des protagonistes

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14. TODOROV, Tzvetan, "Typologie du roman policier", Poétique de la prose, Paris: Seuil, 1971; rééd. Points, 12.

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essentiels. "I should have understood that a cross has four points. Not three," constate en dernière instance le narrateur (LF 466). Signe de la mort, de l'absence, la croix est aussi signe de l'échec narratif de Sam, dépossédé de son dernier livre, de son testament qui devient celui de Nicola "[who] outwrote [him]" (LF 466) et qui paraphe le récit d'un suicide simulacre, d'un crime plus que parfait, toujours déjà écrit, "the chronicle of a death foretold" (LF 17). Nicola et le narrateur sont donc plus que les sursitaires du destin, "[they]'re the dead" (LF 260, 391) déambulant vers leur mort "in the dripping alleys, the dark chambers of the elaborately suffering city", un Londres devenu l'antichambre des Enfers.

La croix n'est pas le seul "objective correlative" introduit dans le roman. Les fléchettes, ces échecs du pauvre, sont plus qu'une pratique emblématique d'une classe, d'un comportement social permettant de caractériser Keith à peu de frais. La cible est un paradigme aux infinies ressources métaphoriques, que leurs connotations soient sexuelles ou politiques et qu'Amis exploite déjà dans son introduction à Einstein's Monsters, "Thinkability": "When I was eleven or twelve the television started showing target-maps of South East England : the outer bands of the home counties, the bull's-eye of London," (15) un souvenir recréé dans London Fields : "On television at the age of four she saw the warnings, and the circles of concentric devastation, with London like a bull's-eye in the centre of the board" (LF 16). Les cercles de la cible que le narrateur s'attache à reproduire grâce à "a geometry set" (LF 98) - autre métaphore métatextuelle - suggèrent donc une double descente aux enfers, celle de la planète et celle des personnages fascinés par un centre dangereux, Nicola Six. Keith n'en prend conscience que trop tard, six est un chiffre mortel, "if you come inside, leaves 6. 6. Double 3. "Murder. [...] Wrong bed. Leaves 6. Wrong bed. Nasty. Fucking wicked. Murder" (LF 422), l'attirance castratrice et jamais récompensée pour Nicola étant obscurément frappée du même interdit que certains scores aux fléchettes.

Plus outrancièrement grotesque est le rôle joué par Marmaduke, le fils titanesque de Guy que seule, cela va de soi, Nicola saura tenir en respect en lui donnant "a little lesson in adult injustice. Or arbitrariness" (LF 285). La fureur destructrice de Marmaduke n'a d'égale que la confusion autodestructrice dans laquelle est plongée la planète, les réactions allergiques dont il est la victime faisant de lui une incarnation d'Io, "Jupiter's molten moon, covered in frosty lava, from cold volcanoes" (LF 244), mais plus encore peut-être la représentation prémonitoire d'une terre rendue stérile par un conflit mondial. Si Marmaduke est l'archétype du "little boy" (LF 450)

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15. AMIS, Martin, "Thinkability", Loc. cit., p. 1.

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tyrannique qui se plaît à détruire ses jouets et à terroriser ses géniteurs, c'est donc par référence terrifiante à un autre "little boy" de plus sinistre mémoire qui a semé la mort et dont la effets politiques et moraux ont outrepassé le projet initial de ses inventeurs pour ranimer la peur ancestrale d'une apocalypse: la bombe larguée sur Hiroshima.

L'architecture allégorique de London Fields est à l'image de l'ambition démiurgique de Nicola, forteresse du dérisoire dressée contre l'inéluctable dégradation des êtres et du monde, contre la déchéance et la mort hideuse. Amis n'en a pourtant que trop cruellement conscience, "in times of mass disorientation and anxiety" (LF 25, 64), le monde est en rupture de sens; et puisque "the planet was insane, [the] truth did not matter any more" (LF 305), "[was] not wanted" (LF 452). Le monde n'est gros que de sa propre mort, victime "[of] Hitlerian Hubris" (LF 395), condamnée à une "inorganic agony" (LF 327), qui le prive de tout sens, de tout ordre. Keith lui-même en a conscience, "the world, and history, could not be reordered in a way that would make sense to him" (LF 9).

Amis utilise donc l'arithmétique de l'allégorie comme un subterfuge, de même que l'arithmétique ne fut selon Nabokov, dont Amis est un lecteur fidèle, qu'un stratagème pour défier les dieux :

Man at a certain stage of his development invented arithmetic for the purely practical purpose of obtaining some kind of human order in a world which he knew to be ruled by gods whom he could not prevent from playing havoc with his sums whenever they felt so inclined. (16)

L'illogisme du sens

La logique de l'allégorie est dans London Fields une logique de substitution qui désigne par défaut le dérèglement des systèmes de signification, la vacance du sens. Son emballement et sa dégradation même deviennent ainsi mimétiques de la dégradation de la réalité. L'allégorisme forcené du roman fait de la représentation une dynamique synergétique selon laquelle la concordance a force de loi, cette synergie se révélant néanmoins aussi destructrice que la

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16. NABOKOV, Vladimir, Lectures on Literature, Londres: George Weidenfeld & Nicolson, 1980; rééd. Picador, 1983, 374.

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mystérieuse et une fois encore strictement symbolique maladie du narrateur: "synergism," un dérèglement entropique de l'organisme hérité de son père chercheur dans le domaine du nucléaire; ce troisième "objective correlative" offrant une variation supplémentaire sur la thématique biblique de la faute originelle que les enfants sont condamnés à expier.

Comme la toile d'araignée de Londres, au centre de laquelle se trouve Nicola et dont le narrateur sera la proie, "the fly" (LF 3), l'allégorie prend le sens au piège et le paralyse; comme le combustible nucléaire, elle irradie et contamine le référent quel qu'il soit; comme les virus dont Marmaduke est la victime elle se propage, métaphore qui dit la triste alliance objective entre l'organique et le nucléaire. Amis use et abuse sciemment de l'allégorie pour mieux la saturer, pour mieux l'épuiser. Ne subsiste qu'une structure abstraite, aussi stérile que les clichés satellites désincarnés d'un Cambodge spectral dont ne survit qu'une ombre: "the death silhouette: the diagrammatic honeycomb" (LF 215). L'obstination, l'acharnement symbolique du texte, ou selon les mots de Nicola "the crassness with which the symbolism suggest[s] itself" (LF 68), blanchissent la représentation, la rendent "unaire" (17) comme sont unaires selon Barthes ces photographies qui transforment "emphatiquement la "réalité" sans la dédoubler, la faire vaciller (18)," l'emphase étant alors "force de cohésion," force synergétique, pourrait renchérir Amis.

Loin d'être la figure de l'altérité, l'allégorie est dès lors "disturbing literalism" (LF 220), exténuant sa motivation rhétorique initiale, poussant même l'interprétation dans ses derniers retranchements, aux confins du solipsisme. N'est-il pas ainsi loisible de lire dans la structure même du roman constitué de vingt-quatre chapitres une allégorie numérologique de son architecture actantielle et diégétique: 6 x 4 = 24, ou encore, je pose "Six," je retiens 4, les quatre branches de la croix et les quatre points cardinaux d'un monde sans boussole.

À l'instar des personnages qui errent d'un lieu à l'autre, d'un bar à l'autre, et pour Keith d'un lit à un autre, l'allégorie circule sans but, fonctionne. Baudrillard en fait l'analyse à propos de l'épuisement du discours dans une société qui confond communication intransitive et sens, l'expression "le discours 'circule' est à prendre au sens littéral (19)." Dans la dérive des êtres et des figures, le discours lui-même est à la dérive, désarrimé, refermé sur

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17. BARTHES, Roland. La chambre claire, Paris: Le Seuil, 1980. 69.
18. BARTHES.69,
19.BAUDRILLARD, Jean. "La précession des simulacres", Traverses, no 10. Paris: Centre Georges Pompidou, février 1978. 28.

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sa propre logique, jusqu'à être irrémédiablement paralysé comme l'est, à la fin du roman, la circulation automobile dans Londres:

Traffic is a contest of human desire, a waiting game of human desire [...]. And, just recently, something has gone wrong with traffic. Something has gone wrong with human desire. (LF 326)

Le mécanisme du sens, le monde sont déréglés: "Rocks and shell catch and grate in neither sea nor shore, and nothing is clean or means anything, and nothing works" (LF 250). La signification qui fait montre - grotesquement - de la même "prodigal symmetry" (LF 225) que l'interphone de Nicola ("6: Six, said the oblong sticker next to her button. Such prodigal symmetry") s'avère aussi autodestructrice que l'arme nucléaire, le sens et l'humanité étant pris dans une "imploding geometry" (LF 76) analogue.

L'allégorie, Nicola, la planète sont, à l'instar de la maison condamnée qui se dresse en face de l'impasse où elle vit, des structures dangereuses (cf. LF 129), chacune métaphorisant l'autre en un cercle vicieux mortifère, Dans un long numéro de somnambule Amis parvient à maintenir en regard une réflexion sur l'épuisement symbolique de la réalité et sur le fonctionnement de la représentation allégorique dans un monde qui met le dire au défi et semble exclure toute possibilité de représentation; Sam, le narrateur, ne fait-il pas lui-même ce constat:

Because of their addiction to form, writers always lag behind the contemporary fomlessness. They write about an old reality, in a language that's even older. It's not even the words: it's the rhythms of thought. In this sense all novels are historical novels. (LF 38-239)

Rejoignant en apparence les détracteurs de l'allégorie qui voient en cette figure une forme abâtardie, figée du symbole, Amis fait de l'allégorie la figure privilégiée de la mort, du manque, du deuil. Aussi froide (20) que Nicola, morte avant même le trépas ("I'm so cold," se plaint-elle avant le meurtre [LF 467]), elle est pourtant l'arme idéale pour un moraliste qui dénonce la vacuité, la dégradation du symbolique, l'éclipse prolongée et inquiétante du sens, "the moral fix" (LF 208) ou plutôt "the moral horror" (LF 209) dans laquelle la société

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20. Cf. en particulier HEGEL. Esthétique, L'art symbolique, chapitre III, B 2. Hegel reproche à l'allégorie sa transparence, son intelligibilité stérile.

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comme le narrateur sont plongés. Excessive, tautologique, voire selon Schelling tautégorique (21) , l'allégorie ne renvoie dès lors qu'à elle-même, à sa propre logique pour mieux désigner la danse simulacre et perverse, contre-nature dans laquelle est pris le monde et signifier en creux, négativement, la nostalgie d'une unité perdue.

David Lodge le rappelle dans l'un de ses récents essais, l'introduction d'un narrateur écrivain "exposes the fictionality of texts in a peculiarly drastic way, and invariably reveals some anxiety about the ethical and epistemological nature of fictional discourse and its relationship to the world (22)." L'impuissance créatrice du narrateur, qui l'oblige à déléguer non pas sa cruauté, mais sa création, à une muse destructrice, métaphorise l'impuissance, l'aphasie qui, selon Amis, menacent l'écriture au seuil d'une expérience collective indicible. Seule la corruption, la dégradation générique - London Fields est une contrefaçon de "whodunnit" -, le brouillage des fonctions actantielles - Amis avoue avoir toujours créé des personnages à l'identité instable" - peuvent donner la démesure de la réalité. Seule la confusion des catégories de l'objet et du sujet, des substances pensantes et pensées (un semblable renversement est utilisé par Jeanette Winterson dans Sexing the Cherry) peuvent dire la perturbation du présent; la trame diégétique le signifie d'entrée, n'est pas meurtrier ni créateur qui veut. Sam, l'écrivain renonce ainsi à être "the puppetmaster". À peine une ombre, moins qu'un fantasme, une simple arme - l'arme du crime - le narrateur devient la créature rêvée, cauchemardée par son héroïne et sa victime. "Where would she find him, how would she dream him, when would she summon him?" (LF 18) s'interroge-t-il dans les premières pages du texte posthume dont il est dépossédé, pour n'en être en dernière instance qu'un protagoniste exsangue et chimérique:

Works of art survive their makers. I failed, in art and love [...]. Apparently it was all hopeless right from the start, I don't understand how it happened. There was a sense in which I used everybody [...]. And I still lost... Blissful, watery and vapid, the state of painlessness is upon me. I feel seamless and insubstantial, like a creation. As if someone made me up, for money. (LF 469-470)

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21. SCHELLING. Introduction à la philosophie de la mythologie. 1825. Cité dans ASSOUN, Paul-Laurent. "De l'allégorie à la tautégorie: le mythe de l'Un." Corps Ecrit, op. cit. 109.
22. LODGE, David. "The Novelist Today." New Writing, op. cit. 207.
23. Cf. BIGSBY. 176.

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La fiancée du destin, Nicola, s'abandonne elle-même à la fictionnalité de l'existence. Pour celle qui se fantasme à travers les fantasmes d'autrui ("I am a male fantasy figure. I've been for fifteen years" [LF 260]) et n'est que "a figment", ainsi que Tom Crick - un autre faiseur de mirages - le dit de lui-même dans Waterland, "it's always felt like a story" (LF 118). La comédienne, le masque a dévoré l'être, lui a volé son âme; très tôt "the acting bit of her lost its moorings and drifted out into real life" (LF 19), à moins que le reflet ne soit devenu la réalité.

Allégorie et simulacre

Selon le narrateur, "people are chaotic quiddities living in one cave each" (LF 240), ils sont les prisonniers de la caverne de leurs propres fantasmes, de pauvres fantasmes défroqués, qui leur permettent tout au plus de donner le change, de prétendre. "Only babies frown and flinch," constate Sam, "the rest of us just fake with our fake face" (LF 241). L'illusion a dévoré le référent, la précession des simulacres menace une culture presque épuisée, consommable, prise dans la sous-rhétorique minimale de la télévision. "'TV,' [Keith] thought, or 'Modern reality' or 'The World'" (LF 55), la confusion est consommée entre le mensonge et la vérité. Baudrillard n'a cessé d'en faire le constat: "c'est la TV qui est la vérité [...], c'est elle qui est vraie, c'est elle qui fait vrai. Vérité qui n'est plus celle, réflexive, du miroir" (24) mais celle de l'illusion, du faux semblant, Pour Keith, la page trois de son tabloïd et la réalité ne font qu'une, la vie elle-même étant par ailleurs médiatisée, structurée par la télécommande de son téléviseur: "with the Fast Forward and the Freeze and the Freeze Frame and a bit of the old SloMo" (LF 169). Comme sur le système vidéo en circuit fermé installé par Guy afin de surveiller son fils et qui renvoie l'image démultipliée, paradoxale, des hurlements silencieux de Marmaduke dans sa cellule capitonnée, seules nous parviennent des images frelatées porteuses d'un sens mutilé, voire strictement frauduleux.

Ne subsiste que "[the] misery of stringer's clichés" (LF 98), "[the] thesaurus of miserable clichés" (LF 325), clichés entres autres des commentaires sportifs dont la rhétorique exténuée nourrit l'idiome minimal de Keith: "In the final analysis," explique Keith après une rencontre victorieuse, "the senior player could find no answer to the fluency of my release" (LF 312). La dégradation linguistique va de pair avec la déchéance référentielle. Au fil des pages le sens s'éloigne, devient suspensif. Les topoï dont se repaît Keith ("Keith

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24. BAUDRILLARD. 27.

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talked of such things as the address of the board and gracing the oché and the sincerity of the dart. Oh yes and clinicism" [LF 100]) se font peu à peu plus opaques, voire hermétiques, à mesure que l'illusion occulte la réalité, qu'un discours trompeusement technophile met le monde et le sens en déroute, déshumanise l'individu :

'Cink paint,' said Keith, 'Rear final drive,' [...] 'Intake manifold,' said Keith. 'Central differential.' [...] 'Underbody sealant,' said Keith. 'Wheel housing liners. Flange design.' [...] 'Joint trapezium arm rear axle,' said Keith. 'Cataphoretic dip priming. Galvanneated zincrometal.' (LF 306, 307)

Dans un monde de faux-monnayeurs, dévalué, les mots se font monnaie de singe. Le discours, la représentation, le monde nécessiteraient plus que "a further grammatical ajustment" (LF 217); ils s'avèrent irrévocablement informels, "awaiting form" (LF 395), comme les ustensiles de la cuisine de Nicola rendus inutiles, absurdes, par sa mort prochaine. La faillite de la comparaison ("things are not like that any more" [LF 235]), et - dont la fureur analogique du texte est une autre métaphore, frappe plus largement toute stratégie mimétique d'obsolescence, accule le dire à un excès hyperbolique carnavalesque. La frénésie qualificative exponentielle du roman en est témoin, seule la caricature grotesque, la prolifération linguistique peuvent se mesurer à la démesure du monde. Dans un univers dont la violence défie l'entendement, "in these days of gigawatt thunderstorms, multimegatons hurricanes and billion-acre bush fires" (LF 276), où la vie est menacée par un événement plus brutal et rapide que "the heavensplitting vociferation of fission" (LF 276), où les embouteillages quotidiens sont autant de scènes d'apocalypse ridicule: "plump mums scream over the grizzle of their strapped kids, [...] old ladies in old Morrises parturate with venom and smack freckled fists on the horn (LF 326)", le verbe devient matrice fantasmagorique recréant et transformant le vivant, convoquant un monde en constante mutation aux frontières instables. Derrière la vitre d'un appartement qui sera aussi sa sépulture, au verso du vivant donc, Sam écrit, projette ainsi sur l'écran noir de ses peurs nocturnes, un monde non plus monochrome et schématique, comme celui du Black Cross, mais polychrome et protéiforme, aussi changeant que les diaprures et les replis de l'imagination et de l'écriture qui le font surgir :

all kinds of terrible little creations out there, tendrilled, dumbbelled, gravity-warped; or like a preparation for the crazy scientist's microscope, disgraceful cultures in compound opposition, the ambitious maggot with its antennae rolling like radar sweeps, the gangly moth briefly clearing the decks with its continental

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wing-frenzy, the no-account midges, the haunchy ants and grimly ambling spiders, the occasional innocuous white butterfly fainting away from the glass, all of them seeking the atomic brightness, the nuclear sun of the lamp's bulb. (LF 412)

Pour Amis, qui dit se méfier de "this clear-as-a-mountain-creek kind of writing, this vow of poverty prose (25)," cette langue pyrotechnique, qui marie les champs sémantiques de l'organique et de la science, est le seul antidote à la faillite du sens et à la peur. La jubilation qualificative du texte, son ivresse stylistique - les adverbes surenchérissant toujours sur des adjectifs étranges et décalés - fait de la langue un rhizome aux infinies ramifications, proliférant presque gratuitement, livrée à sa seule force cinétique.

Si London Fields est un roman outrancier, c'est que la crise du degré dans laquelle, selon Amis, le monde est plongé ne saurait se dire que sur le mode de l'excès. À réalité paroxystique, prose paroxystique. Ecrivant sur les brisées de Dickens, Amis ne renonce pas à dire le monde, à le prendre en charge, quitte à le charger, à en faire un théâtre de spectres grimaçants perdus dans le décor allégorique et dystopique d'un monde moribond. La forme et le propos restent certes classiques, presque conventionnels, l'éclat de rire qui saisit l'auteur et le lecteur devant les destinées tristement emblématiques des protagonistes n'en est que plus troublant. Le grotesque allégorique d'Amis nous confronte à un monde étrangement familier, farouchement proche, aliéné à lui-même et aliénant (26) et dans lequel la seule catharsis possible est celle produite par la langue, la langue des poètes et des enfants, "because we are all poets or babies in the middle of the night, struggling with being" (LF 2).

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25. BIGSBY, 179.
26.Dans son introduction à L'oeuvre de François Rabelais, Mlkhaïl Bakhtine fait remarquer, à propos de l'étude du critique littéraire Wolfgang KAYSER, Das Groteske in Malerei und Dichtung, parue en 1957, que "dans le grotesque ce qui pour nous était à nous, proche, devient soudain extérieur et hostile. C'est notre monde qui se transforme soudain en monde des autres." Trad. française, Paris : Gallimard, 1970 ; rééd. coll. Tel, p. 57.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)