(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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La maïeutique de l'ailleurs dans l'oeuvre de E.M. Forster

Catherine Lanone (Université Paris 3)

L'analyse textuelle propose souvent comme figures rhétoriques des métaphores spatiales, distances, limites, ou frontières. E.M Forster donne un sens très particulier et littéral, à cette osmose alchimique grâce à laquelle, selon le mot de G. Genette, (1) le langage s'espace pour devenir texte. Loin d'être un pur référent, le lieu se situe à l'origine du récit dans une topique, comme matrice du surgissement de l'identité. Chaque roman peut donc se lire comme un acheminement vers la parole, enracinant le récit dans une topique et y soumettant les personnages à un parcours herméneutique et heuristique. Substrat à la fois immobile et mobile, la localisation se révèle un champ d'altérité, le lieu d'une rupture et d'une mise en présence, à travers le choc d'un déplacement qui s'affirme soudain comme destin, dans la nécessité impérieuse de la frontière à transgresser, du passage spirituel. Le glissement signifiant infini entre le corps et l'espace, dans le mystère de ce qu'André Topia appelle "les corps conducteurs," et la dissolution fluide des limites, dissipent l'appréhension et le trajet superficiels, l'espace d'un instant où le sujet se reconnaît lui-même comme arrêté, fixé. Le texte forstérien glisse ainsi d'un parcours touristique au fantasme fondamental d'une parole incarnée par le lieu. L'espace de notre lecture s'articule autour de cette voie nouvelle située au coeur de la narration, comme lieu tiers d'une révélation, d'une articulation signifiante, d'une voix constituée du texte même. La première nouvelle rédigée par Forster, The Story of a Panic, dessine l'archétype de la cristallisation de l'écriture par le lieu. A l'issue de la quête, dans le dernier roman, les grottes de Marabar offrent l'exemple extrême de cette dynamique

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1. "Aujourd'hui la littérature - la pensée - ne se dit plus qu'en termes de distance, d'horizon, d'univers, de paysage, [...] de chemin et de demeure : figures naïves, mais caractéristiques, figures par excellence, où le langage s'espace afin que l'espace en lui, devenu langage, se parle et s'écrive." Genette, G. Figures I. Paris : Seuil, 1966. 108.

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spatiale, où le site fonctionne comme une matrice maïeutique, si l'on peut dire, en gardant de l'idéal socratique le sens de la résurgence magique d'une vérité enfouie, d'une nouvelle naissance, d'un enfantement mnémonique au gré d'un espace palimpseste.

L'écriture de Forster naît en 1902, avec un frisson de fantaisie, dans un petit vallon de Ravello. La rondeur du lieu représente sous une forme tangible le lichtung heideggerien, clairière de l'être, réceptacle de l'étance, car le site ressemble à une main gigantesque, recelant dans sa paume la nouvelle, comme un don de la nature (2), de la terre sensuelle, fruit du genius loci :

I think it was in the May of 1902 that I took a walk near Ravello. I sat down in a valley, a few miles above the town, and suddenly the first chapter of the story rushed into my mind as if it had waited for me there. I received it as an entity and wrote it out as soon as I returned to the hotel. (3)

Le vallon sert de matrice où se cristallise l'écriture, mais cette immanence romantique intervient à un deuxième niveau, au sein de la nouvelle même, puisque le protagoniste, un adolescent, connaît une étrange révélation initiatique dans ce même vallon, modelé par la puissance chthonienne qui s'y manifeste, en un réseau métaphorique qui deviendra récurrent chez Forster :

The valley ended in a vast hollow, shaped like a cup, into which radiated ravines from the precipitous hills around [...] so that the general appearance was that of a many-fingered green hand, palm upwards, which was clutching convulsively to keep us in its grasp. (4)

La terre étrangère, organique, devient la scène d'une rencontre onirique située hors-texte, dans le vertige d'une immanence inquiétante. Au cours d'un pique-nique, des touristes sont pris d'une peur panique, s'enfuient sans raison apparente; à leur retour, ils découvrent

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2. F. Dagonet rappelle qu'étymologiquement, le mot "nature" viendrait de "natus," soulignant le lien intime entre lieu et naissance. Voir Dagonet, F. Nature. Paris : Libr. Philosophique J. Vrin, 1990. 19.
3. Forster, E.M. Introd., Collected Short Stories. Harmondsworth : Penguin Books 1954 [1947]. Introd. 47.
4. Forster, E.M. Collected Short Stories. 10-11.

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qu'Eustace, le seul qui soit resté, semble mystérieusement transformé. Ainsi l'aventure du vallon reste le noyau intérieur secret du texte, un ellipse qui échappe au prisme déformant de la narration, instaurant une déconstruction impertinente et implicite des propos du narrateur, Tyler, qui emblématise une sorte d'hégémonie patriarcale. Le vallon devient un lieu miroir, une porte où va et vient, sinon la mort, du moins une présence panique diffuse, suggérant que dans le lieu magique le refoulement s'est brisé, laissant filtrer depuis la matrice fertile et effrayante de l'inconscient un fantasme matérialisé en dieu Pan, malicieux et invisible, qui laisse néanmoins son empreinte sur la terre meuble. La promenade tranquille révèle soudain la voie de l'altérité, accentuant l'impression d'un retour à une énergie primitive, inscrite dans la faille du discours social, et qui engendre une métamorphose psychique. Le retrait imaginaire vers une présence originaire trace donc un double fantasme où le lieu délie la parole, à la fois pour l'écrivain qui conçoit d'un coup l'histoire, et pour le personnage qui à travers cette voie nouvelle accède à une voix neuve. L'adolescent maussade et silencieux se met en effet à chanter la nature, en une effusion romantique et lyrique, comme si le monde se donnait à lire à qui sait le déchiffrer grâce à une myriade d'indices et d'images. L'ailleurs spatial devient le lieu tiers du langage, celui du personnage et de l'auteur, le champ de déploiement d'une articulation signifiante, d'une fissure et d'une libération sismiques. Au-delà d'une convention fantaisiste du début du siècle, la résurgence de ce que Forster appelle "pans and puns" dans Aspects of the Novel, the Story of a Panic, délimite une première topique maïeutique, révélant une écriture marquée par le vertige de l'aphasie, toujours à la limite d'une béance constitutive, et qui a besoin de s'enraciner dans la terre, dans un site, un paysage précis pour voir le jour. Aussi chaque roman de Forster s'articule-t-il autour de la découverte et de l'exploration d'un lieu nouveau, qu'il s'agisse de la Toscane radieuse, d'une maison anglaise, Howards End, recelant les trésors d'une matrice mnémonique, ou encore de deux cercles concentriques, au coeur desquels se pose le problème de la filiation et du refoulement, topique psychique tracée au coeur de The Longest Journey, ou enfin dans A Passage to India d'un omphalos terrifiant, à la voix désincarnée.

Ce dernier territoire fictif, lieu de l'ultime voyage, reste le plus fascinant, sans doute parce que s'y dessine à nouveau une expérience panique plus qu'extatique. Parmi les trois chapitres uniquement descriptifs, piliers entre lesquels se coule la narration, je vous propose de relire le chapitre 12, l'approche désincarnée des grottes, dans lequel s'esquisse la prégnance remarquable de l'altérité.

Dès le départ, le trait le plus marquant de la description, c'est le sentiment d'inadéquation du langage, dans une aire d'inquiétante étrangeté qui dénoue les jalons de l'esprit humain.

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A travers le tissu de négations, le modèle référentiel défie la logique spatio-temporelle. Ainsi le premier paragraphe rejette les deux modèles temporels proposés, mythiques et géologiques. Le fleuve sacré, le Gange, coule au pied de Vishnu et à travers la chevelure de Shiva, mais la religion hindoue n'offre pas ainsi une origine référentielle au modèle topographique, puisque les collines sont antérieures. De même, la géologie échoue, puisqu'elle ne peut établir qu'une cartographie en strates, analysant les couches sédimentaires, les montagnes, les fleuves et les océans; or la nature de la roche défie la lecture, parce qu'elle est étrangère aux ères géologiques, qu'elle a toujours existé, qu'elle a été fondue et modelée avant la terre elle-même. Ainsi nous est proposée une généalogie fabuleuse, en un espace-palimpseste où l'on découvre, sous les strates d'alluvions géologiques et spirituelles, une chair solaire, antérieure à notre univers, "older than anything in the world." (5) "The high places [...] have been land since land began" (Passage 125) : voici le point de la genèse de l'univers, corps à la fois étranger et embryonnaire, et c'est dans cette logique de l'ambivalence, de l'interprétation conflictuelle, qu'il faut nous situer tout au long de notre lecture. L'échelle réifie la perception humaine, et démontre la pauvreté du langage: tous les signifiants temporels, si évocateurs soient-ils - "countless aeons" (Passage 125) - se brisent sur la répétition monotone de "older," psalmodiant une intemporalité transcendant largement l'immémorial, ou l'échelle oublie l'homme pour devenir astrale, sous l'oeil démesuré du soleil: "and the sun who has watched them for countless aeons may still discern in their outline forms that were his before our globe was torn from his bosom." Cette représentation fantasmatique implique une exotopie linguistique, une impuissance du signifiant à appréhender la réalité, l'effleurant à peine à travers des formules sibyllines. Les collines de Marabar délimitent un espace-temps unique ou chronotope, pour emprunter, dans une acception légèrement différente, le terme de Michaïl Bakhtine.

Car les collines défient également un mode de représentation pictural de l'espace: "They rise abruptly, insanely, without the proportion that is kept by the wildest hills anywhere, they bear no relation to anything dreamt or seen" (Passage 125). La narration structure une représentation qui échappe au point référentiel, optique, du regard humain. Par un phénomène étrange, ces collines semblent défier la perspective et la raison, "insanely," comme s'il était impossible de les percevoir en un tout cohérent, selon le pacte de l'oeil et de l'espace qui s'établit dans toute perception, à cause d'une fuite du signifiant au-delà du

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5. Forster, EM. A Passage to India. Harmondsworth: Penguin Books, 1979 [1924]. 125.

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problème de la profondeur ou de la symétrie, dans l'absence de points d'ancrage, dans un champ visuel à demi vide et cependant labyrinthique. Ainsi, la voix narrative semble prêter foi à la logique de la prolifération interne des grottes invisibles, 400, 4000, o 4 millions dissimulées à l'infini dans le roc, cavités, ou plutôt sphères parfaites, identiques, dans l'intuition mystique, fractale, d'une infinité poreuse d'homothéties internes défiant l'imagination humaine. Notons au passage le chiffre 4, chiffre sacré des mandalas, posé à la base de l'algorithme de prolifération labyrinthique :

But elsewhere, deeper in the granite, are there certain chambers that have no entrances? Chambers never unsealed since the arrival of the gods? Local report declares that these exceed in numbers those that can be visited, as the dead exceed the living - four hundred of them, four thousand or million. (Passage 126)

Et si le corps humain cesse d'organiser la perception, d'imposer un axe de symétrie, c'est peut-être qu'il cède la place au corps mythique de l'espace comme système référentiel, où les images glissent au-delà de la pure métaphore pour articuler la logique de l'altérité, dans la chair agressive du lieu. La personnification est suggérée par la répétition lancinante du pronom "they," "they are sinking," "they are like nothing else," "they rise abruptly," "they bear no relation," "they are older" (Passage 125). La paroi intérieure des grottes, douce et lisse, révèle le grain transparent de leur peau, et nous retrouvons le signifiant de la main crispée: "fists and fingers thrust above the advancing soil" (Passage 126), en une image agressive suggérant une lutte entre les collines et le ciel, pris à la gorge par les cactus. Un autre combat métamorphose les collines en guerriers à demi enlisés dans le sable: "their outposts stand knee-deep in the advancing soil" (Passage 126). L'homme se trouve pris dans les rets d'un espace sauvage et inhumain, dans une lutte de titans entre le sable et le roc. Ici s'esquisse le prélude d'une inversion actantielle, qui se poursuivra dans les grottes, qui deviendront bouche et voix, là où les personnages seront frappés de mutisme et d'autisme.

Sans plus insister, remarquons ici que le langage humain se trouve déjà mis en échec: "there is something unspeakable in these outposts" (Passage 125). L'univers d'unités intelligibles, d'abstractions et de catégories s'effondre, face à l'exotopie de la langue, déplacée devant l'altérité symbolique du lieu. A cette nouvelle voie sourde des Marabar, il faudrait semble-t-il une nouvelle voix. La note sourde des Marabar, l'expression "extraordinary," qui résonne à la première ligne du roman, semble ainsi sourdre dans l'air, coupée de tout destinateur et de tout destinataire, projection impénétrable de verbe extasié,

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dans le vertige ironique d'une parole aérienne et énigmatique :

It is as if the surrounding plain or the passing bird have taken upon themselves to exclaim: 'Extraordinary' and the word had taken root in the air, and been inhaled by mankind. (Passage 126)

L'hypothèse aérienne d'une parole déracinée, puis inhalée par l'homme, permet le retour d'un signifiant venu d'ailleurs, de source inconnue, comme si le narrateur suggérait, avec une ironie qui n'exclut pas la conviction, une parole mystique émanant du lieu même. De même le chapitre se clôt sur un signifiant énigmatique pour le lecteur, coupé de son contexte, et pourtant inséré dans une structure parfaitement logique :

The boulder because of its hollowness sways in the wind, and even moves when a crow perches upon it; hence its name and the name of its stupendous pedestal: the Kawa Dol. (Passage 127)

Le nom mystérieux sert de point d'orgue musical à un chapitre à la fois descriptif et énigmatique. Kawa Dol, cela veut dire balançoire à corbeaux: l'explication nous est donnée dnas The Hill of Devil, le récit où Forster décrit son voyage et son séjour en Inde, lorsqu'il occupait en 1921 les fonctions de secrétaire du maharadjah de l'état de Dewas Senior. Mais si le nom est mentionné dans la description de l'original des grottes de Marabar, ce qui nous intéresse ici c'est précisément le fait que le lecteur reste sur sa faim, sur ce "Kawa Dol" présenté comme un nom des plus logiques, "hence their name," et qui renvoie simplement le lecteur à l'opacité du signifiant, ou plutôt ici, je crois, à la poésie du signifiant autre, énigmatique. La signification surgit au-delà du sens, amenant le lecteur à questionner le texte, à dialoguer avec lui. C'est là le principe de tout roman, puisque l'on ne découvre jamais ce qui s'est véritablement passé dans les grottes. Il s'agit donc d'un espace dialogique, pour le lecteur, mais aussi pour les personnages: le parcours devient le lieu d'un initiation, d'un questionnement, et je dirais d'une maïeutique silencieuse, d'un échange tacite où le lieu remet en question croyances et préjugés, pour les dissoudre avec la violence d'une subversion, d'un catalyseur acide et corrosif. Parmi la toile arachnéenne d'indices, je ne citerai que l'empreinte curieuse qu'Adela voit dans la roche qu'elle gravit en suivant Aziz pour atteindre les grottes. Comme un point d'interrogation, la trace remet en question l'amour d'Adela pour Ronny. Or le traumatisme des grottes, le "viol," a indéniablement un caractère sexuel, comme si à l'intérieur des grottes la question s'était trouvée posée, répercutée, magnifiée, au-delà des limites humaines, dans le registre de l'insoutenable.

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L'impuissance de toute chaîne signifiante s'affirmera par la suite, lorsqu'Adela ne cesse de répéter un aphorisme, "in space things touch, in time things part," tandis que Mrs Moore s'enferme dans le silence. Ainsi, durant la visite de la grotte, une faille sismique semble s'être produite, une remise en question du réseau signifiant de la langue, anéantissant non seulement le langage courant, mais aussi la poésie la plus sublime et la plus pure, celle de Milton, ou les signifiants religieux, puisque le renoncement transcende ici celui de Bouddha lui-même.

La voix narrative, elle, se joue de la difficulté du "dire" en tabulant une polysémie discrète avec la virtuosité d'une variation musicale. Le point crucial du texte semble être l'affirmation récurrente du néant à travers la répétition lancinante du terme "nothing," parfois aussi sous une forme composée un peu plus indirecte, mais équivalente à ce sémème et inscrite dans le tissu de négations, comme le "not anything," comparatif plis "than all" par exemple, "older than all," etc. Cette variation est d'ailleurs déjà apparue dans le texte à plusieurs reprises, dans l'incipit tout d'abord :

Except for the Marabar Caves - and they are twenty miles off - the city of Chandrapore presents nothing extraordinary. (Passage 29)

Cette note sourde, produite par l'inversion, puis la distanciation, ressemble à s'y méprendre à un thème musical un peu inquiétant, une attaque sur la tonique, qui se coulerait à nouveau dans le flux narratif pour poindre de temps à autres, et s'amplifier peu à peu ; lors du thé chez Fielding, Godbole s'abstient de révéler pourquoi les grottes ont la réputation d'être si extraordinaires, et la discussion ressemble à un prélude où la négation fait entendre son thème musical, avant de prendre dans le chapitre qui nous intéresse l'amplitude d'une symphonie dédiée à l'absence.

Au premier abord la description semble prendre le terme "nothing" dans une acception mythique, soulignant l'unicité des grottes, leur caractère irréel, extraordinaire. "They are like nothing else in the world," "unspeakable," "uncanny." "insanely" : l'intuition finie du lecteur doit ici recevoir, contempler, une totalité infinie de l'espace, comme s'il venait à son insu de franchir une frontière, en une transgression, un passage vers un ailleurs, plus ancien, à la fois plus vaste et plus concentré, un implant solaire greffé à même la terre, ménageant un espacement à la surface de l'Inde et de la conscience :

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[...] and even Buddha, who must have passed this way down to the Bo Tree of Gaya, shunned a renunciation more complete than his own, and has left no legend of struggle or victory in the Marabar. (Passage 125-126)

La narration module le référent en mythe extraordinaire, à une échelle qui dépasse l'homme, et qui est pour lui de l'ordre de l'infini. Il est donc possible de poser, à partir de l'expression "like nothing else," que le sémème "nothing" est ici environ équivalent à l'infini, soit /nothing/=+ inf.

La deuxième partie modifie l'acception du sémème /nothing/ en banal, sans grand intérêt: "nothing, nothing attaches to them" (Passage 126). Morne et vide, l'agencement des grottes se répète, identique à lui-même, et la description, purement topographique, soulignée par l'aporie de la syntaxe ("the caves are readily described"), dresse une carte très simple, avec dimensions à l'appui : "A Tunnel eight feet long, five feet high, three feet wide, leads to a circular chamber about twenty feet in diameter" (Passage 126). Ces grottes sont vides, dénuées de toute marque distinctive, sans même une sculpture, une éraflure ou une anfractuosité, ni même un nid d'abeilles ou de chauve-souris pour les distinguer. Le visiteur lassé de ce lieu neutre ne retire pas grande impression de sa visite au sein d'une architecture naturelle mais vide : "Having seen one such cave, having seen three, four, fourteen, twenty-four, the visitor returns to Chandrapore uncertain whether he has had an interesting experience or a dull one or any experience at all." (Passage 126). Ici, le sémème "nothing" ne renvoie littéralement à rien, soit /nothing/=ø.

Laissons de côté le paragraphe suivant, qui décrit le reflet de la flamme d'allumette, esquissant une thématique du double qui va proliférer à l'infini avec l'écho, et suggérant, à travers la poésie de l'image évanescente, une présence secrète du lieu : "all the evanescent life of the granite, only here visible" (Passage 126).

La troisième partie, à partir de "only the wall of the circular chamber has been polished thus," module la notion mythique d'infini suggérée par l'ouverture du chapitre, en une totalité de néant scellée dans la rondeur parfaite de la sphère, dans un entour fermé, sans possibilité de détournement ni d'occultation, là où en chaque point commencement et fin coïncident, cernant une éclosion-déclosion, sur le mode de l'entrée en présence d'une absence. Dans la clôture lisse et sans faille miroite un abîme immobile, creusant une irréductible fissure dans la conscience du visiteur dépossédé, dans la perte redoublée de soi en l'espace autre, et de l'espace en lui-même. D'où l'affirmation "nothing is inside them,"

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"nothing would be added to the sum of good and evil," qu'il nous faut lire comme affirmation actantielle décryptant la présence du néant, un peu à la façon dont Alice, s'écriant "I see nobody on the road," s'entend répondre qu'elle a vraiment une vue extraordinaire, pour apercevoir "nobody." La sphère polie de la grotte laisse miroiter le néant, qui se reflète à l'infini dans les parois lisses, "a bubble-shaped cave that has neither ceiling or floor, and mirrors its own darkness in every direction indefinitely" (Passage 127). La prolifération poreuse laisse déjà présager un message de mort, puisque les cavités non décelées (ni descellées) sont bien plus nombreuses que les grottes ouvertes au public, "as the dead exceed the living." La modulation sémique creuse au coeur du texte un nombre incalculable de poches de néant scellées dans la roche, soit une infinie négativité, que l'on peut représenter semble-t-il par /nothing/=-infini.

La chute du texte, en décrivant l'implosion d'une roche, modifie à nouveau le sens, modulant sur la deuxième acception de /nothing/ et les sèmes de vide et de banalité. Si le Kawa Dol venait à tomber, il révélerait qu'il était creux et tout à fait vide :

If the boulder falls and smashes, the cave will smash too - empty as an Easter egg. (Passage 127)

Ici, la chute du rocher semble d'abord une pirouette ironique. Mais l'image de l'oeuf témoigne d'une prégnance secrète. L'oeuf de Pâques célèbre bien une résurrection, même si on l'oublie souvent. L'expression souligne avec ironie vide et fragilité ; mais les grottes sont placées sou le signe du jaïnisme. Or dans la cosmogonie jaïna, l'univers s'est auto-engendré à travers l'oeuf sacré, le linga, qu'on célèbre plus que la vulve de la grande déesse, ou le phallus cosmique. Le passage ambivalent du néant à la totalité dans l'ambiguïté de la conception première et primordiale, se fait par l'oeuf, embryon fragile où se trouve déjà en germe la totalité, germe lié au vide, issu du vide et le contenant tout à la fois, ainsi que tout l'univers.

Or le passage à travers la concentration dense et vide à la fois des grottes, dans la complexité d'un lieu saturé de néant, a effectivement pour Forster une fécondité créatrice, qui se situe au-delà des concepts du bien et du mal, mais à la source du récit même. Dans un entretien recueilli par Malcolm Cowley dans Writers at Work, il explique que le passage dans la grotte est conçu comme le point focal du récit, à travers la fécondité d'un champ d'altérité : "They were to engender events like an egg." La grotte est l'oeuf du récit, et la notion ambiguë de cavité féconde peut être représentée par le symbole mathématique 0, suggérant une origine, soit la formule /nothing/=0.

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Ces variations sémiques nous permettent de tracer un carré sémiotique, révélant les composantes d'un véritable mythe spatial qui s'articule ici de la façon suivante :

Les variantes sémiques entrelacent des voix dissonantes dans la narration, comme autant de fils de la trame, ou de notes de musique, préludant à la voix sourde des grottes. Notons que dans ce court chapitre consacré aux grottes, l'écho n'a pas été mentionné, pas plus que lors de la discussion avec Godbole. L'écho, la voix de cet ailleurs spatial, reste ici encore du domaine du hors-texte, comme s'il était impossible de décrire cette réverbération sourde et dangereuse, même si le texte est plongé dans une profondeur vibratile grâce à la récurrence lancinante d'expressions clés, telles "they are older," "extraordinary caves," "nothing," comme autant d'échos qui se répètent et se modulent à l'infini. Le vocable des grottes pointe vers l'indicible, cernant l'énigme sans la résoudre.

Dans la grotte abyssale, crypte obscure de la narration, là où le lecteur ne parvient jamais à suivre Adela, une inversion ironique du mythe platonicien de la caverne se produit; la révélation n'est pas éblouissement solaire, envoi vers le ciel des Idées; elle naît au contraire d'un passage terrifiant au coeur des profondeurs chthoniennes. La voie tracée vers les grottes, hésitant entre les scènes du néant et de l'infini, mène à une expérience traumatique où le miroir d'ombre fouille les tréfonds de la conscience. La cartographie évanescente, "exquisite nebulae" (Passage 126), du reflet de la flamme sur la paroi de la grotte, préfigure la visite d'Adela et de Mrs Moore, au cours de laquelle la grotte reflète obscurément les profondeurs de la psyché. Le reflet témoigne d'une lecture en miroir qui tient à la fois du mythe de Narcisse et de Prométhée, et qui structure moins l'identité que l'écart fondamental :

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There is little to see, and no eye to see it, until the visitor arrives for his five minutes, and strikes a match. Immediately another flame rises in the depths of the rock and moves towards the surface like an imprisoned spirit [...]. The two flames approach and strive to unite, but cannot, because one of them breathes air, the other stone. (Passage 126)

L'espace sensible révèle l'altérité. Dans la profondeur figurale, au lieu d'un signe lisible, le fantasme d'une figure-image hallucinatoire se dégage, placée dans un non-lieu, celui du reflet inscrit dans la pierre, et qui affleure doucement à la surface, en un parcours bref mais fascinant où le contact provoque l'extinction :

The radiance increases, the flames touch one another, kiss, expire. The cave is dark again, like all the caves. (Passage 126)

La fascination de la flamme est inscrite dans un parcours amoureux, où le reflet témoigne de l'écart, et la rencontre de la mort. Le miroir, malgré sa poésie, catalyse une dangereuse et évanescente altérité.

La traversée de la grotte s'inscrit dans ce jeu d'écarts et d'oscillations. La première visite nous est décrite, à travers Mrs Moore, comme une régression claustrophobique au coeur d'une matrice oppressante. Le passage provoque une crise de défiguration, minant les croyances, transformant la lumière en ombre, et désagrégeant la combinatoire des signifiants. La religion, l'amour, le viol, la vie, la mort, toutes les notions apparaissent identiques et interchangeables, comme happées par le néant, en un glissement vers l'ambivalence, voire l'uniforme, où les distinctions manichéennes n'ont plus court. Le parcours touristique s'est transformé en périple ontologique, à l'issue duquel règne le désespoir. L'échec de la perception, la paralysie et la panique intérieures témoignent d'une régression hallucinatoire du langage articulé, effacé par la surimpression infinie de l'écho lancinant.

Cette impuissance humaine découle d'une inversion actantielle, comme si le lieu devenait une bouche immense, qui happe, digère puis vomit les touristes, privant l'homme de la parole, pour proférer un message monocorde et sourd. L'écho ne répète pas un son déformé, il se propage et prolifère, en une chaîne désincarnée d'itérations réductrices, de "Boum," "ouboum," ou "bou-oum." La violence de l'écho cristallise l'aliénation et la disparition de la parole humaine. Une fois libéré, l'écho s'amplifie, puissance nuisible, comme si l'épicentre cessait de se trouver dans la grotte pour hanter l'esprit de Mrs Moore ou d'Adela, et continuer

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à s'y propager intérieurement, alimentant la paralysie ontologique, mais aussi les explosions de haine suscitées par le procès. Si l'Inde offrait une nouvelle voie aux touristes, un territoire à découvrir, la voix d'un des coeurs de l'Inde anéantit leur perception et leur vision du monde dan le paroxysme d'une répétition auditive abjecte, abolissant le sens. Si la description de la grotte laissait pressentir un champ d'altérité, la voix sourde de la grotte cristallise et réitère à l'infini un son autre, point auditif mutant, ébranlant la conscience.

Pour Adela aussi, le monde après la visite est perçu comme abject et illisible. Pour Mrs Moore, la grotte représentait l'espace de la suffocation; pour Adela, il devient celui de la perversion et du viol. La violence hallucinatoire de ses accusations montre que l'altérité révélée dans la grotte, à travers l'échec du langage et de la perception, relève de l'ordre de l'inconscient. L'Autre n'est plus ici le champ de déploiement du langage, mais le champ d'un anti-langage dont la prolifération saturée de vide fait éclater les barrières de refoulement. L'élément dissolutif qu'apporte l'écho arrête le glissement infini du signifiant pour fixer un fantasme fondamental du sujet, dans la déchéance et la dépréciation.

Dans la matrice archétypale des grottes, miroir d'ombre jungien, l'écho anamorphique délie le défilé étroit de la parole, la protection consciente, pour révéler le fantasme inscrit dans la défaillance du personnage, cette part d'altérité où s'inscrit cependant la vérité profonde du sujet. Aussi le passage sépulcral se module-t-il en faille sismique, en traumatisme quasiment irréversible. Ce qui s'articule, dans ce "corps-écrit" qu'est l'espace, selon le mot de Louis Marin, c'est un passage par synecdoque, à travers la géométrisation de la sphère, dans les profondeurs de la conscience. Au désir d'Adela de "voir l'Inde" se substitue le schème du viol, révélation soudaine d'une sexualité refoulée, manifestée sous la forme inversée transperçant la conscience. our Mrs Moore, la vieille dame harmonieuse célébrant la vie et la beauté, l'expérience anamorphique révèle l'omniprésence de la mort, dans la hantise et l'horreur de la disparition. Peut-être ce qu'il y a d'indicible à propos des grottes, ce "something unspeakable in their outline," correspond simplement à cette percée du non-dit, de l'indicible, et de l'inavouable, qui perfore la conscience à l'instant même où elle l'appréhende.

Cette maïeutique terrifiante, accouchant peut-être la conscience d'un objet a, sûrement d'un petit autre qui mine et sape la pensée consciente et subvertit le langage dans l'indistinction d'un écho neutre, perpétuellement évanouissant. et cependant omniprésent, inverse ironiquement le mythe de la caverne. Voici que la grotte se dote d'une parole transcendante et nulle à la fois, qui transforme le monde du dehors en un jeu d'ombres chinoises, immatérielles et sans substance, comme si le reflet d'ombre offrait une vision, une Idée de

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l'existence supérieure à tous les messages de la réalité extérieure. Cet emboîtement obscur révèle bien une vérité, même sous une forme apparemment inversée, désacralisée. En effet, le néant immobile de la grotte et la réverbération infinie de son écho correspondent à cette dissolution du temps en Inde par Mircea Eliade dans Le sacré et le profane :

La perspective change totalement lorsque le sens de la religiosité cosmique s'obscurcit [...]. Or, la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l'existence. Lorsqu'il n'est plus un véhicule pour réintégrer une situation primordiale, et pour retrouver la présence mystérieuse des lieux, lorsqu'il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant: il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l'infini. (6)

Pour appréhender le message de la grotte, il faudrait pouvoir l'insérer à nouveau dans son contexte sacré, dans une cosmologie, sinon hindoue, du moins engendrant une vision mystique et totalisante de l'espace. Il s'agit bien là d'un de ces "symbolic moments" chers à Forster, comme en connaissent Lucy sur la Piazza della Signoria, ou Rickie sur les Rings de Cadbury, l'expérience des limbes, à la limite toujours du traumatisme et de l'évanouissement, dans la prégnance et l'effroi d'un mystérieux message qu'il faut savoir interpréter, de crainte de s'engager dans le voie de la mort intérieure. Refusant leurs visions respectives, Mrs Moore et Adela se laissent glisser, puis absorber par l'écart figural du néant. Une renaissance latente leur est pourtant offerte : Mrs Moore la pressent, tout à la fin, avant de s'engager pour le dernier voyage, mais ce n'est qu'après sa mort que son nom se trouve réintégré par Godbole dans une totalité cosmique, incluant la vie et le néant. Dans cette perspective, l'écho des Marabar ne constitue qu'un des battements, un des rythmes fondamentaux de l'Inde, sans détenir le dernier mot. Il faudrait l'intégrer dans la polyphonie des "hundred voices of India." Adela, elle, revit au procès, en une seconde hallucination, la montée vers les grottes, et, renonçant au fantasme de viol, accepte le message des Marabar, pour revenir vers l'Angleterre après avoir traversé le miroir de sa propre conscience. Cette résolution, qui achève le parcours maïeutique, tisse dans le festival un finale syncrétique, grandiose, et comique à la fois. Mais cela dépasse notre propos, notre promenade de lecteur, vers la montée aux grottes et leur écho mystérieux. Il vaut mieux nous arrêter ici, là où résonne encore leur gong prophétique et sourd, dans le vertige d'une révélation incomplète.

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6. Eliade, M. Le sacré et le profane. 95. Italiques de l'auteur.

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Ainsi s'achève donc notre parcours vers ces grottes où s'inverse ironiquement la perspective platonicienne, mais où s'opère pourtant une sorte de maïeutique, dénouant la fausseté superficielle du langage, afin d'opérer une mise en contact avec les profondeurs masquées, refoulées de l'être. Ni extase ni épiphanie, l'éblouissement venu de l'ombre révèle une altérité terrifiante, une vérité caverneuse. Au-delà de la critique acerbe de la domination des Anglo-Indiens, et des aspects politiques indéniables de la mise en scène du procès, A Passage to India porte au paroxysme l'induction conductrice liant intimement chez Forster écriture, lieux, légende, et vérité intérieure des personnages. La rédaction lente nécessitera deux voyages en Inde, un séjour approfondi et intime, pour aboutir à cette échappée paradoxale vers la transcendance du néant. De la première nouvelle au dernier roman, à travers "the echoing contradiction of the world," l'exploration quête le vertige du lieu et retrace une continuité prophétique, selon l'expression de Aspects of the novel :

Expansion. That is the idea the novelist must cling to. Not completion. Not rounding off but opening out. When the symphony is over we feel that the notes and tunes composing it have been liberated, they have found in the rythm of the whole their individual freedom. Cannot the novel be like that ? (7)

Laissons résonner la voix sourde des grottes de Marabar, traçant à l'infini la voie prophétique du passage à travers le miroir d'ombre.

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7. Forster, E.M. Aspects of the Novel. New York : Harcourt, Brace & World, 1927. 169.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 0. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)