(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)

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William Boyd : L'échouage du récit dans l’épilogue

Dominique VINET, Université de Bordeaux IV

Une oeuvre littéraire est un espace clos, produit de l'imagination de son auteur dont le talent consiste à nous faire croire qu'il est, sinon le reflet d'une réalité, du moins un tout cohérent, dans lequel le lecteur doit trouver sa place. Entrer dans la fiction – ou se laisser pénétrer par elle – comme le dit Jean Rousset, cité par Dairine O'Kelly, "c'est changer d'univers, c'est ouvrir un horizon. Un monde clos se construit devant moi, mais une porte s'ouvre, qui fait partie de la construction." (1)

Cette porte qui s'ouvre en suppose une autre, celle qui permet de quitter l'édifice de la fiction et se referme avec la dernière page de l'oeuvre. C'est cette porte, que William Boyd sait si bien claquer au nez du lecteur, que nous tenterons d'entrebâiller à la faveur d'une relecture de ses trois oeuvres les plus sérieuses, The New Confessions, Brazzaville Beach et The Blue Afternoon. (2)  Le rapprochement de ces romans n'est pas gratuit : Tous trois retracent le cheminement de personnages-narrateurs, tous chercheurs dans des domaines très différents (cinéma, biologie, médecine) et qui tous interrompent leur quête du Graal pour s'abandonner à la seule certitude possible, celle de l'inéluctabilité de la mort.

Nous avons déjà indiqué à propos de The New Confessions (3) que le lecteur est progressivement conduit de la théorie de la connaissance à celle de la turbulence et au principe d'incertitude, puis jeté sur la grève de la fiction comme une épave échouée par hasard sur la plage. C'est aussi ce que signale Jacqueline Raymond au sujet de Brazzaville Beach (4) dont la narratrice, Hope Clearwater, déclare dès le prologue : "I have washed up, you

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1. Dairine O'Kelly cite J. Rousset (Forme et signification, 1962) dans un article intitulé "Personne, espace et temps : "je" et le problème des incipit," Caliban, n° 30, 1993.
2. Ces trois oeuvres seront désormais désignées par les initiales NC, BB et BA, suivies des numéros de pages correspondant aux éditions Penguin.
3. Voir Vinet, Dominique, "Intertextualité et jeu de lois dans The New Confessions de William Boyd," Etudes Britanniques Contemporaines n°7, 1995.
4. Raymond,  Jacqueline, "Paratexte et échec des formules dans Brazzaville Beach de William Boyd," Etudes Britanniques Contemporaines, n° 1, 1992.

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might say, deposited myself like a spar of driftwood, lodged and fixed in the warm sand for a while, just above the tide mark" (BB 3).

La plage et l'océan déterminent le nouvel espace-temps sur lequel s'ouvre la dernière porte du récit. Source de rêverie, métaphore de l'infini et ouverture vers l'au-delà, elle met un terme au carrousel des péripéties équivoques décrites par l'auteur sans donner la clé interprétative finale. Les personnages sont venus y chercher un signe du destin, une forme de transcendance de l'échec de leur existence dans l'éternel mouvement des flots et des nuages par un réflexe qui nous ramène aux origines de l'humanité. Refusant ainsi tout épilogue au lecteur, Boyd l'invite à ne pas considérer l'histoire close et à opérer un retour en arrière, à revenir sur le déroulement de ces vies qu'il a décrites, à mettre en doute une diégèse qu'il n'a cessé de rompre, comme si son personnage se dédoublait pour découvrir une évidence que Victor Wilcox, personnage de Nice Work de David Lodge, appelle "a slippage between the I that speaks and the I that is spoken of." (5)

Le signe que Hope Clearwater y déchiffre reste ambigu pour le lecteur et invite à l'herméneutique. Rappelons brièvement les événements qui l'ont poussée dans sa retraite. La jeune éthologue pensait avoir découvert que même les chimpanzés étaient capables de violence gratuite, à l'instar des hommes, et qu'ils pouvaient prendre un plaisir sadique à infliger la douleur, contrairement aux idées communément admises dans les milieux scientifiques, et relayées par Mallabar, son employeur, une sommité dans le monde de la zoologie. Elle se heurte à son incompréhension et fuit la violence de sa réaction. Victime d'une cabale dirigée par Ginga, l'épouse de Mallabar après que celui-ci, voyant toute une vie de recherche réduite à néant par une jeune femme, eut manifestement plongé dans une dépression voisine de la folie, elle finit par accepter un compromis faute de pouvoir accéder à la certitude et rassembler des preuves avant de s'enfermer dans un splendide isolement ; paradoxalement, le bilan qu'elle dresse de son existence force à reconnaître qu'elle a fait sienne la théorie de Mallabar : ne jamais juger hâtivement, toujours remettre en cause ses propres certitudes : "I have taken new comfort and refuge in the doctrine that advises one not to seek tranquility in certainty, but in permanently suspended judgment." (BB 398)

John James Todd, le héros de The New Confessions apparaît lui aussi sur une plage, près de Nice, dans les dernières pages du roman, dans le lieu où il est censé avoir écrit son autobiographie. Quelqu'un arrive – ami ou ennemi – mais le lecteur ne saura jamais s'il a vraiment été poursuivi jusque dans sa retraite française par le fantôme de l'homme qu'il croit avoir fait tuer, et Todd conclut, comme Hope, que l'âge de l'incertitude est arrivé, dans ce lieu mythique qu'est la plage, frontière entre l'ici et l'ailleurs.

C'est au bord de l'Atlantique, à Porto, que se termine aussi l'épopée de The Blue Afternoon. Le chaos de l'existence de Salvador Carriscant s'y inscrit dans les couleurs d'orage d'un "après-midi bleu" dont l'étrange esthétique semble fournir la clef qu'il cherchait. Mais quel message apparaît dans ce ciel perturbé et la turbulence des éléments ? Les critiques y voient un symbole : "the peremptory intrusion of mere happenstance and grim conspiracy" (6) mais semblent déplorer la structure même du roman, apparemment centré sur la vie et les malheurs de Carriscant à Manille au début du siècle, alors que les soixante-neuf premières pages sont consacrées à Kay Fisher, la narratrice, qui accepte

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5. Lodge, David,  Nice Work, Londres : Penguin, 1988, p. 362.
6. O'Brien, Sean, "A prospect of happiness, Times Literary Supplement, n° 4719, 10/09/93.

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progressivement d'admettre qu'elle est sa fille. Son idée fixe est la construction puis la préservation d'une maison dont elle a architecturé les volumes selon la stricte géométrie de sa vie intérieure, créant ce qu'elle appelle "empty blocks of air" (BA 12) mais dont la vacuité ne donne que sur l'espace clos d'un lac artificiel, et non l'immensité cosmique de la mer et du ciel. Divorcée, choquée par la mort de son bébé, flouée par son ex-associé, la voila réceptive mais elle reste en alerte.

L'épilogue – peut on vraiment utiliser ce terme ?– laisse les personnages en état de palingénésie mais le lecteur reste ébloui par une lumière qui n'a illuminé que l'univers intérieur des personnages. Les héros semblent retourner à la case départ après un ré-examen de leur existence ou plutôt de leur passé : nous en voulons pour preuve la dernière phrase de Brazzaville Beach, "The unexamined life is not worth living" qui fait écho à l'épigraphe, empruntée à Socrate, et boucle ainsi le cercle du roman comme une invite à une réévaluation des faits plutôt qu'une réflexion sur la maïeutique. A priori, aucun des trois romans ne débouche sur un retour à la norme, soit par rationalisation des événements relatés, soit par disparition du héros fourvoyé dans un monde auquel il n'appartient pas, soit encore par un "happy ending", obsession des réalisateurs de Hollywood à qui John James Todd a voulu résister. La porte donne sur un monde indéchiffrable, nébuleux et lumineux à la fois, poétique et irrationnel, mais aussi menaçant et frustrant. Le monde sur lequel elle s'entrouvre est celui d'un au-delà qui n'aurait pas la mort pour frontière, on serait tenté de dire d'un hors-là, ce qui nous ramène au monde psychotique de Maupassant (7). Il devient donc tentant de ré-examiner, non pas l'histoire relatée par les personnages, mais le cadre énonciatif, en postulant que le narrateur développe un récit piégé et fait subir au lecteur une manipulation dont celui-ci ne prend vraiment la mesure qu'à la lecture des dernières pages.

Un univers psychotique :

L'observation de l'entourage des personnages-narrateurs des trois romans permet de constater que leurs amis sont étrangement névrosés, voire totalement schizoïdes. Ainsi Malahide, l'ami d'enfance de John James Todd qui recherche la formule suprême, le théorème de l'incomplétude (NC 428-9) sombre dans l'incommunicabilité et le délire mathématique pour finir symboliquement responsable du chiffre à l'état-major de l'armée américaine.

Le même type de personnage apparaît dans Brazzaville Beach : John Clearwater, le brillant universitaire que Hope a épousé parce que l'objet de sa recherche échappait à l'entendement de la jeune femme : "She envied him his secret knowledge, but it was, she saw, an envy that was strangely pure, almost indistinct from a kind of worship" (BB 72).

John montre tous les symptômes de la schizophrénie que nous résumerons en quatre points : introversion, conflit entre l'inconscient et le monde extérieur, caractère onirique de la

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7. On notera que la maison qui sert de décor à la nouvelle de Maupassant, "Le Horla," se trouve au bord de la rivière, source de rêverie, frontière entre la terre et le ciel d'où est venu le monstre, et lieu de turbulence autant que de passage.

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pensée et perte de l'élan vital. De tous les personnages secondaires des trois romans considérés, il est celui que Boyd a le plus minutieusement structuré et dont nous nous proposons d'examiner les symptômes :

Hope insiste sur ce secret que John cache, qu'elle ne pourra jamais pénétrer et qu'il se montre incapable de lui communiquer autrement que de façon inintelligible, ce qui correspond au retrait narcissique signalé par Freud et confirmé par Jung. Les conséquences en sont la perte de toute communication interpersonnelle, avec Hope comme avec les autres chercheurs de son laboratoire, un relâchement certain de l'intérêt qu'il porte au monde extérieur, notamment à la carrière de sa jeune femme, et une exagération de l'imagination, par exemple cette attirance qu'il a pour l'enfilade que forment une vallée et un lac dans le domaine où Hope travaille et qui se traduit par une formule que nous reprendrons pour tenter de définir le style de Boyd : "expectation, frustration, and then double the effect because you've momentarily forgotten what you came to see" (BB 148). La pensée de John s'égare de plus en plus dans l'irrationnel et il se met à creuser des trous et des tranchées pour retrouver cet insight qui a un jour illuminé sa réflexion alors qu'il enterrait des ordures. Le délire qui l'a saisi aurait dû lui permettre de percevoir le monde autrement que dans sa réalité mais John se rend compte qu'il est maniaco-dépressif, exige qu'on le traite aux électrochocs et, dépité d'avoir été coiffé sur le poteau par un autre chercheur, il finit par se suicider en se noyant dans un bassin d'eau glauque faute d'avoir atteint l'absolu, d'avoir résolu la quadrature du cercle : "... he was looking for equations of motion to predict the future of all turbulent systems... write the geometry of a wave" (BB 61).

On retrouve la même soif d'absolu chez Pantaleon Quiroga, l'ami de Salvador Carriscant qui éprouve un étrange sentiment au moment de décoller sur la machine volante qu'il a construite : "Everything ahead is blank and I am going to take a step into the void, part a curtain, if you know what I mean" (BA 220).

On citera en vrac d'autres personnages victimes de leur psychose : Smee, réalisateur de cinéma sans talent, jaloux du succès de Todd, persuadé que celui-ci a programmé sa chute, qui lance à ses trousses les limiers du maccarthysme puis, cédant à la paranoïa, hurle de peur et de haine lorsque John James lui rend visite ; Karl-Heinz, son ami allemand qui a déserté l'armée nazie en jouant la folie et dont l'état physique et mental se dégrade inexorablement ; le docteur Cruz, tenant d'une médecine dépassée que Carriscant soupçonne de vouloir créer un monstre à partir de viscères prélevés sur des cadavres et maintenus en état de survie ou congelés.

L'action violente semble être la seule alternative à l'autodestruction chez les personnages de Boyd. C'est ce que comprend Lydecker dans "On The Yankee Station." La haine renfrognée qu'il nourrit à l'égard du pilote de chasse Pfitz, dont il est le mécanicien souffre-douleur, le consume au point qu'il provoquera un accident de décollage pour éliminer celui qu'il déteste et qui l'a tant fait souffrir. Dans l'oeuvre de William Boyd, on constate que n'importe qui peut passer à tout moment de l'autre côté du miroir, basculer dans une folie dont la description produira un kaléidoscope allant de la tragédie à la bouffonnerie selon la distance que met l'auteur, ou le narrateur – et l'amalgame est parfois tentant – entre lui et son personnage.

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8. Théorie développée par R.C. Racamier, pionnier de la psychanalyse des psychotiques et reprise par Rosenfeld en Angleterre.

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L'échappée belle de l'épilogue dans les oeuvres majeures ramène le lecteur à son rôle d'observateur et lui rappelle que ce qu'il a lu, qu'il a cru, est peut-être incertain – d'ailleurs Boyd se réfère dans The New Confessions comme dans Brazzaville Beach au principe d'incertitude développé par Werner Heizenberg, ce qui ne peut être une coïncidence. On soupçonne alors que l'histoire contée n'est peut-être qu'une version des faits, la dramatisation par le narrateur de souvenirs dévoyés, "unreliable memoirs" comme le dirait Clive James (9), la rationalisation d'événements tels qu'ils ont resurgi du magma de la mémoire d'un personnage dont on se prend à se demander s'il n'a pas été contaminé par la schizophrénie ambiante alors qu'il est réputé impartial puisque observateur lui-même avant d'être narrateur.

La recherche de l'absolution – objet de toute confession – peut-elle passer par l'invention, l'affabulation, le mensonge délibéré, peut-elle n'être qu'une version d'une  vérité qui n'aurait d'existence que pour celui qui l'accepte ? Si l'intention du personnage est honnête, toute manipulation de l'information devient alors symptôme de psychose confusionnelle. Nous émettrons donc l'hypothèse que Boyd utilise son narrateur pour piéger le lecteur, le fourvoyer dans un récit qu'il doit décrypter, dégager des scories psychotiques, redresser et faire sien. Mais n'est-ce pas là un nouveau danger ? Le lecteur n'est-il pas invité à relire le roman à la lumière de ses propres psychoses ?

L'option que nous avons choisie consiste à se défier du narrateur. Prouver que celui-ci souffre de psychose, c'est démontrer que son discours est biaisé. On peut même supposer que William Boyd ait voulu créer un jeu de piste, une sorte de labyrinthe où son lecteur se perd, mais qu'il parsème de signaux pour le mettre sur la voie et le guider vers la sortie. Nous postulerons donc que les trois narrateurs, John James Todd, Hope Clearwater et Kay Fisher / Salvador Carriscant ont, pour des raisons pathologiques, revisité le récit de leur propre existence, avec une distinction que nous préciserons ultérieurement concernant Kay Fisher, et qu'ils nous livrent une production oniroïde proche de l'imaginaire dont le caractère n'apparaît vraiment que dans l'épilogue. (10)

Le cas John James Todd :

Dès les premières pages de ses confessions, Todd nous apprend qu'il souffre d'un sentiment de culpabilité dû au fait que sa mère est morte en couches, et entretenu par son père qui, prétend-il, ne lui a jamais pardonné. Son adolescence perturbée, son retard scolaire, la fixation sexuelle oedipienne sur sa tante Faye, sœur cadette de sa mère, sont autant de signes d'une personnalité instable. Il semble souffrir de ce qui est pour Lacan

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9. On peut lire à ce sujet l'excellent et hilarant roman de Clive James, Unreliable Memoirs, dont le titre met le lecteur en garde contre la tentation de croire sur parole le narrateur.
10. Voir les travaux de S. Folin à ce sujet.

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essentiel dans le déclenchement d'une psychose : il n'a pas réussi la forclusion du "nom-du-père" (11) faute de la présence de la mère, et de celle du père, trop occupé par ses malades et ses expériences diététiques. Nous notons à ce sujet que selon Freud, c'est à l'âge de deux ou trois ans que le garçon entre dans la phase phallique de son évolution libidinale. Il cherche alors à séduire sa mère en exhibant son pénis et à remplacer auprès d'elle son père qui avait été son modèle. C'est à dix-huit ans que John James semble vivre cette phase, lorsqu'il s'exhibe nu devant sa tante Faye, dans le but de la séduire. Il a découvert un autre modèle paternel dans la personne de Donald Ferulam, collègue de son père qui tombe amoureux de Faye et devient de fait le rival mentionné par Freud. L'absence de la mère apparaît aussi à travers cette obsession que John James a pour les gros seins - mais ceci est une constante chez les personnages féminins de Boyd et n'est pas forcément révélateur. On peut cependant estimer que l'enfance de Todd a été marquée par une impossibilité matérielle à la constitution du noyau du surmoi, c'est à dire l'identification du garçon au père. Selon Lacan, faute d'être le phallus qui manque à la mère, il reste à l'enfant la solution d'être la femme qui manque aux hommes, et on se souvient ici des premières relations que John James Todd a eues avec Karl-Heinz qui échangeait des pages de Rousseau contre de chastes baisers sur la bouche, où ses tendances homosexuelles ont été testées puis refoulées. Lacan déclare aussi que le paranoïaque présente un "trou" à la place de la fonction symbolique du "nom-du-père", ce qui nous incite à considérer les symptômes psychotiques que peut présenter Todd.

Il faut tout d'abord distinguer ici Todd adulte de Todd enfant et adolescent, sachant que le narrateur se penche sur soixante-douze ans de sa vie. C'est le premier qui fera l'objet de notre courte étude dans son rapport avec l'allocutaire, celui qui intervient pour clore chaque chapitre, rompant le cours de l'autobiographie pour apporter un jugement, évaluer les événements, mais il convient d'étudier tous les signes cliniques qui ponctuent l'autobiographie. Nous remarquons que Todd a une forte tendance à se replier sur lui-même après chaque échec, à se cacher dans un lieu éloigné du monde, la lande écossaise, le désert mexicain, etc., non pas pour y puiser une nouvelle vigueur, comme Rousseau, dont il pense être une sorte de réincarnation, mais pour s'y laisser aller à ce qu'il appelle son apathie naturelle. En vérité, l'alternance d'hyper-activité et d'atonie qui le caractérise correspond à un trouble du comportement commun chez les maniaco-dépressifs. Progressivement, les symptômes de la paranoïa se font de plus en plus nets. C'est d'abord la censure de son premier film sur le front de la troisième bataille d'Ypres qui lui fait soupçonner le cinéaste officiel, Harold Faithful, de vouloir l'évincer, puis la jalousie maladive qu'il éprouve à l'égard de Mavrocordato, l'ex-mari de sa maîtresse, Doon Bogan, qu'il a littéralement tenté de violer, le jour où il s'est décidé à lui avouer sa passion ; c'est enfin la décision de payer un détective privé pour éliminer Smee, celui qu'il croit être à l'origine de ses ennuis avec les maccarthystes. Nombreux sont les exemples de comportement délirant ou de troubles de l'humeur – dans sa vie familiale, par exemple, lorsqu'il se montre cruel avec son fils –,  des troubles affectifs du comportement dont Todd prend conscience ou des troubles subjectifs – sentiment dépressif avec tentation suicidaire, épuisement, sentiment d'insécurité, ennui, dégoût, et même, sentiment d'arrêt du temps, lorsqu'il tourne la première version des Confessions de Rousseau. Les confessions de Todd – le narrateur – paraissent alors, comme nous l'avons déjà indiqué, être une tentative de psychothérapie, mais celui-ci, en intervenant à la fin de chaque chapitre, offre

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11. Il s'agit pour Lacan d'une fonction paternelle symbolique : le résultat de la reconnaissance par une mère de la personne du père, mais surtout de sa parole, de son autorité. Voir Lacan, Jacques, Séminaire sur les Psychoses, 1955-6.

 

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une image de son état psychique au moment supposé de la rédaction de son autobiographie, état qui va donner la clef interprétative des confessions à mesure qu'elles se déroulent.

 A soixante-douze ans, il semble régresser vers un stade infantile qui se caractérise par le voyeurisme. Déçu par la vision trop lointaine des corps nus de ses jeunes voisines allemandes, il se tourne vers sa domestique, Emilia, et perce un trou dans la paroi des toilettes pour y percevoir l'image fugace de son opulent postérieur. La paranoïa dont il a décrit les symptômes dans ses confessions le reprend de plus belle quand Emilia lui apprend qu'un Américain le cherche. Il imagine alors que Smee n'est pas mort, qu'il vient se venger. A la fin du chapitre dix-neuf, il se laisse finalement aller à imaginer vivre avec Emilia comme Rousseau avec Thérèse. Il faut attendre le vingtième et avant-dernier chapitre pour que Todd-le-narrateur confie au lecteur que son producteur et ami, Eddie Simonette, l'a envoyé en France chercher des lieux de tournage, et qu'il est resté dans sa villa par apathie et par peur, toujours les mêmes symptômes. Le roman s'achève sur une bagarre avec le vieux mari d'Emilia qui a soupçonné leur idylle vespérale, puis le délire s'empare de Todd, il se sent comme cette fourmi africaine, la "stink ant" qui, ayant reçu une graine de moisissure sur le dos, perd la raison, en quelque sorte, et grimpe au sommet d'un arbre pour y mourir et servir de terreau à cette moisissure (NC 524). La métaphore est claire. Il se met à souffrir d'hallucinations auditives. Le délire l'investit alors totalement, il fantasme à propos de ses enfants qu'il a abandonnés, imagine qu'un étranger arrive et conclut que l'âge de l'incertitude est venu. Son esprit s'est égaré dans un monde indéchiffrable et le lecteur se rend soudain compte qu'il vient de sortir du labyrinthe de sa vie pour déboucher, lui aussi sur une incertitude : peut-on croire les paroles d'un narrateur qui a perdu la raison ?

Le cas Hope Clearwater :

Nous constatons d'emblée que comme pour The New Confessions, le narrateur s'est retiré dans la solitude d'une maison donnant sur l'immensité d'une plage, en Afrique cette fois, pour faire un bilan après deux drames qui ont marqué sa vie mais dont elle refuse de dévoiler immédiatement la teneur, suspense oblige. Le schéma général des deux romans est comparable puisque deux narrations se développent alternativement, correspondant à la mise en scène des deux drames. Le lieu de réflexion, sinon de rédaction, Brazzaville Beach, sert paradoxalement de titre au roman ainsi qu'au corpus de l'œuvre. On constate que le récit, coincé entre deux passages intitulés prologue et épilogue – seuls éléments paratextuels explicites – n'est pas découpé en chapitres mais bascule d'un espace narratif à l'autre sans indications permettant de voyager dans la diégèse. Autre paradoxe, Brazzaville Beach n'apparaît nommément que dans le prologue et dans l'épilogue où Hope situe enfin ce lieu, que nous avons fréquenté plusieurs fois avec elle dans le cours du récit sans y prendre garde. Faut-il en conclure que l'auteur a voulu fourvoyer son lecteur par de fausses indications ? Le récit est ponctué de réflexions sur la signification de formules mathématiques utilisées par John, et la calligraphie change, l'auteur utilise des italiques et des titres en majuscules, formules scientifiques presque cabalistiques qui sont peut-être autant d'indications sur le

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chemin à suivre dans le labyrinthe du récit. Il semble bien que comme l'indique Jacqueline Raymond (12), il faille, tel Sisyphe, relire le roman lorsque s'ouvre la dernière porte. Reste à examiner le cas Hope Clearwater dans ses manifestations cliniques .

Dès le début du roman, Hope ouvre quelques lucarnes sur sa personnalité : choisissant de vivre à l'écart dans le camp de Grosso Arvore où elle étudie le comportement des chimpanzés, elle déclare : "I liked being hemmed in, rather than exposed" (BB 11). Ses rapports avec ses collègues sont loin d'être cordiaux, en partie parce qu'elle est la seule jeune femme du camp. Tout de suite, ses découvertes sont mises en doute par Mallabar, le directeur, et Hauser, le responsable du laboratoire. Elle prétend avoir trouvé un cadavre de bébé chimpanzé dévoré par ses congénères et tous deux assurent qu'il s'agit d'un babouin mais le lecteur, complice, a choisi son camp. C'est le point de départ du drame qui se terminera par la dépression de Mallabar et la fuite de Hope. Il faut attendre la page soixante-quinze et la parenthèse intitulée "DIVERGENCE SYNDROME" pour qu'elle entrouvre une nouvelle lucarne sur son comportement et ce qu'elle appelle "forms of lunatic behaviour"  : "Something you assume will be constant, becomes finite. Something you take definitely for granted, suddenly vanishes" (BB 75).

L'ambiguïté du référent de "you" laisse place au lecteur et lui suggère déjà de mettre sa parole en doute. Hope reste très imprécise sur le type de comportements auxquels elle se réfère ici, mais l'indication, a posteriori, est assez claire pour que nous tentions de les dépister à travers ses révélations sur les turbulences de sa vie. Outre ses tendances à la boulimie, comme John James Todd, elle subit des moments d'excitation et d'apathie. C'est ainsi qu'elle refuse d'alléchantes propositions de son ex-directeur de thèse au point d'éveiller son inquiétude. Lorsque, quelques mois plus tard, le Professeur Hobbes se manifeste de nouveau, c'est une impression de soulagement plutôt qu'un sentiment de culpabilité qu'elle ressent, car elle était alors incapable de sortir de son état de léthargie. Mais c'est peut-être dans la complaisance qu'elle montre à examiner sa vie sexuelle, la description de la fin de son orgasme avec John (BB 87) et cette remarque sur ses sensations : "Intimacy made her melancholy and exhilarated" (BB 88), que s'ouvre une nouvelle perspective sur les manifestations hallucinatoires qui vont construire son délire. En effet, un matin, alors que John revient des Etats-Unis où il a donné des conférences et que commence une nouvelle phase de son mariage, dit-elle, elle fait l'expérience d'un moment "magique," imaginant que John revient à la maison. Plus qu'une simple rêverie il s'agit bien d'une sorte de transe dont elle sort en état d'hypothermie. Finalement, nous constatons que Hope se laisse aller à accuser sans pouvoir fournir de preuves, qu'elle se persuade sans raison apparente que le feu qui a brûlé sa tente à Grosso Arvore, et détruit ses notes, a été allumé intentionnellement. Recueillie chez Ian Vail, son collègue, Hope apprend – encore un indice – qu'elle effraie son entourage (BB 121). Hope fait ensuite un curieux rêve : celui de Mallabar urinant sur ses précieuses notes et Hauser qui enflamme l'urine (BB 128). Le délire de persécution ne peut être mieux suggéré, d'autant que le passage suivant montre Hope s'opposant à l'archéologue du domaine où elle travaillait en Angleterre avant le suicide de John et son départ pour l'Afrique, démontant sa théorie sur la datation des haies comme elle veut démonter la théorie de Mallabar sur la nature sociable des chimpanzés. Dans les deux cas, son argumentation paraît indiscutable,

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12. op. cit., p. 48.

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mais on se prend à se demander comment une jeune chercheuse, aussi brillante soit-elle, peut prétendre faire la leçon à des universitaires chevronnés dans deux domaines aussi différents que la botanique et l'éthologie. Ceci nous renvoie aux observations du psychiatre E. Nodet qui signale que les délires paranoïaques se caractérisent par le développement systématique d'un drame persécutif dans lequel le malade argumente de façon tout à fait lucide et convaincante. Rien ne peut, en effet, nous faire douter de ses capacités de jugement concernant les tendances maniaco-dépressives de John ou le sentiment de frustration de sa soeur qui s'ennuie mortellement dans son rôle de bourgeoise bien-pensante.

Les indices se font alors plus précis, Hope montre une attirance grandissante pour la magie des symboles mathématiques utilisés par John dans ses notes, qui lui semblent "uncunny, other-wordly" (BB 188), puis viennent ses explications à Ian Vail où elle répète plusieurs fois – n'est-ce pas un clin d'œil de l'auteur ?– l'expression "I'm seeing things" (BB 204), comme pour indiquer qu'elle délire. A mesure que se déroule le récit de sa vie à Grosso Arvore, on prend conscience que son destin commence à ressembler étrangement à celui de John, qu'elle a connu les mêmes moments d'intense bonheur lorsqu'elle a découvert que les singes, comme les humains, étaient capables de sauvagerie gratuite : "Alongside her alarm and her shock had been another sensation: excitement" (BB 243).

A peine apprend-on que John a exigé de suivre un traitement par électrochocs que nous sommes ramenés en Afrique où Hope est capturée avec Ian par des rebelles de l'UNAMO fort civilisés. Elle remarque l'étrangeté de son propre comportement qui va au-delà du désormais banal syndrome de Stockholm : "some kind of curious dream, a heady reverie of capture, a fantastic, benign kidnapping in which I felt part victim, part accomplice" (BB 297). Curieusement, c'est lorsque tout danger paraît écarté qu'elle sent la dépression la gagner : "Coming to a halt had brought me to my senses: no wistful fantasy could be constructed around our present circumstances" (BB 303). Pendant ce temps, Ian a montré tous les signes de la dépression : amaigrissement, panique, apathie. Lui aussi analyse les phases de son déclin et les rationalise, comme il rationalisera sa fuite lorsque le camp où ils ont été retenus subit l'attaque de mercenaires et qu'il abandonne Hope. C'est finalement le choc de l'attaque, la peur de la mort qui la décide à prendre la décision de rompre avec sa vie à Grosso Arvore et sa quête impossible. Revenue au camp, après sa libération, elle s'abandonne à ses impressions : "I sat on my bed and allowed my swiftly alternating moods to dominate me, unchecked. I felt by turns apathetic, sullen, hard-done-by, bitter, frustrated, baffled, hurt and finally, contemptuous and independent" (BB 372).

Le roman se termine par deux drames, séparés dans le temps et l'espace : le suicide de John (p. 389) et l'élimination des singes agresseurs (BB 390). La décision de tuer les chimpanzés apparaît alors comme le moyen choisi par Hope pour en finir avec le sentiment de culpabilité qu'elle nourrit depuis la mort de John, consécutive au choix prétendu raisonnable qu'ils avaient fait de se séparer. Elle l'avait voulu ainsi, il avait paru trouver ce choix rationnel, mais la raison a parfois tort et doit le céder à la finesse, nous apprend Hope quelques pages avant, citant Pascal (BB, 383). Cette fois, elle a acquis une certitude : "I knew my conscience would never be troubled, because I had done the right thing, for once" (BB 392). Elle s'est laissé emporter par son instinct qui la pousse à abattre les singes tueurs, mettant du même coup un terme à la polémique qu'elle a elle-même générée sur la fausseté du mythe rousseauiste du bon sauvage.

Il serait réducteur de s'en tenir à l'hypothèse selon laquelle Hope a cherché la guérison à son mal-être dans l'élimination des chimpanzés, dont le comportement est si proche du nôtre - nous avons quatre-vingt-quinze pour cent de gènes communs. L'auteur a laissé suffisamment d'indices pour nous permettre de considérer Hope comme une schizoïde ; la structure de sa personnalité coïncide avec le modèle clinique : le repli sur soi pouvant aller jusqu'à

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l'isolement, la rêverie, l'attrait pour les abstractions, nous dit Freud ! Il faut signaler ici que comme dans le cas du Président Shreber étudié par le père de la psychanalyse, sa psychose se déclenche au moment où elle est appelée à assumer des responsabilités pour lesquelles elle se sent mal préparée. Si donc nous estimons que le récit de Hope est celui d'une psychopathe, il nous faut admettre qu'elle a savamment mêlé la vérité et l'affabulation et nous devons tenter de découvrir les zones d'ombre, de retrouver la piste – comme le fait Hope en forêt – dans le labyrinthe créé par le constant va-et-vient entre les deux périodes de sa vie. Il nous faut chercher par-delà la fausse logique de la division arbitraire du roman, l'immixtion de passages en italiques, les devinettes que posent ces vérités indémontrables et évidentes que sont les axiomes de Fermat et autres lemmes. Nous y découvrons l'aliénation du narrateur, Hope parlant d'elle-même à la troisième personne, observatrice de cette autre femme, non pas définie topologiquement comme celle d'avant l'Afrique, mais psychologiquement comme celle qui agit d'instinct, mue par une force incontrôlable, ce qui est une preuve suffisante de dédoublement de la personnalité. Boyd nous propose un pacte de lecture, il nous donne un droit de regard sur le subconscient du narrateur et le moi objectivé dans la troisième personne.

Si l’on considère que le choc psychologique qui a déclenché la schizophrénie est le suicide de John Clearwater, c'est donc la période africaine de sa narration qui devient suspecte. Nous en voulons pour preuve les informations extra-narratives fournies par Hope sur la machination ourdie contre elle, mais qui sont autant d'indices de la "marge d'erreur" qui fait basculer l'édifice (BB 67-68). Il faut noter qu'à aucun moment Hope ne peut prouver ce qu'elle a vu ou prétend avoir vu : à chaque incursion des chimpanzés tueurs, elle est seule, séparée de son aide Joäo, elle perd même son appareil photo au moment le plus critique. Enfin les preuves qu'elle prétend détenir disparaissent : ses notes, dans l'incendie de sa tente, mais aussi les cadavres des chimpanzés, y compris ceux qu'elle abat, ce qu'elle constate avec un certain étonnement mais sans tenter de donner d'explications à cette anomalie. On pourrait en conclure qu'à l'époque où elle fait ce constat, l'âge de l'incertitude étant venu, l'apathie l'ayant gagné, elle est prête à admettre l'impensable, mais c'est aussi le moment où elle apprend par hasard que l'amant qu'elle a connu en Afrique, le pilote de chasse mercenaire égyptien Usman Shoukry, ne serait pas tombé au combat mais aurait fui, comme bien d'autres, pour revendre son Mig à l'étranger. Cet homme qui se disait blessé par la vie, frustré de n'avoir jamais été choisi pour un vol spatial en URSS où il prétendait avoir suivi la formation de spationaute, lui qui souffrait de faire une guerre qui n'était pas la sienne, n'était sans doute qu'un escroc. Séducteur, il a su dire à Hope ce qu'elle voulait entendre, comme peut-être le lecteur s'est laissé prendre à sa propre version de sa vie. Hope qui a hérité de sa maison par testament s'attend à revoir Usman un jour. Frustrée par l'échec de sa vie privée et de sa recherche scientifique, bouleversée par le suicide de son mari et la disparition de son amant, libérée, enfin, par l'élimination des singes tueurs, elle se livre totalement aux mains des puissances trompeuses : l'imagination, l'irrationnel. Elle s'abandonne à la sensation de la présence imminente d'Usman : "The air thickened with the imminence of that meeting" (BB 392) et cela nous ramène à l'hallucination déjà citée (BB, 88). Le suicide intellectuel qu'elle a perpétré la met alors à l'unisson de John

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Clearwater, mais ses dernières phrases sont révélatrices d'un état d'esprit encore bien instable : "I walk along the beach enjoying my indecision, my moral limbo" (BB 398). Hope semble enfin sortie du labyrinthe, libérée de sa culpabilité, mais le lecteur se prend à douter de l'authenticité du récit, il se demande si la narratrice n'a pas abusé de l'empathie générée par une pernicieuse focalisation interne. Il reste en effet bien des zones d'ombres, comme des trous de mémoire correspondant aux périodes qui suivent immédiatement les trois crises : Que s'est-il passé aussitôt après le suicide de John, la disparition d'Usman, le massacre des singes ? Il semble que la narratrice a volontairement occulté ces moments de confusion mentale dont on ne ressent le vide qu'à la lecture de l'épilogue. Le lecteur se retourne alors vers les couloirs du labyrinthe, les récits en miroir, le changement de focalisation. Comment a-t-elle négocié avec sa conscience, détourné la probable pulsion d'autodestruction, monnayé la rationalisation du suicide de John qu'elle imagine – encore une vision – comme la froide décision d'un intellect désincarné (BB 397) ? Le récit fragmentaire diffuse, la verbalisation thérapeutique gomme les aspérités de l'ego comme les vagues effacent les traces sur le sable de Brazzaville Beach. Le lecteur se retrouve riche d'une foison de faits, de bribes de vie qu'il lui reste à examiner en détail, comme la dernière phrase du roman l'invite à le faire, dans l'espoir d'y séparer l'invention de la vérité, si tant est qu'elle soit unique.

Le cas Kay Fisher - Salvador Carriscant :

Lorsque Salvador Carriscant prend contact avec Kay Fisher et se présente à elle comme son père, à cette période cruciale de sa vie sentimentale et professionnelle, celle-ci déclare : "Los Angeles was full of crazy people but what unsettled me about Carriscant was that he did not seem particularly unbalanced"  (BA  20).

Carriscant s'apprête à distiller sa version d'un passé dont la mère de Kay refuse de parler. Prétextant la fatigue et l'âge pour refuser de se livrer, il ménage ainsi le suspense et intrigue son interlocutrice jusqu'à gagner totalement sa confiance et emporter l'adhésion du lecteur dès sa première intervention dans la diégèse.

Kay accepte même d'accompagner Carriscant jusqu'au Mexique dans son étrange quête mais s'interroge sur ses motivations : "I was not sure whether he was playing some complex, teasing game with me or whether he was simply guileless – an old man whose memory was occasionally stimulated – or whether he was one of the most sophisticated liars I had ever met" (BA 41).

Kay ressent toute la force de l'intrusion de Carriscant dans son univers lorsque celui-ci rencontre Paton Bobby, celui qui a bouleversé sa vie trente ans plus tôt. Carriscant semble

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savourer une victoire mais l'énigme restera entière. Jamais le lecteur ne connaîtra le contenu de leur conversation. Pourtant, il s'agit d'une indication essentielle pour le parcours à suivre, car bientôt le labyrinthe de l'existence de Carriscant va s'ouvrir. La visite à Bobby a apporté à Carriscant la preuve qu'une femme est encore vivante et l'attend au Portugal. Un mélange de curiosité et d'apathie, comme le signale Sean O'Brien (13) – on retrouve ici Hope Clearwater – la pousse à le suivre en Europe dans sa quête d'un passé qui devient aussi celui de Kay. S'effaçant derrière le héros, elle devient alors le narrateur, porte-parole et garant des aventures que lui raconte son père.

L'histoire de Carriscant n'aurait pu être que le destin tragique d'un médecin-chirurgien hispano-écossais nourrissant une passion dévorante pour Delphine Sieverance, une de ses patientes, à Manille au début du siècle. Au moment où le couple doit s'enfuir, le mari de la maîtresse meurt assassiné et Carriscant est arrêté, jugé et condamné, à tort selon lui, puisque la mort de Sieverance serait due à un coup malheureux porté par Delphine lorsqu'il a tenté de la retenir. Boyd aurait pu se contenter d'explorer le bovarysme de Delphine, la femme que Carriscant cherche à retrouver avec l'aide de sa fille, et dévider le fil de l'intrigue. Sur la toile de fond d'une guerre coloniale, la présence de l'armée américaine et les accrochages avec les partisans locaux, los Indios, il dépeint la lutte ouverte entre le modernisme, incarné par Carriscant et la barbarie du Dr Cruz, directeur de l'hôpital, tenant d'une chirurgie dépassée qui préfère se laver les mains après l'opération plutôt qu'avant et tire fierté d'une dextérité qui a plus fait pour la rentabilité de l'hôpital que pour le salut des malades. Les longues descriptions d'opérations chirurgicales, la délicatesse de ses interventions, des gestes à accomplir, la palpitation des organes, l'aspect des humeurs (14), s'accompagnent de remarques déontologiques et philosophiques qui semblent tout à son honneur . Pourtant la hantise de la mort, compréhensible pour un chirurgien, va bientôt se cristalliser et devenir une obsession. Mais nous devons tout d'abord examiner quelques comportements curieux distillés dans le récit : sa vie sexuelle qui se résume à des pratiques d’adolescent – la masturbation – et le blocage de ses facultés devant les low flying doves, les prostituées locales, cette pulsion violente qui le pousse à agresser verbalement Delphine lorsqu'il la rencontre – il a failli être tué par une de ses flèches – et cette étrange faiblesse qui le prend parfois lorsqu'il pense à elle (15) en cours d'opération.

Quelque temps plus tard, alors qu'il hante les alentours du stand de tir à l'arc, il est surpris par un vieillard qui le tire d'un état où l'onirisme le dispute à l'onanisme, comme si l'obsession romantique pour la belle Américaine au teint laiteux avait trouvé sa dimension

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13. Voir O'Brien, Sean, A prospect of happiness, Times Literary Supplement, n° 4719, 10/09/1993.
14. William Boyd tient son savoir de son père médecin et ne laisse aucun détail au hasard.
15. Voir première occurrence p. 114 : son ami et collègue Pantaleon Quiroga s'inquiète de le voir dans cet état.

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sexuelle dans la perversion, ce qui ne l'empêchera pas de défaillir lorsque Jepson Sieverance, le mari, l'appelle au chevet de sa femme qui souffre d'une appendicite et qu'il peut enfin la toucher. Si romantique semble être sa passion qu'il se glisse parfois furtivement dans son jardin pour l'écouter jouer du piano. La violence de ses sentiments s'exprime même pendant l'office et à l'instant de la prière, rêvant de Delphine, il se laisse envahir par le désir et la frustration : "Carriscant moved his lips and felt a sound blurt from his chest, half moan of longing, half frustrated grunt of pain" (BA 132).

Rêverie, masturbation, hyperexpressivité des idées et des émotions inconscientes, sont les symptômes de l'hystérie, selon Melman (16), mais celle-ci ne débouche pas normalement sur la violence. Cependant, Salvador Carriscant va se trouver mêlé à une curieuse affaire de meurtres, celui d'une autochtone, puis de deux soldats américains. Les trois victimes sont mutilées, la poitrine porte une entaille en forme de L et le cœur a été arraché comme pour un sacrifice rituel. La netteté de l'incision indique cependant que l'instrument utilisé pourrait bien être un scalpel ou autre instrument très acéré, mais les membres ont été tranchés assez maladroitement, ce qui exclut l'hypothèse d'un travail de chirurgien et exonère d'emblée Cruz autant que Carriscant. Bobby, l'homme que Carriscant rencontre au Mexique au début du roman, est chargé de l'enquête et ses soupçons vont très vite se porter sur Pantaleon Quiroga, anesthésiste descendant de colons espagnols et ami de Carriscant lorsqu'un scalpel provenant de la salle d'opération de Carriscant est retrouvé sur les lieux d'un des crimes. Répugnant à admettre le meurtre rituel, ou la culpabilité de Cruz, qui pratique sur des animaux des expériences de greffe d'organes, il reste très énigmatique. Plus tard, Bobby soulignera que la famille de Pantaleon habite dans la zone tenue par la guérilla où les meurtres ont été perpétrés. Carriscant, dont la narratrice rapporte et adopte le point de vue, laisse échapper que sa mère habite ce même secteur, mais il mène sa propre enquête et ne peut donc a priori être soupçonné par le lecteur. Pourtant des indices s'accumulent, le jeu de piste avance : Bobby trouve un prétexte pour faire venir Carriscant sur les lieux de chaque crime ; il semble attendre une réaction, paraît persuadé de tenir le coupable et le lecteur y voit le harcèlement d'un innocent. Parallèlement, Carriscant se laisse aller à des accès de violence, des pulsions assassines sur la personne du Dr Wieland, le médecin de l'état-major américain qu'il manque d'étrangler pour avoir été traité de "nigger bastard." Il se déclare alors "both excited and shocked at the violence which had risen in him" (BA 142).

Cependant, pour Carriscant, les preuves de la culpabilité de Cruz semblent s'accumuler mais, comme pour Hope Clearwater, aucune ne pourra être retenue, les frigos contenant de soi-disant restes humains disparaissent, et la satisfaction qu'éprouve Cruz à montrer à Carriscant le succès – éphémère­ – de l'opération qu'il a pratiquée, la suture du cœur (p. 210) ne devrait pas se retourner contre lui : le rapprochement avec l'excision du cœur des victimes est trop évident et Carriscant est maintenant obnubilé par la blessure nette et profonde dans le thorax de l'opéré qu'il soupçonne Cruz d'avoir pratiquée. L'excès d'indices devrait alerter le lecteur ; pourtant, Bobby lui-même se laisse prendre au jeu et finit par ordonner une fouille de la chambre froide de Cruz tandis que celui-ci l'avertit du caractère violent de Carriscant. En écho à cette allusion, Salvador laisse divaguer son imagination – nouvel indice de transe hystérique – et se surprend à souhaiter la mort de Sieverance et de sa propre femme, Annaliese. C'est alors qu'il commence à organiser sa fuite avec Delphine. Mais Sieverance revient avant le moment prévu et pour prévenir sa maîtresse – en termes sibyllins – des dispositions qu'il a prises, il n'hésite pas à incendier – spectacle fascinant – le pavillon de sa propriété. La mise en scène destinée à faire disparaître Delphine était parfaitement organisée mais à la dernière minute, Bobby arrête Carriscant pour le meurtre de Sieverance. Le suspense est total et Kay reprend ses distances, interrompt le récit et interpelle le lecteur.

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16. Melman Charles, Nouvelles études sur l'hystérie, Paris : Clims, Denöel, 1984.

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On s'attend alors aux explications méritées d'un épilogue. Pourtant c'est sur une indécision de Kay, qui de nouveau s'exprime à la première personne, que la dernière porte s'ouvre : Qui est Salvador Carriscant ? Doit-elle l'appeler son père ? Elle profère soudain un avertissement destiné au lecteur plus encore qu'à elle-même : "Keep your distance, don't become too involved, watch out for the way he draws you in" (BA  288).

Un nouvel espace interlocutif s'entrouvre avec l'impératif. Kay s'est investie totalement dans le personnage, a transcrit ses pensées les plus intimes comme l'eut fait l'auteur d'une fiction prétendant à la focalisation zéro. Soudain, elle reprend sa place d'auditrice, avoue que la magie du verbe a joué sur elle comme sur le lecteur, qui avait sans doute oublié que le narrateur n'est pas fondateur du récit. La projection de la narratrice dans le temps originel de l'histoire, 1936, marque la sortie du labyrinthe, la rationalisation espérée mais si inattendue : Le tribunal a acquitté Carriscant du meurtre de Sieverance pour lequel on n'a pu trouver de mobile malgré l'absence d'alibi, alors qu'il est le premier suspect. Paradoxalement, il est déclaré coupable de complicité dans le meurtre des deux soldats américains et soupçonné de vendetta pour raisons politiques, alors que seul semblait compter pour lui la médecine, ce qui lui vaut une ovation populaire dans les quartiers indiens. Carriscant reste persuadé que Delphine a tué son mari mais ne peut faire valoir la vérité. C'est cette version des faits qu'il prétend vérifier auprès d'elle et s'assurer ainsi que son sacrifice n'a pas été vain. Il attendra le dernier moment pour donner à Kay la preuve qu'elle est bien la fille qu'il a eue sans le savoir de sa femme, Annaliese, le soir où celle-ci a tenté une réconciliation et que pour ne pas éveiller ses soupçons, il a accepté de lui faire l'amour. Pourtant Kay doute encore de l'histoire de Carriscant : "… in the end it was his story and he was free to emphasise and ignore what he wished, to select and choose, shape and redirect." (BA 306)

Aux doutes qu'elle exprime sur la véracité de son histoire, il répond par un défi, qui s'adresse aussi au lecteur et Kay se prend à passer en revue les zones d'ombres, les omissions, les incohérences, appelant ainsi le lecteur à faire de même. Finalement, elle se souvient d'un détail, subterfuge qui permet la relance du récit : il connaissait Sieverance à l'avance. Carriscant s'abandonne à de nouvelles et ultimes confidences qui vont complètement remettre en question quelques deux cents pages de narration. Il a surpris un officier américain occupé à exécuter des otages en représailles alors qu'il allait rendre visite à sa mère et pensait avoir reconnu Sieverance, officier pourtant peu suspect de barbarie qu'il avait vu pleurer au chevet de Delphine. Il en avait parlé à Pantaleon, dont l'oncle, général insurgé, avait été tué par le même corps d'armée, mais curieusement, encore, ne semblait avoir rien ressenti à apprendre que les employés de sa mère étaient parmi les otages et se déclarait toujours persuadé de la culpabilité de Cruz.

 Kay Fisher reste dubitative et après avoir dressé la liste des coupables présumés, elle ajoute à la liste le nom de Salvador Carriscant. Celui-ci a compris qu'elle ne l'a jamais

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vraiment cru et le lui dira à l'instant où tous deux retrouvent Delphine, usée par la maladie. Kay ne saura jamais ce que les deux anciens amants se sont dit, mais elle a compris que Delphine a lancé à Carriscant un appel au secours avant la mort. La seule version de leur histoire est celle contée par Salvador et c'est encore lui qui lui apprend que Delphine a tué son mari pour se défendre, au moment de fuir. Une seule certitude s'impose finalement à elle, l'amour réciproque qui lie Salvador et Delphine mais elle doutera jusqu'au bout : "I had my theories, my dark thoughts, my suspicions, my version of events as they had unfolded all those years ago in Manila." (BA 323)

Le lecteur qui partage ses doutes avec Kay depuis le début de l'épilogue, peut alors prendre sa part dans le récit et imaginer sa propre version. La porte qui se referme sur la destinée des amants maudits – clin d'oeil au genre romanesque – s'ouvre sur la dernière partie du jeu : retrouver les indices qui peuvent faire soupçonner Carriscant. Une hypothèse s'impose alors : Carriscant, le chirurgien que Cruz accusait de vouloir opérer même sans raison, angoissé par l'idée de la mort, obnubilé par les soi-disant expériences de Cruz, pourrait bien être le monstre arracheur de coeurs, une personnalité double, un mythomane à tendance schizophrénique, manipulateur et fabulateur (17). A l'inverse des paranoïaques et des schizophrènes qui ne peuvent cacher leur psychose malgré leur aptitude à l'argumentation, les mythomanes réorganisent dans un discours d'apparence cohérente la bizarrerie de leur comportement et recherchent un auditoire disposé à leur servir de garant. L'amnésie apparaît alors comme moyen de défense de l'inconscient. Carriscant a pris soin de ne pas parler à Kay – volontairement ou non – du massacre des otages auquel il a assisté passivement et sans émotion particulière, semble-t-il. Des zones d'ombres subsistent dans son emploi du temps au moment du crime des soldats américains et de Sieverance ; nous pouvons donc supposer qu'il a choisi d'occulter ces périodes critiques jusqu'au moment où une issue s'est présentée : la vague ressemblance de l'officier félon avec son rival et peut-être sa dernière victime, Sieverance. Le surmoi ayant trouvé la parade pour lever la culpabilité du moi, la protection amnésique peut enfin être levée.

La sortie du labyrinthe :

La diversification des marqueurs de personne est un élément essentiel à la compréhension de la stratégie boydienne. Le "je" dédoublé de The New Confessions, l'alternance de "je" et "elle" que choisit Hope pour se raconter dans Brazzaville Beach, enfin le masque de la troisième personne derrière lequel se cache Carriscant dans The Blue Afternoon sont autant

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17. Rappelons que Freud lie les phénomènes hystériques à la mythomanie.

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d'indices du piégeage de l'espace interlocutif. La première personne suppose en effet une deuxième, le lecteur et "co-énonciateur", comme le signale Nathalie Vincent (18), qui peut choisir soit la distance soit la connivence par association avec le narrateur dans une même trame perceptive. La valeur référentielle stable que représente le "je" narrateur-personnage suppose aussi une règle du jeu. Les métamorphoses que subissent les représentations instaurées par le discours modifient cette règle par déportation de l'identité du narrateur et donc du rapport énonciateur/co-énonciateur. L'incursion dans le passé du narrateur suppose à la fois une reconstruction du souvenir, une re-présentation d'un univers extra-linguistique et un dédoublement de la personne locutive, celle qui parle et qui est l'objet du discours. Ce statut ambigu porte les germes de la duplicité mais le lecteur peut aisément se laisser duper car les indices permettant de mettre en doute la vérédiction de l'histoire font l'objet d'un saupoudrage habile et prennent la forme soit d'une confession – ce qui paraît renforcer la relation de confiance entre narrateur et lecteur – soit d'un apport paratextuel comme le prologue de The Blue Afternoon qui indique, avant même que les personnages aient été présentés, la relation de confiance aveugle d'une fille pour son père et l'inquiétante force de caractère mais aussi les tendances quasi sadomasochistes du père, un chirurgien qui offre son bras au scalpel de sa fille uniquement pour qu'elle partage avec lui la sensation du chirurgien.

Ni le paranoïaque John James Todd ni la schizophrène Hope Clearwater ne nécessitent l'intervention d'un narrateur extradiégétique pour révéler leur nature au lecteur car ils présentent des comportements suffisamment révélateurs pour que le lecteur averti les repère et s'étonne. L'épilogue ne fait que révéler le point d'équilibre qu'ils ont atteint après la crise, l'issue de secours qu'ils ont choisie et où le lecteur, définitivement informé sur leur état psychologique peut sortir de la torpeur mimétique pour réévaluer leur discours à l'endroit où le récit s'échoue, mis en abyme par le basculement du réalisme vers l'imaginaire et la pensée onirique.

Le passage de "je" à "il" dans The Blue Afternoon est un subterfuge nécessaire à la prise de distance par le lecteur. L'apparente focalisation externe du récit à la troisième personne qui dévoie le rapport énonciateur/récepteur a permis que s'installe la mimesis par effacement discursif du véritable narrateur, levant ainsi l'hypothèque sur la véracité des faits. Le changement de focalisation dans l'épilogue vient rappeler au lecteur qu'il s'est peut-être laissé prendre au jeu. C'est ainsi que l'effet provoqué par l'absence prétendue de la narratrice péridiégétique (19), Kay, est annulé dans l'épilogue où elle reprend son dialogue avec le lecteur et va jusqu'à l'interpeller à la première personne du pluriel : "And Delphine is

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18. Vincent, Nathalie, "Les voix de Jean Rhys," Caliban, N° XXX, 1993, p.63-81.
19. Pour Gérard Genette, il n'y a pas de récit sans narrateur, son absence n'est qu'illusion, ruse ou "effet". Voir Figures III, Paris : Seuil, p. 243-246 notamment.

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going to die. Aren't we all ?" (BA 323) comme le fait Todd – ou l'auteur – dans The New Confessions, à la deuxième personne : "I've participated in the human drama, all right. You – yes, you – can testify on my behalf [...]" (NC 528). La stratégie explicative de l'auteur dans les trois oeuvres considérées ne pèse cependant pas d'un poids tel que le lecteur soit pris à revers. Celui-ci peut en effet se contenter de partager avec le narrateur la seule certitude qu'il a acquise : que tout est relatif, incertain, incomplet et que nul ne peut prétendre avoir une vision kaléidoscopique de la vie. La version proposée par l'énonciateur pour aussi viciée qu'elle soit, peut apparaître comme une hypothèse, mais l'auteur propose de découvrir d'autres possibles, d'autres représentations du réel, il ouvre une porte sur un hypotexte à reconstruire à la lumière des symptômes que montrent ses personnages. L'échouage du récit sur cette grève mythique libère le lecteur de son inféodation au narrateur et l'invite à déconstruire son psychisme.

L'épilogue est un retour à la case départ après examen de la vie du héros par lui-même. Le lieu de narration, de l'entrée à la sortie du labyrinthe, est le même, mais il acquiert une dimension temporelle et devient signifiant par imprégnation de la vie relatée. L'espace devient discours, système dont la turbulence est la loi, comme une renaissance à l'incertitude, l'acceptation du sort, une révision du mythe de Sisyphe. La métaphore de cette immense ignorance, c'est le trou que creuse Charles Clearwater, la recherche de l'illumination ou la révélation d'un au-delà intérieur. Le temps de l'incertitude sonne l'heure de l'interactivité. Boyd nous invite à considérer que ses narrateurs ont peut-être été lobotomisés comme ce personnage épileptique de "Bizarre Situations," dans On the Yankee Station : l'univers phénoménologique du narrateur – "je" – se réduit à une suite de demi-vérités, la réalité est uniquement ce qu'il a envie de croire, ce qui lui permet de tuer sans en conserver le souvenir. Il sait qu'il ment, ou le croit, mais sa représentation du réel est sa seule vérité, comme notre interprétation des romans de Boyd reste notre vérité et le cadeau de l'auteur à son lecteur.

 

  (réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 10. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1996)